Le debrief de notre dernière mission se termine. Cette fois, Cameron et moi avons dû aller documenter un chantier archéologique du côté de Maillard. Heureusement que je ne suis là que pour les photos, car à part des vieux cailloux sans forme, je n’ai rien remarqué de particulier. Mon collègue, lui, a été plus enthousiaste, même s’il m’a ensuite confié que ce n’était rien d’exceptionnel. Des amphores sans grande envergure, selon lui. Il n’a pas osé le dire tout haut, par égard pour les chercheurs, mais aussi car son avis ne fait pas l'unanimité. Beaucoup d’archéologues comme ceux que nous avons rencontrés se contentent de miettes d’histoire déjà découvertes, analysées encore et encore sans que rien de nouveau ne soit mis au jour. Il considère que ce n’est pas ce genre de chantier ou de professionnels qui l’aideront dans ses recherches. Ou plutôt devrais-je dire dans nos recherches désormais. Celles de tout Wandering Paths.
Bien que je n’ai pas sa compréhension universitaire des choses, ni son ambition en règle générale, je comprends. Nous sommes face à des choses qui nous dépassent, que nous tentons de comprendre car nous n’avons plus le choix de faire autrement, alors se retrouver à travailler sur des découvertes de cailloux sans importance doit être frustrant pour lui qui s’y connaît un peu dans le domaine. Il ne faut cependant pas oublier l’argent : le cabinet d’éthologie ne vivra pas uniquement d’ambitions et de beaux projets. Et moi non plus, je ne veux pas. Oui, je suis curieux de nos découvertes et j’y trouve mon intérêt pour plein de raisons, mais il faut garder les pieds sur terre. Heureusement que Tarja est là pour ça. Elle a plus d’autorité naturelle que moi sur Célestin et Cameron - peut-être parce que je râle tout le temps - et est beaucoup plus intelligente ce qui lui permet de voir tout de suite quand les deux autres tentent une entourloupe. Ca va que ça n’arrive pas souvent ceci-dit : Célestin sait qu’on donne une partie de notre argent à un fond pour qu’il puisse un jour avoir une bonne prothèse et il est trop reconnaissant pour se laisser emporter.

- Illia, t’as le temps pour faire un point sur Rubis ?, Tarja m’interpelle alors que je m’apprête à prendre mon sac et quitter le travail. J’ai trouvé quelque chose d’intéressant.
- J’arrive !

Ca fait plusieurs mois depuis l’expédition à Alola. Tout autant de temps que les écailles de mon dracaufeu sont devenues sombres et n’ont pas bougées depuis. Toutes les raisons habituelles pouvant expliquer un changement de couleur chez un pokémon, comme la chromatisation, ne correspondent pas. Selon le centre pokémon, Rubis est en parfaite santé. Son seul souci est sa faible capacité à produire des flammes, à cause d’un organe qui n’a pas réussi à se développer correctement à l’évolution, mais c’était déjà le cas avant. Il n’y a rien d’inhabituel chez mon starter et rien qui explique l’assombrissement de ses écailles.
Il est très beau comme ça et est d’accord avec moi sur ce point. Le souci, c’est que l’absence d’explications nous fait pencher pour une raison “légendaire”, comme nous avons pris l’habitude de nommer ces choses sur lesquelles nous cherchons à en savoir plus. Peut-être qu’une de ces créatures inconnues a fait quelque chose à Rubis et, dans ce cas, impossible de savoir quelles pourraient être les conséquences sur lui, sur nous, sur tout ce qui l’entoure à long terme. C’est une de ces bêtes qui l’a empêché de se développer à l’évolution et qui a laissé à tout jamais des cicatrices sur ses ailes. Jamais je ne laisserai une autre lui faire du mal. Jamais !

Le bureau de Tarja est en bordel, comme d’habitude. Je ne sais plus combien de fois j’ai essayé de le ranger et qu’elle m’en a empêché, soi-disant que c’est un “désordre organisé”. L’habitude est désormais tellement là qu’elle ne prend même plus la peine de faire semblant d’en dégager un bout pour que je n’ai pas un amas de feuilles et autres dossiers sous le nez quand je m’assois. Elle prend un document et me le tend. Bien sûr, je n’y comprends rien. Le contenu principal est une liste de noms plus bizarres les uns que les autres, dont certains me disent vaguement quelque chose, et un résultat négatif à chaque ligne. Je relève les yeux vers elle sans même essayer de faire semblant de lire : elle sait que je suis bête.

- Pour faire simple, ce que dit ce document, c’est que l’élément qui s’est mêlé aux écailles de Rubis n’existe pas.

Je fronce les sourcils, perplexe.

- C’est possible, ça ?
- Oui est non, après avoir haussé les épaules, elle poursuit d’une voix monocorde : Avec tout ce dont sont capables les pokémons, ce n’est pas impossible. Ca reste cependant une situation exceptionnelle, c’est pas arrivé depuis plusieurs dizaines d’années. L’hypothèse la plus probable serait qu’une espèce de pokémon ait évolué… Pas dans le sens où elle change de forme, mais qu’elle ait changé dans le temps. Comme les pokémons d’Hisui qui sont devenus les nôtres, tu vois ?, je hoche la tête. Ce pokémon aurait développé une nouvelle capacité et c’est ce qui aurait touché Rubis.
- Ca peut pas être ça… C’est jamais définitif ce que font les capacités des pokémons.
- Qu’est-ce qu’on en sait ?
- Les milliards de milliers de combats qu’ont eu lieu et ont encore lieu ?
- Les effets sont soignés par les centres pokémons ou des moyens naturels que les pokémons finissent par connaître d’instinct. Si quelque chose de nouveau survient, personne ne saura comment l’enlever avant longtemps.

Notre conversation se poursuit quelques minutes jusqu’à ce que je sente la colère monter. Celle de l’injustice. J’ai l’impression que Tarja me dit que Rubis est malade, dans ses écailles, et qu’il n’y a rien qu’on puisse faire à part attendre de voir si quelque chose se passe. S’il finit par montrer des faiblesses, des signes de mal-être. Et, qu’une fois que ce sera là, on ne pourra peut-être rien faire. Comme si soudain moi et mon starter nous retrouvions dans une mauvaise série médicale. Je remets les “légendaires” sur le tapis, pour dévier ses hypothèses, mais elle me montre rapidement que tous les arguments restent valides, même dans ce cas de figure. Alors, je laisse la colère s’exprimer.

- Ouais, bon, t’as rien à dire en fait ! Ca valait bien le coup de me retenir !
- Ca reste une découverte.
- Une découverte d’absolument rien ! Qui sert à rien !, à part que je finisse avec un ulcère. Je me lève du bureau et tourne les talons. Merci pour rien !
- ... A demain.

L’indifférence naturelle de son timbre m’énerve encore plus. Contre moi-même, cette fois. Tarja essaye d’en savoir plus sur ce qui arrive à mon dracaufeu sans rien demander en retour. D’accord elle-même est curieuse, mais rien ne l’oblige à m’aider comme elle le fait. Il faudra que je m’excuse demain, quand je reviendrai. Le temps de me calmer, comme le gamin que je suis. Le pire, c’est qu’elle a l’habitude et ne m’en tiendra pas rigueur, car elle sait que tout ça vient de mon inquiétude pour Rubis. Elle devrait m’en vouloir, fort, et que ça ne lui passe pas au-dessus de la tête. Je suis encore trop comme ça, trop souvent, je ne veux pas que ce soit normal pour les gens… D’un geste brusque, j’ouvre la porte du hangar et rejoint l’extérieur.

En me dirigeant vers le parking, je vois Cameron qui est encore en train d’attendre son bus sur le bord de la route. Pourtant, à cette heure-ci, il est déjà censé être passé. Quelque chose me dit qu’une fois encore mon collègue l’a raté, ce bus qui ne passe qu’une fois par heure. Je m’applique à l’ignorer, je suis pas d’humeur, même si du coin de l’oeil je capte son regard de caninos abandonné sur le bord de la route. Je le dépasse de quelques pas quand je l’entends geindre :

- S’te plait…
- Tu fais chier.
- Merci !

Quelques enjambées plus tard, le voilà à ma hauteur. C’est presque tous les soirs, maintenant, que je ramène Cameron chez lui à moto parce qu’il est trop pris par son travail pour faire attention à l’heure. C’est un bosseur, lui, plus que nous autres au cabinet. Au départ, il ne rentrait chez lui qu’avec le dernier bus - qu’il a déjà raté aussi, ce qui l’a forcé à rentrer à pied - jusqu’à ce qu’on l’engueule assez pour qu’il respecte ses horaires. Après coup on a compris une des raisons, sa désormais ex-fiancée, mais cette tendance au retard se poursuit. Par chance il n’habite pas si loin de chez moi.

- On fait un détour par la plaine ? Avec Rubis, on s’entraîne au rase-motte.
- Pourquoi pas, Keldeo voudra peut-être faire la course !

Ce que nous appelons “la plaine”, c’est un bout de campagne à proximité de Port Yoneuve. Il y a des champs qui ne sont ni parqués, ni exploités. On ne sait pas à qui ils appartiennent, mais ils n’ont pas l’air de s’en préoccuper. Il n’est pas rare qu’on y croise des dresseurs qui ne sont pas satisfaits par les zones d’entraînement proposées en ville ou qui ont des pokémons inadaptés à ces zones. Le développement de certaines capacités aussi ne peut pas se faire en ville. Par exemple, je ne pouvais pas m’y entraîner à voler sur le dos de Rubis, il n’y avait jamais assez de place pour avoir le luxe de s’écraser sans risquer de se prendre un mur au passage.
Ce soir nous avons de la chance car, quand nous arrivons en vue de la plaine, on ne voit pas d’autre dresseur. A priori, nous aurons le terrain pour nous tout seul, c’est ce que je préfère. Etant donné que la manière dont je monte sur le dos de Rubis n’est pas classique, à chaque fois j’ai droit à plein de questions et des regards de jugement sur la taille de mon dracaufeu, comme si lui moi l’avions choisi. Si j’étais plus fort en combat pokémon, je n’hésiterais pas une seule seconde à tous les provoquer en duel pour leur faire mordre la poussière à l’aide de Rubis. Malheureusement je n’en suis pas encore là, niveau confiance en moi dans les affrontements. Peut-être un jour, mais ce ne sera pas demain la veille.

Après que j’ai garé ma moto assez loin du bord de route pour qu’elle ne risque rien, Cameron et moi avançons dans le champ. Une fois que nous avons avancé d’une bonne dizaine de mètres, nous laissons sortir nos pokémons de leurs pokéball. Lui laisse apparaître ses trois compagnons : Keldeo, un draco et une chlorobulle. Moi, je me contente de Rubis pour le moment. Mon dracaufeu est heureux de pouvoir déployer ses ailes et l’exprime d’un grognement enthousiaste adressé au ciel. Le voir aussi à l’aise dans son corps me fait toujours sourire. Rubis baisse les yeux vers les pokémons de Cameron à qui il adresse un signe de tête en guise de salutation, ils ont l’habitude les uns des autres maintenant. Ce n’est pas la première fois que mon collègue et moi nous entraînons tous les deux.
De mon côté, je sors de mon sac-à-dos l’ensemble de sangle que je dois installer sur lui afin de pouvoir voler sur son dos. C’est un dispositif particulier, développé par un éleveur de dracaufeux, et réservé aux plus petits spécimens afin que des humains de ma taille puissent voler sur leur dos sans entraver leurs mouvement ou risquer de leur faire mal. C’est assez technique et me demande aussi pas mal de force, je pense que j’aurais eu plus de mal si je n’avais pas déjà fait du surf sur sharpedo. Rubis a dû se muscler aussi, pour que ça marche. Sa puissance de feu, c’est toujours pas ça, mais ses coups au corps à corps sont devenus bétons ! Je suis fier de lui et éprouve toujours une grande satisfaction quand je vois un adversaire vaciller sous ses coups.
Une fois que tout ça est installé, c’est parti !

Nous sommes rejoints dans les airs par le draco de Cameron, pendant qu’au sol Keldéo s’amuse à faire monter son chlorobulle sur son dos. Rubis et ce draco s’entendent bien, je me demande si quelque chose changera quand ce dernier se changera en dracolosse. Il paraît que c’est assez technique pour un dresseur d’obtenir cette évolution, mais j’ai pas de doute concernant le fait que Cam’ puisse y arriver. Il recherche la technicité et la précision avec ses pokémons, et il y arrive avec une telle facilité que c’est presque rageant. En tout cas, c’est aussi une forme de puissance qu’il inculque à son draco. Peut-être que l’évolution sera pour bientôt.
Rubis et moi quittons cependant le dragon lorsque nous partons en rase-motte. Il a plus de mal à voler correctement dans ces conditions quand je suis sur son dos. Apparemment, c’est parce qu’il y a plus d’obstacles qu’en hauteur et qu’il a peur que je me blesse. C’est gentil, mais je suis déjà tombé plusieurs fois sans qu’il m’arrive rien de grave, donc je pensais que ça pourrait le rassurer. Apparemment non, Rubis marche pas à l’expérience, ou alors il est inquiet à ce point pour moi. Il a peut-être pas tort ceci-dit, d’accord les autres fois je n’ai presque rien eu, mais qui dit que la prochaine fois je vais pas me blesser gravement ? A part moi, personne je crois.

Quand Rubis et moi nous posons, Cameron est en train de discuter avec Keldeo. Leur communication me paraît toujours mystérieuse, malgré l’habitude. Bien que j’ai une affinité avec le type psy et que je sois proche de mes pokémons de ce type, ce n’est pas pour autant que j’arrive à avoir une conversation avec eux. J’ai bien compris que Keldeo est un pokémon particulier, qu’il fait partie de ce que nous pouvons appeler les “légendaires” et que, par conséquent, ses capacités vont au-delà de ce que l’on imagine, mais… Bah… Il ressemble à un petit ponyta fougueux quoi. Difficile de l’imaginer sur le même plan que les créatures dangereuses que nous avons déjà croisées ou sur lesquelles nous nous renseignons. Heureusement qu’il est gentil, ceci-dit. Célestin s’est demandé, il y a quelque temps, si le caractère de ce pokémon pouvait être influencé par celui de son dresseur, comme ça se voit chez beaucoup de créatures. Pour Tarja, c’est plutôt Keldeo qui aurait choisi Cameron.

- Keldeo trouve que Rubis va plus vite qu’avant, me rapporte mon collègue.
- Cool ! Bientôt il pourra peut-être le battre à la course !
- On peut ré-essayer pour voir ce que ça donne aujourd’hui déjà. On pourra les suivre avec ta moto.

L’idée me paraît bonne pour conclure cette sortie à la plaine, alors je hoche la tête avec enthousiasme. Les deux pokémons vont se placer sur la route en attendant que je récupère ma bécane et qu’on monte dessus avec Cameron. Ce qui est bien c’est que, comme Keldeo est petit et que Rubis vole, on ne prendra pas toute la voie et on gênera personne. Si tant est qu’on croise quelqu’un le temps de la course, ce qui m’étonnerait, mais j’ai pas envie de me faire gueuler dessus aujourd’hui. Même si cette séance d’entraînement m’a détendu, je suis toujours un peu sur les nerfs, là, dans le fond, à cause de l’inquiétude persistante pour mon starter.
Cam’ donne le top départ et nous voilà partis tous ensemble sur la route. Evidemment, la moto va facilement plus vite que les pokémons, mais je remarque qu’il faut que j’accélère un peu pour suivre le rythme. Rubis bat des ailes au même rythme que les fois précédentes, mais il a ajusté sa posture pour être plus aérodynamique. Keldeo, lui, donne tout ce qu’il a. Ses sabots claquent sur le bitume et à un rythme effréné. Il devance toujours le dracaufeu, mais la distance entre eux se réduit par rapport aux courses précédentes. C’est dommage, je rêve que Rubis gagne… Un jour ! A force de le talonner, il finira bien par passer devant ! C’est aussi pour ça, qu’on continue de s’entraîner.

Nous arrivons bientôt au bout de la distance définie pour la course quand le sol se met à trembler.
J’ai le réflexe de freiner sec, ce qui manque de nous mettre, Cameron et moi, tous les deux par terre. Nos pokémons sont surpris également - est-ce que Rubis a ressenti la tremblement alors qu’il est dans les airs ? - et ralentissent. Les secousses s’intensifient, je ne sais pas comment réagir. J’ai envie de remettre l’accélérateur et me barrer d’ici le plus vite possible.

- C’est bizarre !, crie Cameron dans mon dos. Ca ne tremble qu’ici ! Enfin sur nous quoi !

Face à mes interrogations, il pointe l’absence de nuées de pokémons oiseaux s’envolant des arbres et le fait qu’aucun petit pokémon sauvage ne soit en train de s’enfuir à toutes jambes. Il est sur le point de continuer ses explications quand je le coupe :

- Que ça tremble ailleurs ou non, on reste pas là !

Je remets les gaz quand un trou béant et s’ouvre s’ouvre en-dessous de nous.

Il me faut quelques instants pour comprendre ce qui est en train de se passer. Un abysse vient de s’ouvrir sous les roues de ma moto, qui tournent désormais dans le vide. Il n’a ni début, ni fond, c’est un disque béant, d’un noir sans lumière. Obsidienne, je crois qu’on dit. Mais on s’en fiche, ce n’est ni la question ni le moment. Je sens la gravité nous attirer dans ce trou. Les bords sont trop loin. Je lève les yeux vers Rubis qui s’éloigne, de plus en plus. On tombe trop vite, il ne pourra pas nous rattraper. Il ne pourrait même pas, ses bras sont trop petits. De toute façon, de grandes tentacules sombre s’élancent vers le ciel pour l’attraper et l’attirer vers le fond avec nous.
Sa pokéball. Je dois prendre sa pokéball et le remettre dedans. Pour le protéger de cette chose. Je ne sais pas ce que c’est, mais je me le suis promis. Pourtant je suis incapable de bouger, comme si l’attraction de l’abysse bloquait tous mes membres jusqu’au plus profond de mes os. Je n’entends pas la voix de Cameron, ni le cri de Keldeo, je m’imagine qu’eux-aussi sont figée.
Alors nous ne pouvons que tomber, tomber et tomber encore, en regardant Rubis être englouti par les tentacules sombres.

La chute me paraît durer une éternité, sans que rien ne bouge autour de nous, ni que rien n’apparaisse plus bas. Mes yeux sont tout ce que j’arrive à bouger, tout ça pour ne rien voir. Je commence à penser que je suis en train de rêver et que ça se transforme en cauchemar. Peut-être que je suis tombé de Rubis, me suis cogné la tête et suis tombé dans les pommes. Peut-être que toute la journée que je viens de vivre n’est en fait qu’un rêve qui ne montre son vrai visage que maintenant. Dans tous les cas, j’ai hâte que ça s’arrête. Surtout si je me suis blessé : si je me réveille ça veut dire que tout va bien… En espérant que ce ne soit pas dans une chambre d’hôpital.
Mais le réveil ne vient pas et la chute dure toujours.

La première sensation qui me revient est une odeur. Je ne saurais la décrire, mais elle est chaude et vient du bas. Elle m’emplit les narines comme une vague de chaleur soudaine qui rendrait la respiration difficile. Je peux encore inspirer et expirer à plein poumons, un soulagement. Puis vient de la lumière, aux reflets orangés, menaçant. Soudain, je n’ai plus envie d’atterrir. Pour quoi faire, de toute façon ? Ma moto va exploser d’être tombée de cette hauteur et nos corps vont se disloquer. Ceci-dit, cela signerait la fin du rêve, qui est déjà assez désagréable comme ça.

Un sursaut, comme si je venais simplement de passer un ralentisseur, et nous voilà arrivés. Au beau milieu d’un incendie. Encore une fois, il me faut du temps pour réaliser. Je vois des huttes en flammes tout autour de nous. Elles étaient en bois, je crois, au vu de la manière dont elles tombent en cendre. Le feu s’élève vers le ciel, embrasant aussi arbres et herbes sèches. C’est le voix de Cameron qui me tire de ma stupeur :

- Illia ! Ta moto fonctionne ?, je fait ronfler le moteur. Parfait, maintenant roule loin d’ici !

Je me contente de faire ce qu’il me dit et me met à rouler en ligne droite vers une direction inconnue, celle qui me paraît la plus sécurisée. Là où les flammes sont moins hautes, et où je trouverai peut-être une issue pour m’éloigner de cet enfer de flammes.

Malgré la situation d’urgence et de danger, je fais de mon mieux pour maintenir la trajectoire de ma bécane et esquiver les obstacles sur notre route. Les sabots de Keldeo claquent derrière nous, je les entends clairement, comme si le moteur ne rugissait pas par-dessus ces derniers, comme si le crépitement des flammes n’existait pas. J’essaye de capter les battements d’ailes de Rubis sans qu’aucun son similaire ne me parvienne. Je veux lever la tête sans pouvoir pour le moment. Les flammes se sont propagées loin, nous ne voyons pas le bout de cet espace infernal. Le terrain ne nous aide pas non plus, je dois souvent prendre des virages de dernière minute car je n’ai pas vu un rebord naturel trop haut. C’est comme si nous étions arrivés, d’un seul coup, dans un campagne vierge, sauvage et en flammes.
Cameron tousse dans mon dos, j’accélère. Bientôt l’air devient plus respirable, moins chaud et nous finissons par nous éloigner des terres en flammes. Un chemin de terre monte le long d’une colline et je décide de l’emprunter pour prendre de la hauteur afin de mieux voir où nous sommes. S’il n’y a qu’un seul feu ou s’il y en a plusieurs, pour voir où nous diriger. Si nous pouvons nous diriger quelque part. Enfin, je me risque à regarder le ciel sans y voir mon dracaufeu. Ni l’abysse par lequel nous sommes arrivés. Je veux que ce cauchemar prenne fin, avant qu’il dure assez longtemps pour que je puisse me dire que Rubis a disparu, pris par les tentacules ténébreuses. Je ne sais où. Je ne sais pourquoi.
C’est moi qui ai du mal à respirer lorsque nous arrivons en haut de la colline et que j’éteins le moteur, à cause de douleurs au coeur et au ventre, provoquées par l’angoisse. Je m’efforce cependant de me tenir droit tandis que nous descendons du véhicule et nous tenons debout, là, entre deux arbres, pour observer le monde qui s’étend devant nous.

Mon oeil est d’abord attiré par la zone enflammée, qui semble s'étendre sur plusieurs kilomètres. Son centre est sombre, carbonisé, il n’en reste que des cendres et de la terre brûlée. Le reste des flammes s’étend en un vague cercle difforme. Ce qui est rassurant, c’est que vers l’extérieur elles sont plus petites, ce qui donne l’espoir qu’elles s’éteignent. Autour, des plaines et des collines à perte de vue. Quelques montagnes, aussi. J’ai l’impression d’être du point de vue d’un drône qui ferait des prises de vue pour un documentaire. Même en exploration, je ne me souviens pas avoir vue une étendue de nature si vaste sans qu’il y ait trace d’activité humaine à première vue.
Je remarque également qu’il y a eu des feux à d’autres endroits, car il y a plusieurs étendues grises et sombres. A un endroit, c’est toute une colline qui semble être partie en fumée. Peut-être que des pokémons de type feu particulièrement agressifs vivent dans le coin, ce qui expliquerait ces incendies. Je l’espère, en tout cas, car ça permet de donner un peu de sens à ce que nous voyons.

Pour le moment, ni Cameron, ni moi n’avons osé prononcer le moindre mot. Je voudrais poser plein de questions, mais l’angoisse pour Rubis me tord les cordes vocales. Nous ne faisons que croiser nos regards, celui de Keldeo aussi, qui nous a rejoint, à tout hasard, mais nous n’avons tous que de l’incompréhension à offrir aux autres. C’est mon collègue qui finit par briser le silence :

- Je vais voir l’autre côté, c’est vrai que d’ici on ne voit pas ce qu’il se passer ailleurs car, même si nous sommes au sommet, nous sommes entourés par de la pinède. ... Tu viens ?

Je hoche la tête et lui emboîte le pas. Moi non plus je n’ai pas envie de rester tout seul. Keldeo, lui, reste auprès de ma moto comme il sait que j’ai l’habitude de toujours y laisser un de mes pokémons pour la surveiller. Je le remercie mentalement, car je n’aurais pas pu y penser tout seul.

De l’autre côté de la colline, le paysage est plus vallonné, même s’il ressemble à celui que nous avons déjà vu. Au loin il est cependant possible de voir que le terrain est entouré de hautes falaises. Vues du dessus, elles doivent dessiner comme un arc-de-cercle qui entoure sous ce que nous voyons. Cameron plisse les yeux avant de me dire :

- Il y avait les mêmes falaises de l’autre côté.
- Ah bon ? J’ai rien vu.
- Oui, enfin j’en suis presque sûr. C’était très loin alors on les voyait à peine, mais je suis sûr que l’horizon s’arrêtait soudainement, comme ici.

Sans même nous concerter, nous décidons de faire le tour du haut de la colline, heureusement étroite, pour vérifier s’il y a les mêmes falaises tout autour de nous. Je ne sais pas comment je me sens lorsque nous constatons que c’est le cas. Ceci dit, même avant je ne le savais pas. Nous finissons par tous les deux nous asseoir à proximité de l’endroit où j’ai garé ma bécane, toujours sans avoir décroché le moindre mot. Je reprend ma contemplation du ciel, dans l’espoir d’y apercevoir Rubis ou la trace de l’abysse qui nous a fait tomber jusqu’ici. Rien. Il n’y a qu’un grand ciel bleu parsemé de nuages.
Je finis par briser le silence pour poser la question qui doit nous tourmenter tous les deux :

- On est où ?, et que s’est-il passé ? Celle-ci, je n’arrive pas encore à la formaliser à voix haute. Si je l’exprime, peut-être que la possibilité que tout ceci ne soit qu’un rêve s’évanouira. Ca… Ca me dit rien du côté de Port Yoneuve en tout cas.
- Je suis sûr que ce n’est pas Unys.
- Nos téléphones doivent pouvoir nous géolocaliser !

Cameron secoue la tête, il a déjà essayé alors que je regardais ailleurs. Son téléphone est peut-être cassé, alors j’essaye à mon tour. Aucun service, pas de réseau, rien du tout. Où, dans le monde, pourrait-il encore y avoir une zone blanche ? Ce qui est sûr, c’est que s’il y en a une, elle n’est sûrement pas de la taille de ce paysage pris entre les falaises. Je propose à Cameron de reprendre la moto pour aller ailleurs, jusqu’à trouver du réseau, ce qu’il approuve.
Au moment de remettre Keldeo dans sa pokéball cependant, il y a un problème. Le dispositif ne fonctionne pas. Cam’ a beau appuyer frénétiquement sur le bouton central qui active le mécanisme, rien ne se passe. Nous utilisons mon couteau pour forcer la sphère, à l’endroit où se trouve le mécanisme d’ouverture d’urgence développé exprès, et une fois qu’elle est ouverte nous découvrons que le mécanisme intérieur ne répond plus. Il tente avec une pokéball vide, même résultat. De mon côté, je prends la première qui me vient et essaye d’en faire sortir un de mes pokémons : rien. Elle ne fonctionne plus non plus. Je suis pris d’une sueur froide : il faut absolument trouver un moyen de les réparer et vite, sinon mes pokémons vont mourir de faim là-dedans.
Sans plus attendre, nous remontons sur la moto et je démarre. Dans ces conditions, devoir me retenir de rouler à fond pour que Keldeo puisse nous suivre est une torture. J’ai déjà perdu Rubis, disparu je ne sais où - mais je le retrouverai - et maintenant mes autres pokémons risquent d’être coincés à tout jamais dans leurs pokéballs. Qu’est-ce qui nous est arrivé, sérieux ?

Une fois en bas de la colline, je suis un nouveau chemin de terre pour la contourner et aller du côté où il n’y a pas d’incendie. Celui qu’on a vu depuis le dessus était en train de mourir, mais je préfère qu’on reste loin de cette zone. Je suis obligé de ralentir encore quand le chemin disparaît et qu’il ne reste plus que des herbes sauvages et des cailloux pour nous guider entre les arbres. C’est comme si, d’un seul coup, nous arrivions dans un zone où il n’y avait jamais eu d’activité humaine ou du moins pas assez pour que des chemins se soient dessinés avec le temps. Ca me plaît pas, il faut qu’on retrouve une route rapidement. Je demande à Cameron d’être attentif, puisque moi je suis occupé à rouler. En plus, ma bécane est faite pour les routes de ville, pas faire du cross, je risque de l’abîmer à l’utiliser comme ça. Déjà que c’est un miracle qu’elle ait survécu à la chute…
C’est un hennissement de Keldeo qui finit par nous arriver et Cameron traduit que ça veut dire qu’il a trouvé quelque chose.

Je freine sur l’herbe dans laquelle je laisse une traînée. En regardant dans la direction que nous indique Keldeo, je vois qu’il y a du mouvement un peu plus loin. Cameron se propose pour aller voir, comme ça je reste prêt à redémarrer s’il le faut. Après lui avoir demandé d’être prudent, je le laisse aller. Quand il s’approche de l’endroit suspect, je vois une forme de petite taille se mettre à courir - du moins j’imagine - et disparaître plus loin dans les bois. Plutôt que de retourner vers moi, cet abruti de Cam’ se met à lui courir après et lui aussi disparaît, suivi de près par Keldeo qui a le réflexe de suivre son dresseur. Et moi je reste là, tout seul comme un con, au milieu des bois. Même si je le voulais, je ne pourrais pas les suivre. Le terrain est impraticable à moto et il est hors de question que je la laisse là sans avoir un pokémon qui peut la surveiller.

- Cameron ?, pas de réponse.

Après un long soupir, tout en restant sur ma bécane, je teste à nouveau le mécanisme de plusieurs de mes pokéballs, sans succès. Jusqu’à ce que je pose la main sur celle qui contient ma mushana. Au moment où mes doigts entre en contact avec le métal, je sens qu’il se passe quelque chose. En levant le bras pour mieux voir, j’ai l’impression que l’espace autour d’elle est trouble, comme si un champ psychique s’était créé autour. Est-ce que c’est le pouvoir d’Amy’ qui s’exprime au-delà de la sphère métallique qui la contient ? Si c’est le cas, c’est bien la première fois que je le sens ou le remarque. J’ai beau savoir désormais qu’elle est très puissante pour un membre de son espèce, je reste tout de même étonné. Puis, doucement, j’appuie sur le mécanisme pour ouvrir la pokéball.
La sphère tremble, comme si elle rencontrait une résistance, puis s’ouvre entre mes doigts pour libérer ma mushana. Le filet de lumière est plus long que d’habitude, comme s’il avait du mal à se former, mais le processus fonctionne et bientôt la voilà apparue devant moi. Elle flotte comme à son habitude, quoiqu’un peu plus agitée, ses yeux grands ouverts. C’est assez rare hors combat pour être noté. Même si ce n’est qu’un seul de mes pokémons, un fort sentiment de soulagement s’empare de moi. Je souris à pleine dents tandis que le je pose les mains de chaque côté de son visage et que je l’approche de moi pour poser ma tête contre la sienne. Car je n’en ai plus peur, maintenant.

- Je suis content de te voir !, elle me répond par un doux sifflement.
- Illia !

Cameron revient, ouvre de grands yeux surpris quand il voit ma mushana, mais se ressaisit vite. Il y a quelqu’un avec lui, un enfant qu’il tient par la main. Ce dernier a l’autre bras recouvert de bandages rudimentaires bariolés, ce qui laisse penser qu’ils ont été faits avec des vêtements. Il a l’air terrifié et n’arrive pas à décrocher le regard de ma moto.

- C’est un gosse ? Qu’est-ce qu’il fait là ?
- Je ne sais pas, il parle une langue que je ne comprends pas. Mais il a l’air seul au milieu de ces bois, il courait sans destination et a fini par se prendre les pieds dans une racine. Je pense qu’il a besoin d’aide.
- Pfff…, je me gratte l’arrière du crâne. C’est pas que je veuille abandonner un enfant à son sort, mais… On a déjà tellement de problèmes actuellement que je ne peux pas m’empêcher de me dire que c’est une sacrée malchance que de tomber sur ce gosse. Et qu’est-ce qu’on fait ?
- Si on arrive à savoir d’où il vient, il pourra sûrement nous guider vers d’autres humains.

Je vois l’intérêt du plan, mais il y a quelque chose qui ne me plaît pas dans le regard de Cameron. Derrière son inquiétude et son trouble face à notre situation, je crois commencer à voir la même lueur que celle qui nous a déjà foutu dans la merde en exploration. Celle qui indique qu’il est en train de plonger tête la première dans ses ambitions de découverte.