Je suis dans un lieu sombre, plus sombre que la forêt. Tellement sombre que je ne vois pas à un mètre autour de moi. Tout ce que je sais, c’est que le sol sous mes pieds est dur. Je me baisse pour le toucher, remarque qu’il est plat avec des irrégularités, comme des petits bouts de carrelage. Je crois que ça s’appelle une mosaïque, j’en ai déjà vu en sortie scolaire au musée de Maillard, dans la partie archéologique. Ca ne m’avance pas sur l’endroit où je suis, ceci-dit. Alors, plutôt que de rester statique, je décide de me mettre à marcher en laissant frotter mes pieds contre le sol. Comme ça, si j’arrive à un bord, je le verrai avant de me casser la gueule. Je mets aussi mes mains devant moi, car j’ai l’impression d’y voir de moins en moins, mais c’est peut-être aussi parce que, de base, je n’y vois quasiment rien. Dans tous les cas, il est sûr et certain que je ne suis plus dans la forêt, avec les villageois et mes pokémons. Je me demande si, d’une manière ou d’une autre, j’ai pu me téléporter à nouveau, comme quand nous sommes tombés avec ma moto.
Est-ce que je suis tout seul ? J’essaye d’appeler Cameron sans obtenir de réponse, idem avec mes pokémons. Je n’entends d’ailleurs aucun bruit non plus, rien qui pourrait me donner des indications sur l’endroit où je me trouve. Il me faut encore de longues minutes - je crois, le temps me paraît bizarre - pour remarquer que mes pas n’en font pas non plus. Alors je tape du pied sur le sol en mosaïque, plusieurs fois, pour confirmer que je n’entends rien. Tout ce que j’entends, c’est ma propre voix quand je crie des noms pour essayer d’obtenir une réponse. Et elle est différente de d’habitude, je le réalise maintenant. Comme si elle était assourdie, qu’elle n’existait que dans ma tête. J’ai peur qu’aucun son ne sorte de ma bouche, que je sois le seul à m’entendre, sans avoir aucun moyen de vérifier.

Il se met soudain à faire plus chaud et mon pied bute contre quelque chose. C’est un peu mou, je crois. Je me baisse pour essayer de voir, pose mes mains dessus, et reconnaît avec horreur les écailles d’un dracaufeu. De mon dracaufeu, je le sens, d’instinct. Et ce qui est horrible, c’est l’absence de lumière qui veut dire que la flamme de sa queue s’est éteinte. J’appelle Rubis, encore et encore, sans obtenir de réponse. A tâtons, je cherche sa tête que je finis par trouver et le serre contre moi, en essayant de voir s’il respire, si son pouls bat. Aucun signe de vie de la part de mon starter. Et pourtant, il est encore chaud, sa flamme interne ne s’est pas encore éteinte. Ca doit vouloir dire qu’il est vivant. Ou qu’il vient de mourir. La flamme de sa queue est éteinte.
Elle est éteinte.

C’est Cameron qui doit me réveiller de mon cauchemar en me secouant. Il appelle plusieurs fois mon nom et je finis pas brusquement ouvrir les yeux. Je sens que des larmes ont coulé et séché sur mes joues. Le matin est déjà bien avancé, il fait parfaitement jour et, si j’en crois ce que je vois en me redressant, je suis le dernier à me réveiller. C’est inhabituel, même sous l’effet des pouvoirs de ma mentali. Encore plus improbable sous l’effet d’un tel cauchemar. Je prends ma tête dans mes mains quelques secondes, jusqu’à ce que ma dogrino vienne me gratifier d’une grande léchouille pour me dire bonjour. Ca a le mérite de me faire réagir alors je la gratifie de quelques caresses qu’elle trouve satisfaisantes. Cameron a l’air inquiet pour moi, par contre, sûrement à cause des pleurs. Dans un soupir, je lui avoue :

- J’ai rêvé que Rubis était mort.

Il ne répond rien, se contente de hocher la tête dans un geste de compréhension. Après ça, je prends le temps de bien me réveiller avant de me lever. Les villageois ont l’air d’être en train de se concerter, toujours dans leur langue incompréhensible. Une fois que je me suis bien étiré et bu une infusion d’herbes comestibles du coin - avec eau fournie par Keldeo, pas sûr de ce que j’en pense… - Cameron me dit qu’il aimerait partir dès maintenant pour observer la falaise. Je suis d’accord avec lui : le plus tôt sera le mieux. Avec le cauchemar de cette nuit, j’ai encore moins envie de m’éterniser dans l’incertitude. La question, ça va être de savoir comment expliquer notre départ aux villageois. Et encore pire, leur faire comprendre qu’on revient.

- On pourrait laisser quelques-uns de nos pokémons. Comme ça ils pourraient aussi les protéger.
- Pourquoi pas. Si on fait ça, je laisse Juliette avec eux, elle a un bon instinct et elle pourra se connecter avec Kunz’ ou Malach’ si jamais ils décident de bouger.

Un petit bout de discussion plus tard et c’est décidé. Nous comptons sur ma mushana pour communiquer nos intentions bienveillantes au vieil homme qui officie comme un chef de village, ce qui a l’air de plus ou moins bien marcher. Tout le monde a l’air confus en nous voyant nous éloigner, mais remarquent également que mon archéodong et le draco de Cameron restent avec eux. Ceux qui sont capables de suivre le rythme ma moto viendront avec nous, les autres roderont autour du campement improvisé et essayerons de chasser dans les environs. Ca nous laisse avec keldeo, mon voltali, mon guériaigle, ainsi que mon nucléos et mon togepi qui sont assez petit pour que je puisse les prendre dans mes vêtements. Cameron m’imite avec sa chlorobulle, même si je me demande bien à quoi ce petit pokémon plante pourrait bien servir, mais bon. J’imagine que si elle est faiblarde, il vaudrait mieux ne pas la laisser seule au campement non plus

Comme nous ne savons pas vers quel bout de falaise nous diriger, forcément, Cameron et moi décidons de foncer tout droit dans la direction qui nous paraît la plus proche. Pour le moment, nous roulons à travers la plaine sur ma moto, accompagnés de nos pokémons suiveurs. Parfois je ralentis, pour leur laisser le temps de nous rattraper. J’espère que nous n’aurons pas besoin de faire de pause pour eux, car je suis assez pressé de voir ce qu’il en est de cet immense mur naturel. Malgré moi, j’ai placé beaucoup d’espoirs dans les théories de mon collègue, ainsi que dans sa vision digne d’un film pour enfants des choses du monde. Si ces gens sont bels et bien prisonniers, il sera possible de se rendre compte que nous sommes une erreur dans le processus. C’est naïf, absurde même, car on a bien été entraînés ici de force par quelque chose, mais bon… Il faut ça, parfois. L’essentiel est que je parvienne à garder, au moins un petit peu, les pieds sur terre.
La plaine finit par laisser place à d’autres bois que nous pouvons heureusement contourner : il y a un grand chemin dégagé, comme si un affrontement avait eu lieu là qui aurait laissé l’espace en ruines. Des troncs gisent au sol, la terre est retournée… Par endroits, c’est même difficile de circuler avec ma bécane comme c’est une moto de ville et qu’elle n’est pas équipée pour le tout terrain. Nous devons descendre et la pousser pour reprendre plus tard. Heureusement, la falaise n’est plus très loin car nous avançons vite et nos pokémons sont là pour nous aider. Une bonne dizaine de minutes de route plus tard, nous arrivons au pied du gouffre.

Ce que je vais dire est très bête, mais de loin il ne paraissait pas aussi profond. Enfin grand, plutôt, car nous sommes en bas, au fond du trou. Un énorme trou de dizaines de kilomètres carrés, piégé par ces falaises. Maintenant que nous le voyons de plus près, nous pouvons constater que c’est comme si la terre s’était déchirée abruptement. Il n’y a pas de trace de terre qui serait tombée en masse avec, ou de cailloux, ou même d’érosion naturelle. La surface est, certes, dentelée, mais beaucoup trop lisse pour qu’il s’agisse d’un phénomène naturel. Cameron et moi restons les bras ballants devant ce phénomène, comme si nos deux cerveaux n’arrivaient pas à comprendre ce qu’ils avaient sous les yeux. Même nos pokémons semblent déconcertés, car personne ne bouge ou ne fait le moindre bruit.

C’est moi qui finit par briser le silence, en m’avançant vers la paroi lisse et dentelée. Mes pas font plus de bruit qu’ils ne devraient et c’est en le constatant que je me rend compte que la nature a arrêté de produire des sons. Je ne regarde pas pour autant autour de nous pour vérifier, d’abord je veux toucher la falaise. Sa surface ressemble à de la roche, mais je veux le confirmer en la touchant du bout des doigts et personne d’autre n’a l’air d’oser le faire. Ca m’étonne de Cameron, d’ailleurs, mais s’il avait ressenti un phénomène vraiment dangereux, j’imagine qu’il m’aurait prévenu. Ou alors il veut voir ce qu’il va se passer, comme quand on laisse consciemment un pote toucher le fil électrique d’une clôture. Sauf que nous sommes des adultes, et que mon collègue est censé être quelqu’un de responsable avec les autres… Enfin bref. Je parcours les derniers pas qui me séparent de la falaise et avance mes doigts pour en toucher la surface.
C’est froid, dur, mais ça ne ressemble pas à de la roche. En fait, ça ne ressemble à rien que je connais. Je n’aurais pas les mots pour la décrire, même en continuant de tâter. Les angles, là où ça se dentelle, ont l’air assez pointus pour être tranchants si l’on y passe la paume de la mauvaise manière. Comme une feuille de papier vicieuse. Ca me laisse perplexe. Le bon point, ceci dit, c’est qu’il ne m’arrive rien de mal pour le moment. Ce constat pousse Cameron à me rejoindre et m’imiter. Il laisse sa main courir le long de la surface en fronçant les sourcils.

- On dirait du séracrawl d’Hisui, qu’il développe, pitié. Ils en ont au musée de Maillard et, dans le cadre de ma thèse, j’ai pu y toucher. C’était une matière particulière, récupérée sur des fossiles de séracrawl antiques. C’est ce qu’il reste quand toute leur glace fond et qu’il ne leur reste que la roche.
- Et donc quoi ? Tu vas me dire que la falaise c’est un séracrawl fossile géant ?
- Je n’en sais rien, mais ce n’est pas une possibilité à exclure.

Nous continuons à observer bêtement la falaise pendant quelques minutes. Cameron n’a pas l’air de trouver matière à réfléchir, car il garde son expression neutre et ne montre pas ses signes de réflexion habituels. De mon côté, je considère nos pokémons qui sont toujours en train d’observer respectueusement la roche. Même mon nucléos reste calme et n’a pas essayé de mettre un coup de tête dedans, c’est dire…

- Bon, on ne va pas rester plantés là pendant des heures !, je finis par m’exclamer, brisant le silence de la nature et des vivants. Je vais monter sur Riley et il va m’emmener voir ce qu’il se passe là-haut.

Contrairement à ses habitudes, lorsque son nom est prononcé, mon guériaigle d’Hisui ne se manifeste pas. Il ne gonfle pas les plumes, ne pousse pas de cri fier d’être au centre de l’attention et ne s’avance pas vers moi non plus. Lui non plus n’est pas rassuré par la situation et je n’arrive pas à savoir si ça m’inquiète ou m’agace. Même si la matière de cette falaise est étrange, elle n’est rien de plus que ça : une falaise. Elle ne s’élève pas à l’infini, n’est pas sous un dôme électrifié ou quoi que ce soit de menaçant qui indiquerait qu’on ne peut pas voler par-dessus. J’interroge tout de même Cameron du regard, le sollicitant pour approuver ou non mon idée.

- C’est sûrement le mieux à faire, je suis curieux aussi… Mais sois prudent, d’accord ? On ne sait pas ce qu’il y a là-haut.
- Je te parie que le paysage change pas tant que ça !, dis-je avec désinvolture.

C’est vrai, après tout. Que pourrait-il y avoir de si terrible là haut qu’il faille jouer de tant de prudence ? Si le sol s’est affaissé dans cette immense cuvette, ce n’est pas pour autant qu’il y avait une démarcation avec le reste de son environnement. La logique veut que ce soit la continuité, donc d’autres plaines et collines, ou ce genre de trucs. Même moi, je suis capable d’arriver à ce genre de conclusions alors que je ne suis pas le plus doué pour user de logique ou réfléchir.
C’est donc plutôt confiant que je me dirige vers mon guériaigle. Ce dernier est toujours un peu récalcitrant, ce qui finit par m’interroger. Je plaque mon front contre le sien, là où il a des plumes infusées de pouvoirs psychiques, afin d’essayer de mieux comprendre ce qu’il ressent. Je me sens soudain comme une proie prise dans un piège duquel elle ne doit surtout pas sortir, sinon elle sait que les prédateurs vont la croquer toute crue. Je reste plus longtemps au contact de Riley, afin d’essayer de comprendre d’où vient cette peur : est-ce que les flambusards enflammés géants sont quelque part par-delà du ravin et c’est donc ça qu’il ressent ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que si je veux voir ce qu’il se passe au-dessus du gouffre, il va falloir que je parvienne à le rassurer.

Il n’y a rien à faire : Riley refuse de coopérer. Il s’éloigne même du mur à mesure que j’essaye de l’inciter à voler pour que l’on aille voir ce qu’il y a de l’autre côté. Cameron, de son côté, essaye de motiver son draco et obtient un résultat de non-coopération similaire. Même si mon collègue est lui aussi craintif de ce qu’il peut se passer en haut de la falaise, il reste perplexe face aux comportements de nos pokémons. Il insiste cependant sur leurs instincts et le fait que, s’ils y vont ainsi à reculons, c’est que c’est sûrement une très mauvaise idée. De mon côté, je lui rabache qu’on ne peut pas rester là les bras ballants si on veut se sortir d’ici, retrouver Unys, nos proches et tout le tintouin. En l’absence d’une meilleure idée pour le moment, je veux que l’on puisse voir ce qu’il y a de l’autre côté du gouffre.
Cameron finit par avoir une idée, pour tâter le terrain : demander à un pokémon d’attaquer en direction du ciel, en bordure de falaise, pour voir s’il y a une réponse ou s’il se passe seulement quelque chose. Je lève la tête et constate la bien vingtaine de mètres, grand minimum, avant de demander bêtement :

- C’est possible d’attaquer aussi loin ?
- Pour Keldeo, oui !, répond-t-il non sans une certaine fierté dans la voix.

Bon, et bien je vais les laisser faire alors. Je m’écarte donc pour le laisser demander à Keldeo de l’aide. Cette dernière jauge la distance qu’elle va devoir atteindre avec son attaque avant de hocher la tête, code compris du monde des humains. Elle se place bien campée sur ses quatres pattes avant d’illuminer sa corne et donner un coup de tête qui envoie une lame aquatique gigantesque loin dans les airs. A mesure qu’elle s’éloigne, elle rapetisse sans que ce ne soit qu’une question de perspective : l’eau se morcelle au fur et à mesure. Ce qui fait que lorsqu’elle atteint le haut de la falaise, nous n’en voyons qu’un mince filet d’eau.

- Ca marchera jamais…, dis-je, défaitiste.

Au même moment, le filet d’eau s’éclate contre quelque chose, en haut, un peu plus haut que la falaise. Nous entendons le “splortch” malgré la distance, preuve peut-être qu’il restait plus de la lame aquatique que je le pensais. Nous restons interdits quelques instants, ne voulant nous résoudre à la possibilité d’une barrière invisible, comme dans un film.
Puis, le monde se met à gronder.

Tout autour de nous se met à gronder et trembler. Sans que je sache si c'est réel ou seulement un ressenti, dans mon corps, qui affecte tout le reste. Je me plaque les mains sur les oreilles et ferme les yeux, pour essayer de reprendre le contrôle, mais tout reste. C'est comme si le noir, de l'autre côté de mes paupières, continuait de trembler de manière incontrôlable. De plus, le grondement est tout aussi forte que lorsque je ne me bouchais pas les oreilles. C'est encore pire, en fait, d'être à l'intérieur de moi. Alors je réouvre les yeux pour voir que nos pokémons sont recroquevillés de peur, mais que Cameron se tient bien droit et lève les yeux vers le ciel. Keldeo se tient à ses côtés, aussi brave que lui – du moins c'est ainsi que je le voix. En y regardant mieux, je constate cependant que les pupilles de mon collègue tremblent et que les poils de son pokémon sont affectés par les mêmes effets. Soit ils sont super forts, soit il y a vraiment quelque chose à voir, quelque part dans le ciel.
Je me redresse et relève la tête, sans enlever les mains de mes oreilles, comme si ça pouvait me protéger de quoi que ce soit alors que j'ai déjà constaté que ce n'est pas le cas. J'écarquille les yeux et peine à croire ce que je vois. Le ciel s'est parsemé de particules rougeâtres, autour d'un immense void sombre . Aussi sombre que ce qu'on pourrait imaginer d'un trou noir dans les films de science fiction. Le ciel a l'air tout autant déformé que lorsque c'est mis en images, d'ailleurs. Il paraît tourner sur lui-même jusqu'à partir dans un tourbillon infini plus loin dans le ciel. Les nuages ont disparu, remplacés par ce qui ressemble à des glitchs, mais pas pixellisé comme quand on les représente pour de l'informatique. C'est bizarre, indescriptible. En fait, plus j'y regarde et j'arrive à dévier les yeux du trou noir, plus je me rends compte que le ciel ne ressemble plus à rien. Allez savoir pourquoi, j'ai le réflexe de regarder mes pieds, afin de vérifier que le sol au-dessous de moi est toujours le même, qu'il est bien là, tangible, et qu'il n'est pas en train de se transformer comme le ciel.

J'essaye de parler pour appeler Cameron et lui demander s'il a une idée de ce qu'il se passe, mais à peine je desserre les dents que toute ma mâchoire se met à claquer. Je la referme tout aussi vite, c'est douloureux, et je fournis les efforts pour la maintenir close et ne plus revivre ça. C'est tellement inhabituel, inattendu, que ce qu'il se passe dans mon corps me fait un peu peur.
J'imagine qu'il n'y a rien d'autre à faire que d'attendre que le monde cesse de gronder et trembler.