J'étais complètement sidérée par la situation. Je n'avais pas prononcé aucun mot depuis ma petite entrevue rapide avec la jeune dresseuse du Togépi. Je n'étais qu'une spectatrice muette et incapable de comprendre l'ampleur de la pièce de théâtre qui se jouait devant moi. Comme si j'avais complètement cessé d'habiter mon propre corps, et que j'observais passivement d'un autre angle de vue la situation. Pourtant, j'avais pas pu jurer à ce moment-là que j'avais crié quelque chose dans ma tête, mais les mots ne sont jamais parvenus jusqu'au bord de mes lèvres, encore tremblantes d'une certaine indignation et d'un début de colère envers les principaux responsables de cette situation. La colère contre ce jeune dont l'irrespect et les familiarités étaient d'une condescendance finie et révélateur d'un comportement de pervers narcissique, suivi par des pions humains ralliés à sa cause que par crainte de se faire martyriser par ce dernier, ou de subir les conséquences de sa position de fils du maire de Mauville. La colère contre le dresseur du Kaiminus qui n'avait pas besoin de se donner en spectacle, comme s'il avait pu devenir le chevalier blanc sauvant les âmes tourmentées de la discorde, comme si sa simple autorité d'adulte sur le jeune effronté avait pu suffire à remettre tout le monde dans son droit esprit, comme s'il avait eu ne serait-ce qu'une once de charisme pour inspirer le respect et la crainte de toute une assemblée.

Quelque chose me disait que je n'étais pas aussi éloignée que ça de l'état psychologique du hérisson de feu. D'ailleurs, sans que personne ne l'eut remarqué, les flammes sur le dos de la Héricendre avaient légèrement décru en intensité. En tous les cas, moi je l'avais vu, et des frissons parcoururent mon dos de la base de la nuque jusqu'à la base du bassin. Le calme avant la tempête, ça vous parle ? Eh bien c'était exactement ce sentiment même qui m'habitait lorsque je scrutais avec attention les mouvements du Pokémon de type feu. Mais tout bascula lorsqu'un jet d'eau provenant du Kaiminus vint percuter la petite frimousse de l'insectivore de feu. Il n'en fallut pas plus pour que la victime de l'ultime attaque du Pistolet à O fit appel de nouveaux à une montée en température dans une flambée impressionnante, se préparant à ouvrir sa petite gueule pour en laisser sortir un brasier ardent en direction des deux dresseurs qui en décousaient encore. Est-ce que tout le monde avait réagi à ce qui menaçait de se dérouler ? Négatif. A part peut-être quelqu'un. Une personne que vous connaissez très bien. Cette même personne qui se sentait étrangère à la situation. Dont les jambes se mirent à fonctionner d'elles-mêmes, s'avançant dangereusement du lieu de sortie de la flammèche du Héricendre.

La scène fut surréaliste pour un bon nombre de personnes qui s'étaient rendues compte de la gravité de la situation. Le petit Pokémon hérisson était en train de cracher un jeu de flammes en direction des deux dresseurs qui se battaient l'ascendant physique et psychologique l'un de l'autre, tandis que le Kaminius continuait d'asperger d'eau toutes les positions que l'homme faisant face à son maitre pouvaient occuper en un moment donné de l'action. Et alors que le brasier s'allongeait dangereusement de la localisation des deux combattants, mon corps se retrouva presque comme par enchantement pile poil dans la trajectoire, faisant office de mur humain de peau et de sang contre la salve enflammée qui s'apprêtait à s'abattre sur les deux victimes du jour. Dans une sorte de réalisation mentale, je m'étais rendue compte que si personne ne se bougeait pour minimiser les dégâts, cette Héricendre serait elle aussi une victime, celle d'un Pokémon maltraité et repoussé dans ses derniers retranchements psychologiques, ne sachant pas comment réagir ou se comporter face à tant de haines et d'égo mal placés. A ce moment-là, nous aurions pu assister à la naissance d'une créature vivant dans la culpabilité de s'en être prise à d'autres êtres vivants, les brûlant probablement grièvement et à vie, et devant continuer le reste de son existence avec le poids des remords sur la conscience, le poids des remontrances et de la désertion affective du reste du monde la concernant.

Je crois qu'à ce moment précis, j'avais dû repenser à cette situation, à l'école primaire, où j'étais prête à prendre une paire de ciseaux, pour me venger de cette fille qui me faisait tourner en bourrique sur les ordres malicieux de mon grand frère. A l'époque, je me rappelle d'avoir vécu un tel sentiment d'injustice et d'impuissance, que je pensais que la loi du talion serait mon exutoire, ma porte de sortie, ma libération temporaire de ce destin funeste et partial. Mais déjà à l'époque, ce fut grâce à l'intervention de Madame Kovačević, qui avait tout compris de mes intentions en prenant subitement cette paire de lames aiguisées à usage scolaire, que j'avais pu connaitre un futur tout autre, m'évitant une sombre période de mon histoire, qui aurait très bien pu mal tournée, et qui aurait également pu être l'une des raisons pour laquelle cette Héricendre aurait pu commettre l'irréparable dans la finalité de son attaque.

- STOOOOOOOOOOOOOOOP ! rugis-je avec les bras au niveau de mon visage.
- Jeune fille, qu'est-ce que vous… commença à questionner le Professeur Orme avant de se rendre compte d'un détail inquiétant …vos vêtements brûlent ! VITE ! QUELQU'UN ! UN EXTINCTEUR, DE L'EAU, N'IMPORTE QUOI ! hurla-t-il.

Alors que le reste de l'assemblée assistait impuissante à la flambée des tissus textiles des vêtements que je portais ce jour-là, comme tétanisée par l'horreur de la scène flamboyante de l'instant, le dresseur du Kaiminus vociféra un dernier ordre d'utilisation d'un Pistolet à O, mais cette fois-ci, dans ma direction. Il était enfin revenu à son bon sens, et plutôt que de continuer à cibler le jeune homme vindicatif et hargneux d'il y a quelques instants, il avait éteint les flammes qui commençaient à ronger la peau de mon avant bras droit, celui avec lequel je me protégeais depuis quelques secondes. Ce qui était curieux à vrai dire, étant gauchère de base, tout aurait laissé porter à croire que j'aurais utilisé ce bras, mais quelque part, le destin en avait voulu autrement, et peut-être m'avait-il béni d'une intervention in extremis, pour me préserver d'un sort malheureux et handicapant à vie.

A peine eus-je entendu le Professeur Orme hurler à quiconque voulut bien réagir et agripper un des extincteurs de service pour me sauver des quelques flammes qui parcouraient mon corps, je sentis mon cerveau défaillir. Ma vue se troubla, la température de mon corps se glaça, et je commençai à perdre l'équilibre de mes jambes, menaçant de tomber vers l'arrière. Puis la douleur se fit encore plus vive, et m'arracha un dernier cri de douleur avant que mes yeux ne se révulsassent, signe que ma perte de connaissance était actée. Je ne le savais pas, mais j'avais eu la chance d'être rattrapée in extremis du choc contre le sol, par la maman de la petite fille qui avait posé ses questions si drôles et si attendrissantes.

Je ne sais pas combien de temps s'est passé entre ma perte de connaissance et le moment où je rouvris les yeux, mais ce laps de temps m'avait paru comme une éternité. Comme si j'avais été frappée d'un sommeil de longue durée, pendant lequel j'avais revécu la scène encore et encore, me remémorant tous les passages cruciaux : la dispute entre les deux dresseurs, le début de leur combat, l'impuissance du Professeur Orme, la détresse de cette Héricendre, et mon idée aussi ingénieuse que kamikaze de se mettre dans le sillon de la flammèche brûlante. Et à chaque impact rougeoyant, la scène recommençait. Et se répétait. Comme si mon subconscient me demandait de ne pas oublier ce qu'il s'était passé, et que cela me servirait peut-être plus tard, pour m'apprendre à me méfier encore plus des autres dresseurs pokémons.

Et alors que je reprenais connaissance, libérant mes paupières de leur lourdeur temporaire, ma vue troublée semblait reconnaitre les deux silhouettes à mon chevet. C'étaient mon père et ma mère, qui avait accouru sur appel téléphonique du collège qui leur avait fait un rapport intégral de la situation. Soulagés d'une inquiétude énergivore, ils me prirent tous les deux dans leurs bras, et m'embrassèrent sur le front, en remerciant le Ciel de m'avoir préservé d'un sort plus fatal encore.

- Qu'est-ce qui t'a pris ma chérie à te mettre dans une situation pareille ? s'inquiéta ma mère.
- Oui chérie… enchaina mon père …pourquoi avoir risqué ta vie pour sauver celle d'un petit merdeux dans son genre !
- Mon amour, ton langage !
- Alors là, compte pas sur moi pour me raviser. Ce mouflet mérite amplement quelques mots bien acides de ma part. coléra-t-il. Il va m'entendre, le maire de Mauville !
- Ajora, raconte-nous ce qu'il s'est passé. demanda maman.

- Eh bien… je crois qu'on était en sortie scolaire ? tentai-je de me rappeler brièvement. Et il y a eu cette cérémonie d'obtention des Pokémons dits ornementaux, pour marquer le début de l'aventure de nouveaux dresseurs et de nouvelles dresseuses.
- Jusque-là, c'est tout bon ma chérie. Continue ! enchaina ma mère.
- Ils sont tous passés un par un devant le Professeur Orme et… OH NON ! LE PROFESSEUR ORME VA BIEN ?! m'inquiétai-je soudainement.
- Oui Ajora. Ne t'inquiète pas. Le professeur va très bien, et il était beaucoup plus inquiet pour ta santé que pour la sienne. Il n'a rien eu, si ça peut te rassurer. avoua mon père.
- On s'occupera du cas des autres plus tard. s'empressa ma mère. La suite ! On veut tout savoir, pour faire ta déposition auprès du commissariat de police.
- Hein ?!
- T'en fais pas chérie, cela n'est plus de ton ressort. Vas-y, raconte-nous exactement ce qu'il s'est passé.
- Et donc chacun a reçu une pokéball contenant son nouveau partenaire. Tous ces Pokémons, innocents, rêveurs de pouvoir partir à l'aventure… Ahem ! Bref, et il n'y en a qu'un qui n'a pas pu avoir sa pokéball tout de suite, parce qu'elle ne voulait pas s'arrêter de trembler de l'intérieur, ce que le Professeur Orme a jugé comme révélateur d'une très mauvaise alchimie entre le Pokémon prévu pour le dresseur, et ce dernier.
- Donc tu confirmes que le professeur a averti ce jeune homme que ce n'était pas une bonne idée ?
- Oui papa, je confirme. répétai-je. Et puis il a commencé à faire le gamin rebelle, se pensant au-dessus de tout ce qui pouvait bien se passer à cette cérémonie. Mais le professeur n'est pas tombé dans son jeu, et a maintenu fermement son refus de lui confier le Pokémon de base qu'il pensait avoir trouvé pour lui.
- Et… ? pressa ma mère.
- Tu permets ?! C'est pas toi qui es couchée dans ce lit d'hôpital et qui doit prendre du repos, vrai ? fulminai-je.
- Pardon Ajo. Prends ton temps. Papa et moi nous inquiétons, tout simplement…
- Encore heureux ! annonçai-je l'air taquin. Donc l'adolescent est entré dans une colère noire, et a menacé le professeur de lui faire une sale réputation s'il ne donnait pas la pokéball immédiatement. Cette pokéball-là même qu'il a donc arrachée des mains du Professeur Orme, pour ensuite la faire poquer contre le sol pou tenter de faire sortir la pauvre créature à l'intérieur.
- Mhm… note mon père sur un petit carnet de notes.
- Un des dresseurs présents et ayant reçu son partenaire a cru bien faire en prenant la défense du professeur, mais a aussi la brillante idée de provoquer l'autre enragé en proposant d'affronter son Kaiminus !
- Ah ces hommes, tous pareils ! pesta ma mère.
- Chérie… s'indigna mon père.
- Et c'est là que l'embrouille a débutée. Kaiminus a envoyé des jets d'eau à la figure de l'autre fou furieux. Les gens présents dans la salle ont commencé à se reculer. Et c'est là que la fameuse pokéball prévue pour le fauteur de trouble s'est ouverte toute seule, donnant vue sur une Héricendre.
- « Une » tu dis ?
- Oui, je ne sais pas… une impression qu'il s'agissait d'une femelle plutôt qu'un mal. Mais bref. J'ai senti qu'elle était en panique, mais aussi très en colère contre celui qui a voulu la soumettre à son oppression malsaine. Et c'est là que je l'ai vu préparer une attaque enflammée. Et sans vraiment savoir pourquoi, je me suis imaginée le pire, et je me suis interposée pour éviter que l'irréparable ne soit commis.