— OK, on y va.

Même si j’appréhendais d’enfoncer mon abdomen dans l’eau glaciale, rester immobile trop longtemps ne rendait les choses que plus difficiles encore. Je repris mon avancée en serrant les dents. Comme prévu le passage du ventre m’arracha une nouvelle injure ; c’étaient maintenant tous mes organes qui se liquéfiaient sous l’action du froid. La pression du courant s’intensifiait à mesure que je continuais de m’enfoncer et atteignit son point culminant lorsque la surface de l’eau lécha le bas de mes pectoraux. La résistance de l’eau m’empêchait également de bouger vite.

— Allez, allez, j’y suis presque, m’encourageai-je en tâchant de garder le rythme.

J’étais à deux doigts de pouvoir attraper la main de Chance quand mon pied se posa sur une surface totalement différente des autres. Le lit de la rivière était jusque-là composé de petits cailloux qui roulaient sous mes orteils, dangereux mais pour lesquels mon sens de l’équilibre s’était adapté ; je n’avais absolument pas anticipé de toucher une algue. Sa texture visqueuse me surprit et je sursautai. Mon pied glissa alors et je battis des bras pour tenter de me rétablir — mais c’était sans compter sur les rapides, qui en décidèrent autrement. Je sentis mon corps partir sur la gauche, ma jambe encore plantée dans le sol perdre sa prise, et en un instant Chance disparut de mon champ de vision.
Le courant était encore plus rapide que ce que j’imaginais. Le paysage en face de moi défilait à toute vitesse et j’eus le temps de parcourir plusieurs mètres avant de réussir à me mettre en position de nage. Tenter de lutter contre le courant était totalement vain, il fallait que j’atteigne la rive opposée en avançant de biais, et ce avant que la rivière ne m’ait emporté jusqu’au début de la fameuse côte que Chance et moi avions déjà gravie et redescendue plusieurs fois. Un élan de panique monta dans ma poitrine. Si je n’y arrivais pas à temps j’avais des chances de me blesser gravement, voire de me noyer si je prenais un coup sur la tête. Je n’avais pas le droit à l’erreur.
Je partis en crawl, ou du moins dans ce qui pouvait le plus ressembler à un crawl dans une eau aussi agitée. Une chance que je sois bon nageur, je pouvais remercier mes parents et les vacances sur les plages d’Alola chaque été ! Je déployai toute la puissance dont mes muscles étaient capables pour avancer dans la direction voulue et parvins à me rapprocher de la berge. Pas encore assez pour me remettre debout, mais Chance venait de me rattraper d’un bond et tendait vers moi une longue masse faite d’eau. Le bout était sculpté avec une forme proche de celle d’un crochet : j’y passai le bras dès que je fus à portée. Mon corps vrilla, mes jambes partirent toutes seules en aval et je grognai d’effort alors que je luttais pour rester accroché. J’entendis distinctement le claquement des épaules de Chance alors qu’il arrêtait mon élan à la seule force de ses bras et il croassa de douleur. Impuissant, je ne pouvais que battre des pieds pour essayer de l’aider.

— N’essaie pas de me remonter ! dis-je alors qu’il tirait vers le haut. Approche-moi de toi, là où j’ai le plus pied possible !

Il hocha la tête et, plutôt que d’essayer de me soulever, effectua une rotation pour m’attirer vers la rive. Quand je parvins enfin à cramponner les pieds par terre, avec de l’eau seulement jusqu’à la taille, Chance était devenu encore plus bleu que d’habitude.

— Merci mon gars, haletai-je en m’extirpant de la rivière. Tu te rappelles quand je t’ai dit tout à l’heure que j’étais excité par cette aventure imprévue ? Oublie, j’étais con.

La plaie sur le bras de Chance saignait à nouveau après l’effort effectué, mais au moins ne s’était-il pas démis les épaules comme le claquement que j’avais entendu me l’avait fait craindre. Il grimaça toutefois lorsque je touchai ses muscles du bout des doigts.

— Je te suis reconnaissant de m’avoir sauvé mais je suis vraiment sérieux cette fois : aucun effort inutile. On va trouver ce village sans que tu n’aies besoin de monter à un arbre.

Chance approuva à contrecœur, puis me poussa vers le tas qu’il avait formé avec mes vêtements. Je ne m’étais pas encore préoccupé de m’habiller et mes dents claquaient à chaque caresse du vent sur ma peau mouillée. Je renfilai le tout sans pouvoir me sécher.

— Bon, au moins on a réussi à passer tous les deux de l’autre côté, positivai-je en essorant les pointes de mes cheveux. Tu me confirmes qu’il n’y a pas d’autre obstacle de ce genre jusqu’au village que tu as repéré ? Chance acquiesça de la tête. Parfait. On va s’en sortir, t’inquiète.

J’étais moins confiant que ce matin et l’amphinobi devait le sentir ; plutôt que de communiquer son scepticisme, il s’efforça de croasser avec un certain enthousiasme. Cela me fit sourire un peu.
Une fois que Chance eut pris quelques instants pour s’orienter, nous reprîmes notre chemin en direction de la civilisation. Ni lui ni moi n’étions ravis de retourner dans la forêt, même si je notai qu’elle paraissait moins touffue que celle de l’autre rive. Simple coïncidence ou premiers signes d’exploitation humaine ? Dans tous les cas, cela rendait l’avancée plus aisée ; malgré l’absence de chemin tracé, la lame d’eau créée par Chance ne servait plus qu’occasionnellement.

Nous avancions en silence depuis de longues minutes. Je m’en remettais au sens de l’orientation de Chance, car il n’y avait pas le moindre signe distinctif qui me permettrait de trouver mon chemin dans cet océan de verts et de bruns.
Du moins, jusqu’à ce que mon œil attrape une tache de rouge.

— Attends, c’est quoi ça ?

Je m’immobilisai. S’agissait-il d’une fleur ? Je n’en avais pas encore vue depuis mon arrivée, il y avait trop peu de lumière qui filtrait pour que survivent autre chose que des fougères et des buissons. Peut-être un pokemon plante alors ?

— Deux secondes, chuchotai-je à Chance. Si je reconnais l’espèce, ça nous donnera peut-être plus d’infos sur l’endroit où on est. Et notamment si c’était à Sinnoh, comme la montagne me le suggérait.