Lorsque la faille apparut, j’étais dans l’ascenseur d’un hôtel. Je m'étais réveillé depuis moins de cinq minutes et portais encore le t-shirt trop grand qui avait appartenu à un ex et qui me servait de pyjama — en plus du pantalon de la veille et de baskets à peine lacées, histoire d'être décent. La nuit avait été courte et je grappillais quelques secondes de repos, yeux fermés, tandis que les étages défilaient pour m’amener au buffet du petit-déjeuner. Le reste du groupe allait sûrement me cueillir d'entrée de jeu ; même avec ma tronche de déterré, ils n’auraient pas l’hypocrisie de prétendre que mon retard ne les dérangeait pas.
Je ne vis pas à quoi ressemblait la faille, si tant est qu’elle eut une manifestation physique. A vrai dire, sur le moment je ne compris même pas qu’il se produisait quelque chose. Lorsque mon estomac se souleva d’un seul coup, je pensai simplement que j’avais plus la gueule de bois que je ne le croyais. Même la pression à laquelle mon corps se trouva soudain soumis, mon esprit somnolent l’attribua à l’ascenseur qui descendait trop vite. Et puis, en un éclair, je sus.

Les bruits, la température, le taux d’humidité, la luminosité, le vent, la texture du sol, les odeurs. Toutes les informations perçues par mes sens changèrent si brutalement que mon corps eut une réaction immédiate : je vomis le gin et les bonbons au caramel que je m’étais enfilé à trois heures du mat’.
Je toussai à m’en étrangler et ouvris les yeux. J’eus la confirmation de tout ce que mes autres sens avaient conclu : je n’étais plus dans un ascenseur, ni même dans un hôtel, et probablement pas dans une ville. La flaque que je venais de régurgiter avait aspergé un tas de fougères, qui se trouvaient elles-mêmes au pied de multiples buissons de ronces couverts de minuscules baies rouges. Ils étaient plongés dans une relative obscurité, dont je compris qu’elle n’était pas due à la nuit mais au feuillage incroyablement dense des arbres alentour.
Une forêt.

M’étais-je rendormi debout ? L’envisager fut une joie de courte durée ; la profonde sensation de matière que me renvoyait mon corps me convainquit très vite que tout ceci était bien réel. Il n’y avait donc que deux explications logiques : soit un pokémon m’avait téléporté jusqu’ici, soit j’avais totalement perdu la tête. Comme j'étais plus tenté de croire en la première, je jetai des coups d'œil autour de moi à la recherche d'un abra ou d’un tarsal. Rien. Peut-être s’était-il déjà téléporté ailleurs, juste après m’avoir déposé ici ? C'était vraiment possible, et super relou. Je tâtais mes poches de jean en continuant de chercher une silhouette autour de moi, quand je fis une découverte dramatique.
Je n’avais pas mon portable sur moi.

Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point mon portable me procurait un sentiment de sécurité. Malgré la bizarrerie de ma situation actuelle, je n’étais jusque-là pas inquiet : j’allai appeler mes potes pour les prévenir (et me donner ainsi une excellente raison pour être en retard), puis utiliser le GPS pour atteindre la ville la plus proche et son réseau de transports.
Maintenant que je me savais sans portable, la peur m’empoigna la gorge.
Je regardai autour de moi à la recherche d’un signe de civilisation quelconque : un chemin, un panneau, une marque de randonnée, n’importe quoi. Non seulement je ne trouvai rien, mais cette forêt ne ressemblait pas à celles dans lesquelles j’avais pu me promener. La nature y était désordonnée, foisonnante, difficilement praticable. Vierge d’intervention humaine.
Où étais-je ? Où étais-je, bon sang ??

— On ne panique pas, dis-je à voix haute. Je pris une grande inspiration et expirai lentement. Je ne me sentais pas tellement mieux, mais ce semblant de contrôle m’encouragea à agir.

OK, je n’avais pas mon portable, mais même la tête dans le cul je ne me séparais jamais de la pokéball de Chance. Je palpai ma ceinture (un soupir de soulagement m’échappa malgré tout en la sentant sous mes doigts) et libérai l’amphinobi à un endroit à peu près dégagé. Ses yeux s’écarquillèrent et lui aussi observa les alentours avec perplexité.

— Yep, j’ai connu mieux comme début de journée. Je n’ai aucune idée de comment on est arrivé là — ne me regarde pas comme ça, je te jure que je ne suis pas bourré, protestai-je quand Chance croisa les bras en me fixant. Je n’ai aucun moyen de communication non plus, donc on va devoir se débrouiller tous les deux.

Il croassa en se grattant la tête. Honnêtement, je me sentais rassuré maintenant que Chance était avec moi. Il n’avait pas de solution magique pour nous ramener à l’hôtel, mais à nous deux on trouverait un moyen de se tirer de là.
Avant que je ne le lui demande, Chance bondit sur une branche de l’arbre le plus proche et disparut dans le feuillage pour atteindre la cime. Je n’eus à l’attendre que quelques secondes avant qu’il n’atterrisse tout en souplesse à côté de moi.

— Tu as vu de l’activité humaine ? Il hocha la tête, ce qui me redonna le sourire. Pfiou, OK. Proche ?

Cette fois, il nia. Son bras se tendit derrière moi et il agita la main de bas en haut à plusieurs reprises. Très, très loin donc.

— OK, ce n’est pas trop grave. Le plus important c’est qu’on ait un cap. Une chance que j’ai mis mes baskets, hein ?

Progresser dans la forêt s’avéra vite être un calvaire. Les buissons à baies occupaient une large portion du terrain et nous obligeaient à les contourner pour éviter les ronces. Là où ils n’avaient pas poussé, le sol était jonché de fougères qui m’arrivaient à la cuisse et de racines cachées prêtes à nous faire trébucher. J’avançai lentement, les yeux rivés par terre pour jauger où poser le pied, tandis que Chance tailladait les branches basses avec un sabre d’eau. La forêt bruissait de sons, de craquements de branches, de pépiements d’oiseaux et de cris inconnus. C’était clairement plus bruyant que ce que j’avais eu l’occasion d’expérimenter par le passé ; ce ne devait pas être une zone où la capture de pokémons était autorisée. On pouvait donc s’attendre à ce que la faune soit hostile.

— Tu sais quoi ? Ça va te paraître bizarre mais je suis excité par la situation, dis-je en ramassant l’une des branches que Chance avait coupées. Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas pu partir à l’aventure tous les deux. Peut-être qu’on ne l’aurait pas fait avant un moment si je n’avais pas été téléporté de force.

Je débarrassai la branche de ses excroissances et testai de repousser les fougères avec. Hum, un peu fragile. Je la jetai et en récupérai une autre, sous le regard de Chance qui s’était interrompu.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

Ses yeux s'adoucirent. Un bout de sa langue darda dans ma direction et me poka gentiment la main.

— Oui hein ? je lui souris avec chaleur. Je ne le dirai pas aux autres, ça restera entre nous. Tu peux me faire un couteau quelques instants ?

Chance concentra une balle d’eau dans la paume de sa main. Elle se tordit, s’allongea, puis se solidifia en une lame translucide à la garde rudimentaire. Je m’en saisis et l’utilisai pour tailler l’extrémité de la branche que j’avais sélectionnée. Elle s’enfonça dans la terre sans forcer lorsque j’essayai de l’utiliser comme bâton de marche.

— Voilà. Ça pourra servir d’arme si besoin. Chance croassa en fronçant les sourcils. Ne te vexe pas, je sais que tu es parfaitement capable de nous défendre. C’est juste au cas où, je veux surtout l’utiliser comme outil d’exploration.

Le couteau d’eau se désagrégea dans ma main et je bondis juste à temps pour éviter qu’il ne trempât mes chaussures. Chance eut l’aplomb d’accueillir mon regard accusateur avec son meilleur air innocent — mais il ne put s’empêcher de laisser éclater une petite bulle amusée avant de reprendre son chemin.

J’ignore pendant combien de temps nous marchâmes ainsi. Cette téléportation m’avait vraiment cueilli au pire moment : à n’importe quelle autre heure de la journée j’aurais porté une montre à mon poignet, mais je ne l’avais pas encore remise après l’avoir enlevée pour dormir. Ironiquement, c’était l’une des premières fois que je pensais à le faire en rentrant d’une nuit de beuverie. Saleté de karma.
L’environnement ne m’aidait pas non plus à avoir une notion du temps qui s’écoulait. La luminosité restait la même, tamisée par les épais feuillages qui cachaient le ciel, et malgré notre avancée la forêt ne semblait jamais changer. En ce qui me concernait nous pourrions tout aussi bien être en train de tourner en rond, mais Chance prenait régulièrement de la hauteur pour vérifier que nous marchions toujours dans la bonne direction. Je ne sais vraiment pas ce que j’aurais fait sans lui.
Les seuls éléments qui me permettaient d’avoir une certaine notion de temporalité, c’étaient les sensations de mon propre corps. Enjamber la végétation et avancer malgré la résistance des fougères avait été compliqué au début, mais mes muscles avaient fini par prendre le pli et je marchais désormais à un rythme presque normal. Ma somnolence s’était dissipée, tout comme mon relent de gueule de bois. Dans l’ensemble j’étais plus en forme que tout à l’heure, hormis que je commençais à prendre conscience que je n’avais pas bu d’eau depuis le repas de la veille. L’air était doux mais chargé d’humidité, ce qui combiné à l’effort commençait à me faire transpirer. Je devais m’en occuper assez vite si je ne voulais pas que cela tourne à l’obsession.

— Chance, est-ce que l’eau que tu produis est potable ? Je veux dire, pour un humain ?

Il y réfléchit quelques secondes avant d’hausser les épaules.

— Ouais, j’imagine que tu n’as jamais eu l’occasion de tester. Je soupirai. C’est pour ce genre de raisons que je devrais plus souvent consulter mon pokédex…

Réfléchissons. Les amphinobis n’apprenaient pas naturellement des capacités impliquant du poison, ce qui ne garantissait pas qu’ils ne produisaient pas de toxines mais limitait les risques. Selon la même logique ils étaient incapables de produire des effets curatifs, ce qui aurait pu leur permettre de purifier l’eau créée par leur corps. Ma décision devait donc se fonder sur un pari.

— On avisera si on ne trouve pas de source d’eau avant, conclus-je à voix haute. Si tu en vois une la prochaine fois que tu montes sur un arbre, fais-moi signe.

Nous nous arrêtâmes une énième fois pour que Chance puisse vérifier notre direction. Je profitai qu’il soit en train de grimper à un chêne pour m’adosser contre le tronc et reprendre mon souffle. Comme je l’avais craint, la soif commençait à devenir pressante. Je me forçais à créer de la salive et à l’avaler, mais cela n’avait que peu d’effet sur la sensation de sécheresse qui gagnait ma gorge. Espérons qu’on approchait du point d’eau que Chance m’avait assuré avoir repéré — même s’il m’avait aussi fait comprendre qu’il y avait un problème avec, mais nos limites conversationnelles ne m’avaient pas permis de comprendre de quoi il s’agissait. Tant que je pouvais boire, je trouverais bien une solution pour le reste.
Chance atterrit en souplesse à côté de moi, sans le moindre bruit.

— On y est dans combien de temps selon toi ? Moins d’une heure ? Il hocha la tête de gauche à droite. Merde.

Cela devait déjà faire quelque chose comme deux heures que l’on marchait. Nous avions eu la chance de ne pas faire de rencontre hostile jusque-là, mais nous n’avions pas non plus trouvé quoi que ce soit pour nous aider. Toujours aucune trace d’activité humaine, de chemin plus praticable hormis quelques tronçons tracés par de gros pokémons, ou de fruits que je puisse reconnaitre. Les baies rouges et noires qui tapissaient les buissons autour de nous me narguaient. J’en avais observées lors d’une de nos pauses ; elles avaient une forme hexagonale étrange, des pépins piqués sur toute la surface à la manière des fraises et poussaient par grappes de trois ou quatre. Je n’avais jamais vu de fruits pareils et aurais été bien incapable de déterminer s’ils étaient comestibles. Mais ils jutaient quand on les pressait entre les doigts, et l’odeur un peu sucrée qu’ils dégageaient ouvrait l’appétit…
J’avais de plus en plus de mal à résister à la tentation de les goûter.

Devant mon expression déçue, Chance mit ses mains en coupe et les remplit d’eau. Je ne bus pas (les pustules sur ses genoux et ses coudes m’avaient convaincu de ne pas essayer) mais y plongeai les doigts pour m’asperger le visage.

— Merci. Garde l’eau de ton corps pour toi maintenant, je ne voudrais pas que tu te dessèches. Je me forçai à afficher un sourire vaillant, malgré le début de lassitude qui me gagnait. Je te suis toujours.

Chance posa sa main palmée sur mon épaule et la laissa là quelques instants avant de reprendre la marche. C’est fou ce qu’il avait pu intégrer de manières typiquement humaines.

Malgré la fatigue qui commençait à s’installer, j’insistai auprès de Chance pour que nous prenions le moins de pauses possible. Je ne rêvais que d’atteindre ce foutu point d’eau qu’il m’avait promis et marchais d’un pas soutenu, faisant fi de ma prudence et trébuchant davantage sur les racines et les branches qui trainaient sur le sol. Là tout de suite j’aurais tout donné pour une bière bien fraîche. Je la visualisais, ambrée et mousseuse, avec des gouttes de condensation qui coulent le long du verre et le crépitement caractéristique des petites bulles qui éclatent. Si l’activité humaine que Chance avait repéré était un village, je m’arrêterais pour en descendre une ou deux au bar du coin avant même d’essayer de rentrer.
(Dans mon délire, j’en oubliai que je n’avais pas d’argent sur moi, ni mon portable pour payer en sans contact.)
Et puis, après ce qui me parut être une éternité, me parvint enfin un son différent de ceux de la forêt. Un grondement aigu, puissant, que j’identifiai comme un torrent. Tous les tiraillements de mes jambes s’atténuèrent en un instant et le sourire revint dans ma voix.

— On entend ce que je pense, Chance ? On y est ?

Il acquiesça d’un croassement qui sonna presque comme un soupir. Le sabre d’eau qu’il maniait pour nous simplifier le chemin avait une forme plus indéfinie que tout à l’heure et était parcouru de minuscules tremblements mouillés. Bien qu’il fut plus endurant que moi, Chance n’était pas épargné par la pénibilité de la matinée.
Nous accélérâmes. A mesure que le son devenait plus précis, la forêt s’éclaircissait. Des rayons de soleil perçaient la couche de feuillage et changeaient tout le visage de la nature environnante. Parée de couleurs chaudes, elle semblait presque accueillante. La végétation se diversifiait également ; je m’arrêtai un instant pour admirer une plante parasite qui grimpait sur les troncs de jeunes arbustes et qui possédait de magnifiques fleurs pourpres. Cela remontait mon moral en flèche.
Le torrent se découvrit d’un seul coup, au sommet d’une pente. Je m’étais attendu à ce que le débit soit intense étant donné le volume sonore, mais j’avais sous-estimé sa taille. A vrai dire, il méritait peut-être davantage le titre de rivière que de torrent. Dans un lit creusé entre deux rives surélevées et séparées d’une bonne vingtaine de mètres, les eaux glissaient à toute vitesse et s’écrasaient avec fracas contre les rochers qui leur barraient la route. Pas un pont à l’horizon. C’était donc ça, le “problème” que Chance n’arrivait pas à m’expliquer.
Et merde.

Avant de commencer à nous prendre la tête pour régler la question du chemin à emprunter, j’avais bien l’intention de faire une vraie pause. Depuis le promontoire que constituait la berge, et maintenant que nous étions enfin sortis de la forêt aux feuillages trop denses, j’avais pour la première fois de la matinée la possibilité d’observer la topographie de l’endroit où j’avais été téléporté. Le dénivelé sous mes pieds m’avait amené à penser que nous nous trouvions sur une colline ; maintenant que j’avais une vue d’ensemble, je découvrais que la colline était plutôt un mont appartenant à une chaîne de montagnes, surplombée par un gigantesque sommet solitaire d’où la rivière semblait prendre sa source. Je le fixai pendant de longues secondes, partagé entre l’effroi et l’incrédulité.
Je connaissais cette montagne à la pointe enneigée. Il s’agissait d’un des paysages les plus connus de Sinnoh ; l’immense Mont Couronné dominait tout le centre de la région, au point qu’il était toujours visible sur les photos prises les jours sans nuage. Mais était-ce vraiment lui ? Peut-être que cela m’arrangeait de ne pas admettre que je n’étais plus à Kalos, mais j’avais l’impression que quelque chose clochait. Est-ce que la partie enneigée descendait aussi bas d’habitude ? Et ces glaciers, avaient-ils toujours été là ? C’était une impression bizarre d’observer un paysage familier sans le reconnaître tout à fait. En tous les cas, si j’étais bien à Sinnoh, la situation était vraiment pourrie.
Mais je verrai cela plus tard. D’abord, le plus important : boire.

Cela n’allait pas s’avérer simple non plus. Le lit de la rivière était séparé de la berge par au-moins un mètre de hauteur et semblait assez profond. Il était possible de se pencher pour toucher l’eau, mais c’était s’exposer au risque de tomber et d’être entraîné par le courant. Est-ce que Chance pouvait y résister ? J’ignorais s’il avait la force nécessaire pour contrer un débit aussi puissant. Lui-même semblait hésiter.

— Peut-être qu’on peut voir si c’est plus pratique en remontant un peu ? proposai-je. On se donne jusqu’en haut de cette pente-là. Avec un peu de chance, ce sont deux bras qui se rejoignent pour former la rivière et ce sera plus simple, que ce soit pour accéder à l’eau ou pour la traverser. Si tu nous as conduit ici j’imagine que c’est parce que tu n’as pas vu de pont ?

Chance acquiesça. C’était cohérent avec l’aspect vierge de la forêt que nous venions de traverser, mais ce n’était pas une information rassurante. J’ignorais quelle était l’activité humaine que Chance avait repéré depuis les hauteurs, mais pour que personne n’ait pensé à construire un pont sur cette rivière elle devait être minime.
Je commençais à envisager que, peut-être, je ne serais pas rentré ce soir.

Gravir la colline nous apprit une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise, c’était que la rivière formait un large bloc ici aussi et que la force du courant nous empêcherait de traverser à la nage, même pour Chance. La bonne, c’était la présence de nombreux rochers dont la hauteur dépassait le niveau de l’eau et qui formaient pour certains des petits plateaux où il était possible de se tenir debout. A première vue je ne discernais pas de chemin clair pour atteindre l’autre rive en sautant de l’un à l’autre, mais s’il y en avait un cela pourrait expliquer pourquoi personne n’avait jugé rentable de construire un pont. J’avais conscience que les utiliser serait une solution risquée — glisser était vite arrivé —, mais nous n’avions peut-être pas d’autre choix que de l’envisager.

Toutefois, en ce qui concernait l’abreuvement, le problème était réglé. L’une des pierres dressée près de la rive cassait le courant et détournait une partie de l’eau dans une sorte de bassin peu profond où il me semblait possible, pour peu que l’on reste vigilant, de tenir debout sans se faire entraîner. Je le montrai à Chance qui lâcha un croassement ravi et s’empressa d’y plonger.

— Ça devenait chaud pour toi aussi hein ? souris-je lorsqu’il remonta à la surface en plissant les yeux de plaisir. On va rester un petit peu, profite.

Il s’immergea à nouveau tandis que je m’approchai prudemment du bord. Contrairement à lui je n’avais pas l’intention de me baigner, j’avais la flemme de me déshabiller. Je m’agenouillai sur l’herbe humide, m’accrochai d’une main au rebord et plongeai l’autre sous la surface. Elle était fraîche, comme on pouvait s’y attendre d’une rivière de montagne. Une seule paume en coupe ne me permettait pas de remonter assez d’eau pour boire correctement et je dus me contenter de lécher les gouttes agglutinées sur ma peau.
Agréable, mais pas assez. Si ma langue pouvait se satisfaire d’un peu d’humidité sur les papilles, ma gorge appelait de vraies gorgées pour chasser les picotements de sécheresse.
Je manoeuvrai pour m’allonger sur le ventre et cherchai la distance du bord où je devais me trouver pour rester stable sur la rive tout en étant capable de plonger les deux mains. Foutus bras trop courts. La position sur laquelle je m’arrêtai n’était pas idéale et me tuait les poignées, mais je fus en mesure de remonter une pleine gorgée et l’aspirai avec avidité.
C’était un délice.