Je bus l’eau froide en plusieurs gorgées frénétiques, jusqu’à ce que mon estomac se mette à clapoter de manière désagréable. Oups. Peut-être pas la décision la plus futée de ma part de me filer un mal de bide dans ces conditions.
Je me remis debout avec une légère nausée et me détournai de la sensation en cherchant quoi faire maintenant. Je n’avais pas le courage de me remettre à marcher tout de suite, ni d’annoncer à Chance qu’il allait déjà devoir quitter son environnement préféré. Ce qui serait top, ce serait de trouver de quoi se mettre sous la dent. Je jetai un regard vers la rivière — non, elle était trop agitée pour que je puisse déterminer si des pokemons comestibles s’y trouvaient. Quoi que Chance pouvait peut-être ? Et puis quoi après ? J’allais les manger crus ?

— Je ne pouvais pas être téléporté après le petit dej, hein ? soupirai-je.

Bon, y avait-il des fruits ou des racines dans le coin ? Que je reconnaissais j’entends ; les baies inconnues étaient toujours une possibilité, mais j’avais vu Into the wild et en avais conçu un léger trauma. Je déambulai dans la zone à pas lents, les yeux rivés au sol à la recherche de fraises des bois ou le nez en l’air vers les branches des arbres. A défaut de fruits je trouvai quelques plantes comestibles, notamment de l’ortie et du plantain que les manuels de dresseurs itinérants recommandaient en cas de galère. Je pense que la situation collait bien à cette définition.

— Aïe ! Le con, maugréai-je après m’être piqué sur une feuille d’ortie.

Il y avait une technique pour les saisir en évitant la partie urticante, mais je l’avais zappée. Tant pis, j’allais en inventer une maison : je retirai mon t-shirt et l’enroulai autour de ma main pour en faire un gant de fortune. Je cueillis une poignée de feuilles et les pliai en six ; selon le guide, c’était censé isoler la partie piquante et les rendre comestibles crues.
Je fixai le petit paquet posé dans un creux de mon t-shirt. Hum. Est-ce que j’avais vraiment assez faim pour tester ? Et si c’étaient des conneries et que je me bousillais la bouche ?

— Allez, yolo.

Je ne me laissai pas une seconde de plus pour hésiter et enfournai le tas dans ma bouche. Par réflexe je poussai les feuilles contre ma joue droite, dans une tentative d’épargner ma langue au maximum, et mâchai aussi vite que possible. Mais cela se révéla inutile.
La technique du manuel fonctionnait.

Maintenant que j’avais découvert le cheat code pour manger des orties sans se piquer, plus rien ne m’arrêtait. Je dépouillai les plants à portée pour me faire une petite réserve et m’assis au bord de l’eau pour les grignoter. La soif était devenue si obsédante que je n’en avais pas vraiment pris conscience, mais en vérité manger me procurait un soulagement certain. Certes ce n’était pas en me gavant de feuilles que j’allais me rassasier, mais le simple fait d’ingérer quelque chose me redonnait l’énergie de reprendre la route — quand mes jambes auront eu droit à quelques minutes de répit.
Le temps que dure mon expérience culinaire, Chance s’était également lancé dans la recherche de nourriture. S’il pouvait se nourrir de végétaux en cas d’urgence, son régime de prédilection comprenait plutôt des insectes et des petits poissons. Dans une rivière aussi agitée, il avait peu de chance de trouver ces derniers ; en revanche, la forêt d’en face devait comprendre une ruche car des petits apitrinis virevoltaient autour des fleurs présentes sur la rive opposée. Chance s’en était approché en sautant sur un rocher à mi-chemin et guettait, la langue déroulée de son cou, prêt à la darder sur les malheureux qui voleraient dans sa direction. Mieux valait ne pas le déranger.

Un cri ramena brutalement ma conscience à la surface. Pendant quelques secondes aucun de mes muscles n’accepta de me répondre et je fixai le ciel, tétanisé. Où est-ce que j’étais ? Qu’est-ce qui s’était passé ? La matinée me revint en tête. J’avais dû m’endormir à force d’attendre que Chance attrape son repas. Depuis combien de temps j’étais dans les vapes ?
Quand mon corps se remit en marche, je me levai d’un bond. La luminosité n’avait pas changé, cela devait donc faire moins d’une heure que je dormais. Je me tournai instinctivement vers le rocher où j’avais vu Chance pour la dernière fois et l’aperçus sur l’autre rive : il bondissait pour échapper aux assauts d’une impressionnante nuée d’apitrinis, menée par une apireine qui vrombissait de fureur.

— Merde ! Je remontai le long de la berge en courant, à la recherche d’un chemin pour traverser. Chance ! Reviens de ce côté !

L’amphinobi m’accorda à peine un regard ; les apitrinis se séparaient en groupes et il n’avait d’autre choix que de rester en mouvement permanent pour ne pas se faire encercler. Des sheaurikens fusaient aux endroits où il se posait mais l’essaim les encaissait avant qu’ils ne puissent atteindre leur reine.
Il n’allait pas y arriver seul.

Pourquoi avais-je gardé la sale habitude de ne prendre que la pokéball de Chance lorsque je m’absentais pendant un court moment ? Si j’avais eu mon équipe au complet nous aurions repoussé cette ruche en un rien de temps. Même si Chance était mon compagnon le plus entraîné et le plus puissant, les adversaires étaient bien trop nombreux et coordonnés pour qu’il puisse les gérer seul. Pas le choix, je devais le protéger.
Je décrochai sa pokéball de ma ceinture.

— Chance, rentre ! Il croisa mon regard et j’appuyai sur le bouton central. Le rayon partit tout droit dans sa direction, mais au dernier moment l’amphinobi bondit et l’évita. Abruti, qu’est-ce que tu fous !

Le vent se leva soudain, à une intensité telle que j’en perdis le t-shirt que je tenais mollement à la main. Je passai les doigts dans mes cheveux pour dégager ma vue et repérai l’apireine qui fonçait dans ma direction en battant férocement des ailes. Elle lança son abdomen vers l’avant pour me transpercer de son dard ; je me jetai à terre. Un bourdonnement furieux passa au-dessus de moi, suivi par un bzzt étranglé lorsque un sheauriken érafla son aile gauche. Sans perdre une seconde je ramassai mon t-shirt avec une poignée de cailloux et me remis sur mes pieds.

— Il faut que tu rentres dans ta pokéball ! criai-je à Chance qui prenait des risques inconsidérés pour retraverser la rivière à toute vitesse. Arrête !

Je le visai à nouveau mais il se déplaçait trop vite. Soudain il glissa et tomba à l’eau, où le courant l’emporta si vite que je le perdis de vue. Un frisson glacé me dévala le dos.

— CHANCE !

Je me précipitai au bord de la rivière. L’apireine bourdonna avec une puissance redoublée et un mur d’apitrinis me prit en chasse depuis l’autre côté de la rive. Je n’avais pas le choix : je jetai les cailloux dans leur direction et détalai. Dévalant la colline que nous avions grimpée à peine une heure plus tôt, je courais le long de la berge les yeux rivés sur les rapides. Là ! Une silhouette bleue était agrippée à un rocher, d’où elle tentait de résister au courant et aux trombes d’eau qui venaient se fracasser sur elle. Cette fois je n’attendis pas d’avoir la permission pour marteler le bouton de sa pokéball.

— Faudra qu’on parle de ton complexe du héros, grommelai-je, avant de me réfugier dans la forêt.

J’attendis à couvert des arbres, accroupi derrière un buisson. Des bourdonnements allaient et venaient à quelques mètres de moi ; je tachais de rester immobile malgré la végétation qui chatouillait autant qu’elle éraflait mon torse nu. À quel point les apireines étaient-elles rancunières ? Si elle ne me lâchait pas la grappe, j’étais mort. Je relâchai ma respiration lentement, yeux fermés, pour calmer le rythme paniqué de mon cœur qui battait dans mon cou. Pourquoi mon esprit s’échinait-il à créer des visions de mon cadavre transpercé ? Je me forçai à me répéter la dernière chanson des Gamblers pour les en chasser. Que se passait-il de leur côté d’ailleurs ? Depuis le temps j’imagine qu’ils avaient fait ouvrir ma chambre, comme je ne répondais pas et que mon portable y sonnait. Est-ce que ma famille était déjà au courant de ma disparition ? Et les médias ? Il était plus probable que non et que mes amis soient juste en train d’écumer la ville pour trouver l’endroit où je m’étais effondré après ma cuite de la veille. Je ne pouvais pas espérer voir arriver des secours en tout cas.
Les minutes suivantes furent atroces, mais le silence finit par revenir sur la forêt. Je me remis debout sur des jambes un peu faibles et renfilai mon t-shirt avant de subir des coupures supplémentaires. Je n’avais pas le luxe de m’attarder sur mon soulagement, je devais me remettre en mouvement. Mais que faire maintenant ? Remonter la rivière serait prendre le risque de croiser la ruche à nouveau, à moins que je ne reste à couvert des arbres. Quant à la descendre, cela nous ôterait l’avantage de la hauteur pour nous orienter. Étant donné que se perdre serait le plus sûr moyen d’aggraver ma situation, je choisis de gravir la pente depuis la forêt. Mais avant…
Je relâchai Chance de sa pokéball. A peine dehors il s’empressa de poser ses pattes sur moi et de m’ausculter en quelques mouvements fébriles. J’avoue, je me sentais moins légitime à l’engueuler après ça.

— Je vais bien, ne t’inquiète pas. Je l’ai semée. Je posai mes propres mains sur ses épaules. Et toi ? Tu as pris des risques inconsidérés ! Si tu m’avais laissé te rappeler dès le début j’aurais pu fuir dans la forêt et je m’en serais sorti tout seul, alors que là tu as failli te faire emporter par la rivière ! Tu es blessé ?

Il nia, mais une inspection rapide m’apprît que ce n’était pas tout à fait vrai. Il avait une longue plaie au bras droit dans laquelle s’étaient fichés des gravillons et qui luisait de sang. Assez moche.

— Il faut nettoyer ça, dis-je en grinçant des dents. Viens.

Nous nous installâmes à la lisière de la forêt pour vérifier si l’essaim s’était bien éloigné du bord de la rivière. Pas d’apireine vengeresse ou de vrombissement d’ailes à l’horizon. Cette rencontre avait toutefois altéré la manière dont j’appréhendais mon environnement : les piaillements des oiseaux, le bourdonnement diffus des insectes, les craquements de branches, tout ce qui contribuait auparavant à rendre cette randonnée bucolique était maintenant une source de dangers potentiels. Qu’est ce que je m’étais montré naïf à être aussi insouciant.

— OK. Fais couler un peu d’eau sur ton bras pour voir.

Chance s’exécuta et laissa couler un liseré d’eau depuis sa bouche. Le liquide se colora en rose en passant sur sa plaie. J’enroulai de nouveau ma main dans le bas de mon t-shirt et l’approchai doucement.

— Je vais enlever les débris du mieux que je peux. Désolé si je te fais un peu mal.

Chance grimaça lorsque je frottai sa blessure, quand bien même je n’appuyasse qu’à peine. Les gravillons roulaient sous mes doigts, voire s’enfonçaient un peu plus pour certains. La plaie était droite et précise, sûrement causée par un rocher sur laquelle Chance s’était coupé emporté par le courant, mais elle était aussi assez profonde. Il m’aurait fallu de l’antiseptique et une pince à épiler pour tout nettoyer correctement ; malheureusement, il allait falloir faire avec.

— Bon, j’ai enlevé le principal. J’essorai le bas de mon t-shirt désormais taché de sang (sans doute irrécupérable, dommage) et regardai mon amphinobi dans les yeux. N’utilise pas trop ton bras d’ici à ce qu’on retrouve la civilisation. On passera par un centre pokemon pour qu’ils gèrent ça mieux que moi.

Il acquiesça. Je me remis debout et observai le haut de la pente, d’où nous avions fui l’essaim quelques minutes plus tôt.

— Il faut qu’on atteigne la ville que tu as vue le plus vite possible. Reprenons de la hauteur pour chercher un chemin. Je lançai un sourire qui se voulait optimiste à mon compagnon. Et puis, je ne suis pas un expert mais en principe plus tu montes et plus la rivière devrait être étroite non ? On trouvera peut être un moyen de la traverser — et non, je te vois venir, je suis incapable de prendre le chemin que tu as utilisé tout à l’heure, les rochers sont trop éloignés. Même pour toi il n’est pas safe.

Étant donné qu’il avait glissé dessus, Chance se garda de me contredire. Il se contenta de se renfrogner un peu, mais je savais qu’au fond il était juste inquiet pour nous.
Et à vrai dire, je commençais à l’être aussi.

Nous remontâmes la pente à l’abri de la forêt. Par chance l’essaim d’apitrinis avait déserté les bords de la rivière, sûrement pour se ressourcer à leur ruche ; nous pûmes donc reprendre la marche depuis la rive, ce qui restait bien plus confortable et rapide que d’évoluer dans la forêt sans chemin tracé. Après avoir dépassé le point où nous nous étions fait attaquer, nous longeâmes la rivière pendant ce qui me parut des heures. Je n’étais pas spécialiste de la lecture de la position du soleil, mais en vérité il ne devait s’en être écoulé qu’une. C’était assez pour que Chance montre les premiers signes d’impatience ; quand il fit mine de s’approcher d’un arbre pour y grimper, je l’arrêtai d’une main.

— Non, pas si on peut s’en passer. Je lui souris avec douceur. Je préfère que tu ménages ton bras. De toute façon on n’a pas le choix que de continuer dans cette direction pour l’instant, tu vérifieras où on est quand on aura réussi à passer de l’autre côté.

Chance parut hésiter un instant avant de se ranger à mon avis. Je ne pouvais pas en être sûr, mais mon intuition me disait que c’était la perspective d’être plus affaibli en cas d’attaque qui lui avait traversé l’esprit. En tant que pokémon le plus ancien et le plus expérimenté de mon équipe, il avait déjà tendance à se considérer comme responsable de la protection de tous les autres ; qu’il soit actuellement le seul à pouvoir assurer ma sécurité devait décupler cet instinct.
Par chance, nous n’eûmes à marcher qu’une dizaine de minutes supplémentaires pour enfin apercevoir notre chance de traverser la rivière. En effet, à trois cents mètres de là elle se divisait en deux affluents : plus étroits, moins profonds, ce qui malgré leur débit toujours élevé devraient permettre à Chance de traverser d’un bond et à moi de les traverser avec son aide. Nous poussâmes un soupir de soulagement conjoint.

— On y est mon gars.

Cette bonne nouvelle nous rendit le pas plus léger pour atteindre une zone où j’étais en mesure de passer le bras de rivière. Pas de rochers sur lesquels je pouvais marcher : il allait falloir se mouiller jusqu’au ventre et avancer en comptant sur l’appui de Chance pour lutter contre le courant. Je me penchai au bord de l’eau et trempai la main pour savoir à quelle sauce j’allais être mangé.
Glacée. Évidemment.

— Au moins il fait beau aujourd’hui, je sécherai plus vite, dis-je à voix haute.

Chance me jeta un regard de biais. Mouais : lui non plus n’était pas convaincu que cela rendrait l’opération moins désagréable.

Chance fut le premier à tenter de traverser, juste pour tester. Il s’accroupit et ses longues jambes se déplièrent comme des ressorts ; sans surprise, il atterrit de l’autre côté avec une grande facilité. J’étais toujours impressionné par l’allonge qu’il avait gagné en évoluant.

— Cool. À moi maintenant.

J’entrepris de me déshabiller. Chaussures, chaussettes, pantalon, t-shirt oversized, boxer ; j’enlevai tout sans une once de pudeur. Ce n’était pas comme si j’avais senti la moindre présence humaine depuis ce matin.

— Tu veux bien emmener ça de l’autre côté ? demandai-je en désignant le petit tas de vêtements par terre.

Chance fit l’aller-retour sans difficulté, les déposa sur un rocher, puis revint se tenir debout au bord de la rivière. Je n’avais même pas commencé à mettre les pieds dans l’eau qu’il m’observait déjà avec appréhension.

— Ça va le faire, tentai-je de le rassurer — et moi au passage.

Je pris une grande inspiration. Dans ces cas-là il valait mieux ne pas réfléchir : j’avançai d’un pas décidé et fus immergé jusqu’aux cuisses en une poignée de secondes.

— Oh merde oh merde oh merde !

C’était une chose de tester la température du bout des doigts tout habillé et une autre de se plonger à poil dans l’eau gelée, encore plus avec le courant qui s’écrasait contre ma peau en une myriade d’éclaboussures. Mes orteils se resserraient comme des serres autour des cailloux qui constituaient le lit de la rivière. Mais le pire était encore à venir. Je respirai en petits a-coups, comme les joggeurs, alors que je rassemblais le courage de passer l’étape redoutée de l’entrejambe. Un pas de plus et le froid me saisit jusqu’au fond des tripes. Je lâchai une flopée de jurons fleuris — il paraît que cela aide à tolérer les sensations les plus désagréables. Bullshit.
Je restai tétanisé quelques secondes, assez pour prendre conscience d’à quel point le courant commençait à avoir prise sur moi. Il était logique qu’il me soit de plus en plus difficile d’y résister à mesure que je m’enfonçais : j’en étais au stade où il m’était nécessaire de garder les jambes bien écartées pour stabiliser mon équilibre. Le point le plus profond de la rivière, celui où je serai immergé jusqu’en haut du ventre, allait être clairement un passage tendu. A ce stade la moindre perte d’équilibre m’amènerait à être emporté par le courant, ce qui pouvait être rattrapé si cela ne durait que quelques mètres mais dégénérerait si je ne me rétablissais pas avant d’atteindre le point où je n’avais plus assez pied.

— Je vais y aller. Je compte sur toi mon gars.

Chance s’avança dans l’eau de quelques pas et tendit la main dans ma direction. Pas assez pour m’attraper.
Le temps de quelques mètres, j’allais avancer sans filet.