C'était la troisième fois qu'il revenait à Almia. Cette île était décidément le paradis de toutes les débauches si les forces spéciales devaient y être déployées pour des missions de maintien de l'ordre. Mais qu'à cela ne tienne, Stegan ne détestait pas l'idée de patrouiller dans une zone où l'action ne se ferait pas trop désirer, plutôt que de passer sa vie en caserne pour entraîner des galariens qui, bien que motivés, n'étaient pas les recrues les plus prometteuses qu'il ait pu connaître.

Toutefois, cette réjouissance était encombrée d'une contrepartie pour le moins handicapante. La première fois, il faisait équipe avec Lansky. La deuxième fois, il était seul. Et il espérait réitérer cette expérience, à ceci près que Bareblade avait forcé tout ce qu'il pouvait forcer pour lui imposer un binôme. Et ce binôme n'était autre que le capitaine Stanford.

La rivalité entre les deux officiers était plus que palpable. Le silence tendu qui régnait entre eux, ainsi que leurs regards qui s'esquivaient bien volontiers, en disaient long sur leur relation. Autant dire que le trajet en avion n'avait pas été une partie de plaisir. C'était à peine si les deux hommes avaient échangé plus de dix mots en vingt-quatre heures.

Stegan, en treillis noir, casquette de patrouille, gilet de combat léger et fusil d'assaut Scar-H entre les mains, avançait d'un pas lent mais régulier dans les galeries. Stanford, treillis camouflé, béret rouge, brêlage sur les épaules et AR-15 dans les bras, marchait à sa hauteur, prenant soin de laisser entre eux une distance aussi raisonnable que le permettaient les galeries. Le spectacle que proposaient les deux hommes était pour le moins singulier, et les chasseurs de trésors qui arpentaient les souterrains ne manquaient pas de leur adresser des regards appuyés, à la fois circonspects et inquiets. Une patrouille régulière était composée de quatre ou cinq soldats, en uniformes assortis, parcourant les alentours du regard d'un oeil ferme mais rassurant. Stegan et Stanford, eux, ressemblaient à deux antagonistes de film de guerre, au regard acéré rempli de frustration, et à la mâchoire serrée par la volonté de ne pas être le premier à briser le silence.

Tout semblait calme, cette saison. La dernière intervention de Stegan, qui avait démantelé une cache de trafiquants dans les tréfonds des souterrains, semblait avoir porté ses fruits. Les patrouilles relevaient davantage de la prudence que de la véritable nécessité, bien que des incidents liés à des pokemons sauvages aient été signalés. Mais de savants usages d'ultrasons et de répulsifs avaient minimisé la présence de pokemons terrassiers dans les galeries.

Stegan, bien malgré lui, lâcha un soupir exaspéré. Il s'ennuyait, mais surtout, il détestait cette situation. Patrouiller avec une personne que l'on déteste n'était pas une expérience agréable. Et s'il le déplorait, il n'avait pas la moindre intention d'y remédier. Soit Stanford faisait le premier pas, soit rien ne changerait. Autant dire que la situation semblait inextricable, tant la réciproque était vraie. Toutefois, Stanford sembla relever cette silencieuse et brève intervention. Sans doute plus raisonnable que son homologue hoennien, il brisa le silence.

- Il paraît que vous êtes déjà venu ici ?
- Je suis pas là pour faire la discussion.

Stanford le fixa avec dépit, avant de soupirer à son tour.

- Ecoutez, capitaine...
- Concentrez-vous.

Stanford lui lâcha un regard agacé. Il avait pour habitude d'afficher une expression désespérément neutre, fidèle à la réputation flegmatique des galariens. Aussi l'agacement lisible sur son visage était-il la marque d'une frustration appuyée. Il posa la main sur son talkie, et en approcha sa bouche, comme pour envoyer une transmission radio. Transmission qui ne pouvait pas exister, les souterrains bloquant toute communication.

- Ici Dragoon, au rapport. Les galeries sont vides, sombres et humides. Prétendre devoir se concentrer sur le vide est le signe d'une incapacité certaine. Terminé.

Stegan s'arrêta net. Stanford continua de marcher quelques pas, puis s'immobilisa à son tour.

- Vous cherchez quoi, au juste ?
- L'occasion d'échanger.

Stegan renifla. Ca ne ressemblait pas à Stanford de faire le premier pas. Après tout, c'est lui qui était si opposé à la présence des Wardogs dans son régiment.

- C'est ni le moment ni l'endroit. On est en patrouille. Vous aviez mille occasions d'échanger quand on était à la base.
- Avec vous, capitaine Striker, la mission est le meilleur moment pour parler.
- Ca veut dire quoi, ça ?
- Ca veut dire que, hors des missions, vous vous fermez comme un coquiperl. Sur le terrain, vous êtes vous-mêmes. Sauf qu'il y a toujours quelqu'un pour vous remettre le nez dans le guidon.
- Pardon de faire mon devoir.

Stanford soupira lourdement avant de faire volte-face.

- Arrêtez de jouer au con. Vous vouliez que je vous accepte dans mon unité ? C'est ce que j'essaye de faire. Si c'est vous qui vous braquez quand j'essaye de faire un pas dans votre direction, on s'en sortira jamais.

Stegan sentit la moutarde lui monter au nez. Il franchit brusquement les quelques pas qui le séparaient de Stanford, et se planta face à lui.

- Vous vous foutez de ma gueule, j'espère ? Vous me menez la vie dure, vous nous traitez comme des indésirables, mais quand vous décidez, dans votre immense mansuétude, de bien daigner m'accorder votre attention, il faut que je m'aplatisse et que je sois aux ordres ? Mais vous vous êtes cru où, Stanford ?

Stanford était toujours impassible. Aucune expression ne transparaissait sur son visage.

- Je comprends.

Puis il se retourna, et repris sa marche. Stegan inspira un grand coup, puis expira longuement par le nez, évacuant la pression qui lui était montée au cerveau. Il se mordit les lèvres, et reprit la marche à son tour.

- Vous êtes un putain de connard parvenu.

Stanford sembla ne pas relever. Stegan n'avait même pas contrôlé ses paroles. Il avait simplement prononcé les premiers mots qui lui passaient par la tête. Il ne le regretta qu'à moitié, trop content de pouvoir insulter Stanford une fois de plus.

- Et vous êtes un putain de connard psychorigide.

Stegan stoppa. Il n'était pas vexé, ni outré. La réponse de Stanford était de bonne guerre. Mais elle en disait long sur son état d'esprit.

- Et si vous vidiez votre sac ? Peut-être que ça vous donnera un peu de crédibilité.
- Vous voulez que je vide mon sac.

Les mots de Stanford furent ponctués par le claquement de son fusil d'assaut jeté au sol, heurtant les pierres qui jonchaient la galerie. L'officier galarien fit volte-face, les poings serrés. Aux yeux, un regard que Stegan ne connaissait que trop bien, et qui lui tira un rictus intéressé.

- Allez, Richard. Sors-toi le balai que t'as dans le cul et montre-moi ce que tu vaux, au lieu de tergiverser.

Stanford serra les poings de plus belle. Il amorça un geste en direction de Stegan, qui laissa pendre son arme à sa sangle, se préparant à riposter. Mais le galarien se ravisa, inspirant profondément.

- Ca vous ferait trop plaisir.

Stegan serra les dents.

- J'ai pas l'intention de m'abaisser à votre niveau, Striker. Être un soldat, ça ne veut pas dire être une brute sans cervelle. Je sais pas dans quel genre de film d'action à deux balles vous vous croyez, mais "parler avec les poings", c'est bon pour les piliers de bar et les sauvages. Même si je mentirais si je vous disais que j'ai pas envie de vous en coller une.
- Et pourquoi se priver, alors ?
- Parce que c'est ni l'endroit, ni le moment. On est en mission.

Un sec et bref sourire anima les lèvres de Stanford à la fin de sa phrase, rappelant à Stegan que ses propres paroles se retournaient contre lui. Celui-ci serra les dents, et reprit son arme entre ses mains, reprenant sa marche.

- Ca finira par arriver, et vous le savez.
- Tiens, fini le tutoiement ?

Stegan leva les yeux au ciel.

- La chignole, ça rapproche. Je m'attendais juste pas à faire face à un lâche.
- Bien sûr. On résiste à l'appel du néanderthal qui est en nous, donc on est lâche.
- Arrêtez avec cet air supérieur, Stanford. Vous valez pas mieux que moi parce que vous savez vous tenir. Selon vos critères, peut-être. Mais être un bourgeois coincé, ça fait pas de vous une meilleure personne.
- Selon mes critères, vous l'avez dit. Je n'ai donc pas le droit de refuser de m'abaisser à votre niveau, que je juge indigne d'un homme raisonnable ?
- Sauf que vous en crevez d'envie, vous le dites vous-même.
- Si on faisait tous ce dont on a envie, on vivrait encore dans des grottes.
- C'est de l'hypocrisie.
- C'est de la retenue. J'ai l'espoir, aussi lâche soit-il à vos yeux, de régler cette situation autrement qu'en nous cassant mutuellement le nez. Ca fait de moi une mauvaise personne à vos yeux ?
- Non. Ca fait de vous un imbécile. Vous savez que c'est la seule solution, pour vous comme pour moi.
- Je...
- Vous êtes un soldat, Stanford. Un bon soldat. Vous pouvez vous draper dans votre fierté autant que vous voudrez, vous avez goûté à la vraie violence. Vous savez dans quelle situation l'homme déploie son plein potentiel. Vous savez que notre différent ne pourra pas se régler avec des mots. Et même si vous essayez, vous savez que ça sera à sens unique.

Stanford resta silencieux un instant.

- Vous êtes un animal.
- Qui s'assume. Contrairement à vous.

Stanford pestait, ça se lisait sur son visage. La stratégie de Stegan commençait à payer, ses provocations incessantes poussaient le galarien à bout. Il ne rêvait que d'une chose : pouvoir s'expliquer à la main avec son homologue, sans qu'il puisse lui reprocher d'avoir porté le premier coup. A ses yeux, le langage des poings était bien plus éloquent que des piques et des brimades orales, la répartie n'étant pas son fort.

Mais alors que l'officier galarien était au bord de la rupture, un son strident retentit depuis les profondeurs. Les deux hommes tournèrent instantanément les yeux en direction du bruit, et sans un mot, leurs regards se croisèrent un bref instant. Le langage des professionnels avait parlé ; les armes furent épaulées, et les deux officiers qui, jusqu'ici, se comportaient comme deux chiens sauvages qui se grognaient dessus, avancèrent comme un seul homme vers l'origine du son suspect.

Si les tempéraments de Stegan et de Stanford étaient radicalement opposés, leurs compétences étaient largement équivalentes. Sans la moindre concertation, chacun couvrait l'angle mort de l'autre, et avançait au rythme des pas de son binôme. Les yeux alertes des deux soldats passaient d'un bout à l'autre de la galerie, traquant le moindre mouvement suspect. A mesure qu'ils progressaient, s'enfonçant toujours plus dans les souterrains, un bourdonnement saccadé se fit entendre. Puis, une détonation. Ils pressèrent le pas.

Au croisement entre deux galeries, Stanford s'engagea un peu trop rapidement. Stegan eut à peine le temps d'aggripper la poignée dorsale de son gilet et de le retenir.

- Eh...

Stanford fut instantanément coupé par une détonation. La galerie fut éclairée pendant un bref instant d'une vive lumière jaunâtre, alors qu'un large rayon électrique balayait la galerie dans laquelle Stanford allait s'engager. Le galarien fit un pas en arrière, lançant à Stegan un regard qui en disait long. Alors que des étincelles résiduelles parcouraient les parois rocheuses, le sol du tunnel était noirci et fumant, brûlé par le puissant rayon qui venait de le parcourir. Plus loin, toujours le même bourdonnement, comme un battement d'élytres frénétique.

- Pokémon. Electrique. Surement de type insecte. J'entends un spécimen mais il peut y en avoir plus.
- C'est vous le spécialiste. Comment on procède ?
- Je vais envoyer un des miens pour l'affronter. Couvrez-nous. Si on se fait déborder, tirez.
- Tirer ? Sur le pokemon, vous voulez dire ?
- Pas sur moi, tant qu'à faire.
- Mais...
- Va falloir vous défaire de l'idée que c'est des animaux de compagnie. Celui-ci a failli vous cramer comme un hot-dog. Je vais essayer de le neutraliser à l'ancienne, mais s'il est trop agressif et qu'il représente un danger pour les civils, faudra l'éliminer. C'est compris ?

Stanford sembla hésiter brièvement, avant d'inspirer et de serrer les dents.

- Compris.

Stegan hocha la tête, et prit la pokeball d'Ares dans sa besace. Puis il leva la main, et lança un décompte à trois, qu'il égréna en gardant une oreille sur le bourdonnement. Le pokemon semblait immobile, bien qu'agité. Enfin, le décompte tomba à zéro.

- Go.

Il s'élança, et entendit Stanford s'appuyer sur la paroi du tunnel pour viser. Dans la foulée, il lança la pokeball d'Ares, et l'hexadron surgit dans un rayon rouge.
Face à eux, à quelques mètres dans le tunnel, un grand pokemon bleu et jaune, aux élytres frétillant nerveusement. Ses deux immenses mandibules crépitaient d'énergie électrique.
Un lucanon.

- Close combat. Vite.

Ares s'élança de toute la vitesse de ses petites pattes. Lucanon était un pokemon d'origine Alolienne, il était bien loin de chez lui. Mais il n'était pas rare que des spécimens ramenés par bateau s'établissent dans des souterrains en creusant des nids dans le sol. Almia était le paradis des insectes terrassiers, mais un lucanon, aussi profondément, était une rencontre pour le moins anormale. D'autant que celui-ci semblait énervé.

Arès bondit tandis que le lucanon semblait charger une attaque électrique. L'hexadron solitaire leva ses boucliers, et asséna à l'insecte une série de coups puissants qui le projetèrent au sol. Cependant, un rayon d'énergie électrique jaillit des mandibules du lucanon, mais sans doute lancé dans la panique, il manqua Arès et explosa la paroi rocheuse du plafond. Des gravats s'abattirent sur les pokemons, et un panache de poussière se souleva, bloquant la vision de Stegan, qui cracha entre ses dents de frustration.

- Tch.

La poussière bloquait son visuel sur le combat. Il entendait les élytres du lucanon vrombir frénétiquement, et de violents bruits d'impacts métalliques suggéraient qu'Arès continuait de frapper sa cible. Mais sans savoir ce qu'il se passait, Stegan ne pouvait pas intervenir. Il regrettait d'avoir sous-estimé la situation et d'être venu sans matériel optronique, une vision thermique lui aurait été d'un grand secours.

- Qu'est-ce que ça donne ?
- Pas de visuel.

Stegan s'approcha prudemment, l'arme levée. Il pénétra le nuage de poussière, plissant les yeux pour tâcher de se repérer. Il vit, quelques mètres plus loin, les silhouettes des deux pokemons en pleine lutte au corps à corps. Une décharge de lucanon pourrait lui être fatale, aussi stoppa-t-il sa progression.

- Arès ! Mur de fer ! Position défensive jusqu'à avoir un meilleur visuel !

Stegan entendit aussitôt un craquement métallique, signe que son pokemon avait obtempéré. Un flash de lumière suivi d'un zap retentissant perça le nuage de poussière, signifiant qu'une attaque électrique du lucanon s'était heurtée à la défense de l'hexadron. Peu à peu, la visibilité revenait à la normale. Mais lorsque la poussière retomba, le lucanon avait disparu.

- Ou est-ce qu'il est passé ? Arès !

L'hexadron regarda frénétiquement autour de lui, sans succès. Le bruit d'ailes du lucanon avait disparu, lui aussi, et seul restait dans la galerie l'écho faiblissant du combat qui venait de s'y dérouler.

- Visuel perdu sur la cible.
- Stand-by.

Il était impensable qu'un lucanon aussi agressif abandonne un combat par seul manque de visibilité. Soit il préparait une attaque surprise, soit il était parti leur tendre une embuscade plus loin. Dans les deux cas, ils étaient en danger.

Lentement, la main de Stegan s'approcha de sa ceinture. Il avait une solution. Mais il lui coûtait de l'utiliser.

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Une semaine plus tôt

- Pourquoi tu tires cette tête ?

Stegan souffla par les narines. Les bras croisés, il était accoudé à la fenêtre du bureau du colonel Bareblade, qui l'avait convoqué en urgence.

- Vous savez très bien ce que je pense de tout ça.
- Oui, et ça ne change rien à ma décision.
- C'est bien pour ça que je suis pas jouasse.

Bareblade était assis derrière son bureau, étonnament bien rangé pour une fois. A la place de l'habituel enchevêtrement de documents qui y trônait, une seule pokeball, soigneusement déposée entre les alvéoles de mousse d'une mallette renforcée.

- On était censés en avoir fini après Double-Sept. Et c'est déjà un sacré poids à assumer.
- Ca n'a rien de comparable. Tu as déjà eu toute une équipe de spécimens du genre avec toi.

La convocation urgente de Bareblade concernait la découverte inattendue d'un énième laboratoire du projet Steelfur. Après la chute de Stinger, le labo s'était reconverti en centre de recherche en agronomie chimique. Non sans poursuivre secrètement quelques expérimentations sur les pokemons, naturellement. Un seul spécimen était parvenu à maturité, et il était contenu dans cette pokeball, qu'une descente de police avait saisie.

- Vous vous foutez de moi ? Vous dites vous-même qu'il a été conçu comme une arme chimique.
- Ka'bar avait été conçu comme un prédateur sanguinaire. Et pourtant c'est ton meilleur élément.
- Ka'bar, c'est pas un dragon spectral.

Stegan avait entendu beaucoup de rumeurs sur lanssorien. Ce pokemon aux allures de dragon fantômatique était assez retors pour propulser ses propres congénères sur ses ennemis. Il disposait de la puissance typique des pokemons dragon, ainsi que des capacités terrifiantes des pokemons spectre. Il était une arme dangereuse en soi, et des chercheurs fous avaient réussi à le rendre toxique en plus du reste. Avec Addy et Double-Sept, Stegan estimait avoir bien assez de bombes à retardement sur les bras.

- J'ai pas d'autre choix, et tu le sais. Soit je le confie à un spécialiste, et personne d'autre que toi ne peut être qualifié de spécialiste du domaine. Soit je dois me conformer aux consignes et le détruire. Tu sais aussi bien que moi ce que ça veut dire.
- Et qu'est-ce qui vous empêche de le détruire ?

Un silence.

- Pardon ?
- C'est un cobaye. Un sujet de laboratoire. A tous les coups, il a une espérance de vie de quelques mois, au mieux quelques années. Il n'a jamais vu la lumière du jour, il ne connaît rien du monde extérieur. C'est juste une arme vivante. S'il est si dangereux que ça, et si vous êtes le seul à vouloir le sauver...
- Stop.

Le regard de Bareblade était devenu glaçant.

- Réfléchis bien à la phrase que tu allais prononcer, et rappelle-toi combien de personnes voulaient te garder à flots après ce qui s'est passé au 25e.

Stegan se tut. Il ne s'attendait que trop à cet argument. Bareblade n'hésitait jamais à remettre sur le tapis son propre statut d'expérience ratée. Ni de rappeler qu'il avait été le seul à croire en sa capacité à rebondir et à diriger à nouveau une unité. Stegan savait pertinamment que, sans Bareblade, il se serait très probablement tiré une balle voilà des années de cela. Traduction : il était exactement comme ce lanssorien. Raviver cette solidarité forcée entre sujets d'expérience dont personne ne veut, c'était une bassesse. Mais c'était efficace.

- J'y connais rien en pokémons spectre. Je suis pas responsable si j'en perds le contrôle.
- Comme d'habitude, la responsabilité, c'est mon affaire. Je te demande juste de l'accueillir et de le réhabiliter. Une fois qu'on saura si on peut en faire quelque chose, je t'en débarrasserai si t'en veux toujours pas.

Stegan hocha la tête et s'approcha de la mallette. Il saisit la pokeball dans sa main. A l'arrière, une gravure. Un numéro de série. 94R-UD4.

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Présent

Stegan activa la pokeball qu'il avait en main. Dans un rai du lumière rouge, un grand dragon à la tête large et fuselée apparut, flotant paresseusement devant Stegan. Le haut de son corps était recouvert d'écailles grises et noires, et à partir de son abdomen, se fondait progressivement en une matière translucide d'un vert vif qui se terminait en une brume jaunâtre au bout de sa queue. Les orifices sur son crâne qui étaient censés accueillir des fantyrm, que les lanssorien utilisent habituellement comme projectiles, étaient vides. Les yeux d'un vert radioactif du pokemon parcouraient les environs, d'un regard perçant et glaçant.

- Garuda.

Le pokemon tourna lentement la tête vers Stegan. Son regard le terrifiait. C'était comme si le dragon spectral le jaugeait d'un air à la fois supérieur et malicieux, sauf que Stegan ne doutait pas de son potentiel destructeur. Pourtant, il semblait très calme.

- On cherche un lucanon sauvage qui se planque pas loin d'ici. Essaye de le localiser, et fais-le sortir ou immobilise-le au possible.

Le lanssorien le fixa encore un instant, avant de lentement se laisser retomber au sol... dans lequel il commença à se fondre. Alors que seule sa tête dépassait encore, Stegan ajouta.

- Sans déployer de gaz toxique.

Le lanssorien disparut dans le sol. Stanford s'approcha, son arme à l'épaule.

- C'était un lanssorien, ça ? Ils sont pas censés être bleus ?
- Et vous êtes censé être un combattant. J'en fais pas toute une histoire.

Stanford s'apprêtait à répliquer, mais une détonation retentit depuis un croisement un peu plus bas. Les deux hommes s'élancèrent, et virent le lucanon se faire propulser de l'autre bout de la galerie, jusqu'à heurter une paroi rocheuse. Il s'écrasa au sol, le corps fumant. Garuda parut à son tour, la gueule encore fumante de l'attaque qu'il venait de lancer. Mais le lucanon se remit aussitôt à battre des ailes, et à charger une attaque électrique entre ses mandibules.

- Ares, close combat !

L'hexadron solitaire de Stegan s'élança et asséna une série de coups de bouclier au lucanon, qui sembla pris par surprise. Rien d'étonnant à ce qu'il soit concentré sur la plus grande menace, à savoir le lanssorien. Lequel, pourtant, ne bougeait pas. Il fixait Stegan de ses yeux verts, semblant attendre un ordre.

- Garuda, termine-le avec un vive-attaque.

Une attaque faible, mais rapide. Le dragon disparut instantanément, avant de reparaître juste sous le lucanon qui était déjà en train d'encaisser les coups de l'hexadron, et de lui asséner un violent coup de tête. Le lucanon fut projeté plusieurs mètres plus loin. Ares s'élança pour poursuivre l'assaut, mais stoppa net lorsque Stegan leva la main.

Ses deux pokemons immobiles, Stegan observa le lucanon. Celui-ci était mal en point. Brûlé, la chitine cabossée, le corps recouvert d'impacts divers, il gisait au sol, inerte. Pourtant, il se remit à bouger. Ses élytres, d'abord, qui s'agitaient de spasmes épars. Puis ses pattes, sur lesquelles il essayait de se redresser, sans succès. Enfin, ouvrant des yeux endoloris, il commença à charger une attaque électrique entre ses mandibules. Attaque qui se résuma à quelques étincelles, avant de s'éteindre.

- C'est pas possible, il est increvable ce truc.
- Ouais.
- Euh. Je peux savoir ce que vous faites ?

Stegan s'approcha d'un pas lent du lucanon. Il plongea la main dans une des pochettes de son gilet, et en sortit une hyperball miniaturisée qu'il déploya dans sa main. De l'autre, il tira son couteau de combat de son étui.

- Striker ?

Stegan ignorait royalement Stanford. Arrivé à la hauteur du lucanon atterré, il s'accroupit, et lui présenta les deux objets.

- Choisis.

Le lucanon sembla l'observer un instant. A nouveau, des étincelles apparurent faiblement entre ses mandibules, avant de disparaître. Le lucanon ferma les yeux, avant de les rouvrir, et de désigner du bout des pinces la main qui tenait le couteau.

- Bonne réponse.

Stegan leva le bras.

- STRIKER !

Et déposa l'hyperball sur la tête du lucanon, qui y fut aspiré.
Trois clics, et le pokemon était capturé.

Stegan se redressa, et observa un instant l'hyperball fraîchement verrouillée avant de la replacer dans sa pochette. Stanford, qui venait de manquer un battement, fixait son homologue avec un air tétanisé.

- Striker... c'était quoi, ça ?

Stegan leva vers lui un regard rempli d'indifférence.

- Un test.
- Un test ? Vous vous foutez de moi ? Que vous vous approchiez sans précaution d'un pokémon sauvage dangereux, c'est déjà une sacrée connerie, mais qui n'engage que vous. Mais le coup du couteau, va falloir m'expliquer.
- Vous comprendriez si vous étiez un vrai combattant. Je vous ai surestimé, on dirait.

Stanford resta coi un instant, manquant une respiration devant l'outrecuidance de Stegan. Il toussa un rire nerveux, avant de se mordre les lèvres.

- Ok, visiblement vous avez pas encore fini de me renifler le cul, alors je reformule. S'il avait choisi la pokeball, vous l'auriez planté ?
- Exactement.
- Mais encore ?

Stegan soupira longuement. La pression retombait, il avait tout sauf envie d'expliquer le fond de sa pensée, et encore moins à Stanford. Il rappela Garuda et Ares dans leurs pokeballs respectives, avant de poser sur le galarien un regard blasé au possible.

- Au départ, l'idée c'était de le mettre hors d'état de nuire. Ca veut pas dire mille choses : au mieux, on le capture pour le relâcher ailleurs, au pire, on le bute. Mais vu comme il s'est battu, et comme il essayait encore de résister alors qu'il était à bout de forces, j'ai voulu lui laisser une chance.
- Une chance de ?
- D'intégrer mon équipe.

Le silence plana pendant plusieurs secondes. Comprenant que Stanford en attendait davantage, Stegan poursuivit.

- Je lui ai laissé le choix. Mourir ou me rejoindre. S'il avait choisi la pokeball, ça aurait voulu dire qu'il tient à la vie plus qu'à la liberté. Ce qui est une preuve de faiblesse, et le comportement d'un pokemon en qui je ne pourrais pas avoir confiance. Mais comme il a préféré mourir que de se retrouver captif, il m'a prouvé sa valeur en plus de sa force.
- Donc, vous n'avez pas respecté son choix, vous allez lui imposer une vie dont il ne veut pas, et tout ça, simplement parce que vous voulez vous accaparer sa force. Admirable.

Stegan ne répondit pas. Il comprenait le point de vue de Stanford, et au fond, il n'avait pas tort. Mais il n'était pas arrivé là où il en était en faisant du sentimentalisme. Il avait besoin de force, et ce lucanon pouvait lui en donner. Quant à son choix... soit le temps lui ferait changer d'avis, soit il persisterait, et Stegan finirait pas le libérer. Mais il n'avait aucune envie de prouver sa bonne foi à Stanford, qui n'avait juste pas assez d'expérience pour comprendre la situation. Qu'il le juge, si ça l'amusait. Stegan, lui, savait à quoi s'en tenir.

- Et donc, s'il avait choisi la pokeball, je présume vous l'auriez capturé, mais pour le relâcher ailleurs.
- Non. Je l'aurais achevé.

Un silence. Stanford afficha un sourire amer et soupira sèchement.

- Je me demande pourquoi je persiste à essayer de vous donner du crédit.
- Vous avez vu son comportement face à des humains armés et à deux pokemons puissants qui le tenaient en respect. Vous pensez vraiment que le relocaliser aurait été une solution ?
- Il y a peut-être une alternative à une exécution sommaire, non ?
- Oui. Le dressage.

Stanford secoua lentement la tête. Ce simple geste, pourtant bien anodin en comparaison du reste, agaça Stegan au plus haut point. Sa colère envers Stanford refit surface en un éclair, et son envie d'en découdre également.

- Qu'est-ce qu'il y a, encore ? Ca convient pas à vos bonnes valeurs de petit bourgeois bien-pensant ? Vous auriez peut-être préféré qu'on essaye de le faire s'intégrer à un environnement qui n'est pas le sien, en priant pour qu'il découvre que la joie de vivre et les petits oiseaux, ça vaut mieux que l'instinct qui l'anime ? Vous commencez à me faire chier avec votre morale à deux balles, Stanford. Vous ne savez rien du terrain ni de la vraie vie. Vous n'avez aucune idée de comment ce monde fonctionne au-delà de vos petits opinions pré-conçus de fils de noble incapable de faire ses preuves par lui-même.

Les yeux de Stanford s'écarquillèrent.

- Comment...
- Comment je suis au courant ? Facile, ça se lit sur votre gueule. J'ai pas eu à chercher bien loin pour trouver votre dossier, même s'il était bien camouflé. Vous avez tiré quelles ficelles pour dissimuler votre ascendance, SIR Stanford ?

Le "sir" était volontairement appuyé. Stegan oubliait qu'il avait demandé des accès spéciaux à Bareblade pour pouvoir consulter le dossier de Stanford, mais il avait promis de ne pas utiliser cette information à son avantage, sous l'argument que lui non plus n'aurait pas voulu que l'on lui oppose un passé dont il s'était détaché. Mais le comportement de Stanford lui sortait trop par les oreilles pour ne pas utiliser cette arme, dont il savait qu'elle allait faire mouche.

- Quand on n'a obtenu son grade d'officier que grâce à l'utérus duquel on est sorti, on ferme sa gueule sur les valeurs des vrais soldats. Sans les faits d'armes de grand-papa, y'aurait pas de Capitaine Stanford. Que ce soit vous ou votre déserteur de père.

Un autre élément du dossier, encore mieux dissimulé. Stanford père, capitaine également, avait été épinglé pour désertion face à l'ennemi lors du premier conflit Enchadrean. Sauvé par sa noblesse, il avait échappé à la cour martiale, à la dégradation, et avait simplement été muté aux administrations. Stegan avait aussitôt compris que l'hostilité de Stanford lui venait d'une volonté de racheter les erreurs de sa lignée, et de redresser l'honneur des Stanford en faisant les choses à sa manière. Mais il ne s'y prenait pas de la bonne manière à ses yeux.

Le galarien le fixait avec des yeux exorbités de rage. Sa mâchoire tremblait, autant que ses poings qui se serraient sur le plastique de son arme. L'occasion était trop belle pour Stegan, qui prenait un malin plaisir à le remettre à sa place, autant qu'à le pousser à bout pour obtenir ce qu'il voulait.

- C'est pas en courant après l'honneur qu'on devient un bon soldat.

Le fusil d'assaut de Stanford se brisa en deux contre un rocher, jeté au sol par son propriétaire qui s'élança, poing levé, en direction de Stegan. Dans ses yeux, une rage froide crépitait.