Comme son rituel hebdomadaire l'exigeait, Stegan prenait une demi-heure à une heure pour entretenir son matériel. Huiler les armes qui en avaient besoin, affûter les lames des couteaux, resserrer les sangles de ses gilets et plaques modulaires, inspecter ses plaques balistiques, ses équipements optroniques, passer un coup de brosse sur ses équipements textiles... une étape relaxante pour lui, qui avait en prime le mérite de lui assurer une opérabilité à toute épreuve. Il n'était pas à une étape de sa vie où il utilisait tout ce matériel de manière intensive, le métier d'instructeur n'étant pas le plus exigeant. Aussi une telle minutie pouvait-elle passer pour de la maniaquerie. Mais maniaquerie ou pas, il avait besoin de cette petite habitude pour se sentir bien dans ses rangers.

Pourtant, alors qu'il époussetait, frottait, testait et réglait avec des séries bien répétées de gestes précis, rapides et efficaces, il marqua un temps d'arrêt en prenant son ceinturon.

Une ceinture de combat noire en cordura, dotée d'une plateforme modulaire découpée au laser. Sur la droite, un holster rigide conçu pour accueillir son pistolet automatique, ainsi qu'un double porte-chargeur en polymère. A l'arrière, une pochette médicale, ornée d'une croix à haute visibilité infrarouge. Entre les deux, une poche "dump" pour les douilles usagées, soigneusement roulée et maintenue par un cordon élastique.
Et sur la gauche, cinq hyperballs.

Stegan fixa longuement les cinq sphères, accrochées au ceinturon par un adaptateur dédié. Son regard dévia vers le coin de la table sur laquelle il effectuait son entretien rituel. Un sachet en plastique, scellé par une étiquette en carton, contenait un sixième adaptateur. Il l'avait acheté au surplus de Winscor, la veille au soir, avant de rentrer à Smashings. Mais il ne l'avait pas fixé immédiatement, préférant profiter de son grand ménage de printemps, et conscient que ce geste d'apparence anodine revêtait une symbolique particulière pour lui.

La dernière fois qu'il avait accroché six balls à son ceinturon, elles étaient toutes dépareillées. La pokéball abîmée de Ka'bar. Celle parfaitement lustrée de Sherman. Les superball de Revy et de Buster. La speed ball de Blighst. L'hyperball d'Addy. Il avait passé beaucoup de temps à rassembler, entraîner et préparer tous ces pokemons. Il avait combattu avec eux, les avait menés jusqu'à la ligue, à la victoire, et à encore plus de combats à l'occasion desquels il leur avait dû la vie plus d'une fois.
Et puis, un beau jour, son ceinturon s'est vidé.
Sa vie avait pris un tournant. Son âme s'était grisée, désabusée. La volonté de prouver quelque chose au monde et à lui-même, le besoin d'être entouré, accompagné, soutenu par ses pokemons. Tout ça avait disparu. Il les avait tous libérés, à l'exception de Double-Sept.

Un regard vers le genesect, mécaniquement posté près de la porte, immobile et inerte, lui rappela ce moment. Il avait confié certains de ses vieux camarades à des personnes de confiance, et avait libéré les autres. Il pensait ne plus avoir besoin d'eux, autant qu'il ne voulait pas les entraîner dans une descente aux enfers qu'il pensait inévitable. Il n'avait conservé que ce pokémon modifié, altéré, presque robotique, qui tenait plus de l'arme que de la créature.

Et pourtant, voilà qu'il fixait un sixième support de pokeball sur son ceinturon.

Les choses s'étaient précipitées. Ka'bar était revenu, au prix de sa main. Sa prothèse estampillée Metalex, fixant avec précision et dextérité les clips de l'adaptateur sur le ceinturon, la lui rappelait à chaque instant. Puis, il avait recueilli Arès, cet hexadron solitaire, combatif comme pas deux. Addy avait refait son apparition, détruisant tout sur son passage, et l'avait forcé à la recapturer, ainsi que le métalosse qui s'était battu jusqu'à ses dernières forces pour la retenir. Il avait recueilli Garuda au même titre que Double-Sept, et enfin, il avait capturé ce lucanon enragé qui préférait la mort à la défaite. Des recrues de premier choix, objectivement. Il n'avait pas hésité longtemps avant de les accepter, et cela le surprenait. Il ne pensait pas avoir changé d'opinion. Pourtant, le voilà, avec à nouveau six balls à la ceinture. Pourtant, il ne les avait pas cherchés. Leur venue auprès de lui avaient été le fruit du hasard ou de circonstances inévitables. Mais il ne regrettait pas ses choix pour autant. Ce qui le perturbait, c'était qu'il s'en satisfaisait, alors même qu'il n'avait plus aucune raison de vouloir une équipe complète. Peut-être était-il fait pour ça.

Bien torp peu amateur de longues tortures mentales, Stegan choisit d'embrumer ses doutes avec les moyens habituels. Il enfila sa veste, quitta son appartement, et se dirigea à grands pas vers le troquet le plus proche. Un pub miteux aux sièges râpés et aux vitres opaques de crasse, puant la cigarette bon marché et le vomi mal nettoyé. Un pub à la fréquentation pour le moins douteuse, mais comme il se plaisait à le penser, la plus mauvaise fréquentation que l'on pouvait redouter, c'était la sienne. Son allure peu engageante lui permettait d'esquiver la plupart des embrouilles, et les nombreuses personnes qui avait laissé des dents sur le bar après son passage avaient achevé de lui forger une réputation d'homme à ne pas taquiner.

L'officier s'installa sur un strapontin grinçant, et s'accouda au bar, étonnamment le seul mobilier du pub à peu près entretenu. Des rayures et des impacts en jonchaient la surface, mais il était difficile de rattraper les stigmates d'un jeu du couteau ou d'une bouteille éclatée sur du bois de chêne massif. Les années de service n'avaient pas épargné ce bar, à l'image du soldat qui l'occupait désormais trois à cinq fois par semaine.

- Whisky sans glace ?

Un hochement de tête confirma au patron la commande silencieuse du capitaine. Alors que son regard se figeait sur les étiquettes colorées des bouteilles alignées face à lui, il sentit une vibration dans sa poche. Il en sortit son téléphone, et ne ressentit pas la moindre surprise en voyant s'afficher le nom du colonel Bareblade.

J'ai un truc pour toi.

Comme d'habitude, un message évasif qui exigeait de lui qu'il le rappelle séance tenante. Il attendrait tout de même que son whisky soit servi.