Cela fait quelques jours maintenant que je corresponds avec Millie par ces papiers à lettre toujours cachés entre les mêmes livres pour enfants. Je suis le premier étonné que ça se poursuive, surtout que j’ai rapidement compris de qui il s’agissait et que je ne voulais rien avoir à faire avec elle. Au contraire, j’aurais été bien content de pouvoir lui mettre mon poing dans la gueule sans que ça m’attire des emmerdes avant. Millie, c’est le nom de l’adolescente qui passe son temps à me dire des horreurs et me menacer, qu’a l’air complètement dérangée. Elle ne m’a pas dit qui elle était à l’écrit, mais c’était facile à deviner. Quand je lui ai demandé pourquoi elle voulait tant me parler par lettres, sa réponse a été :

”Parce que toi tu fais pas peur. J’aurais pu te tuer, donc tu ne me fais pas peur.
Je dis pas ça pour te vexer, c’est plutôt cool en fait. Comme j’ai pas peur, je peux te parler, sauf que ma bouche n’y arrive pas.”

J’avoue, au départ j’ai eu une petite sueur froide. Puis, dans un sens, j’ai compris. Pas complètement, c’est sûr, je connais pas son histoire, ni même rien de sa vie, malgré nos correspondances qui se poursuivent, mais… Je comprends l’idée d’un truc improbable et hasardeux qui fait que, soudain, parmi cette catégorie de personnes avec qui on ne voulait rien avoir à faire, y en ait une avec qui ça paraisse être possible. Et ne pas savoir comment aborder cette personne, même si je ne pense pas que je serais allé la menacer de mort au pif comme le fait Millie. On va mettre ça sur le compte de la brume des rêves. Elle a clairement des problèmes. Peut-être que ça vient d’ailleurs, mais puisque je ne sais rien, on va dire que c’est sa mushana qui l’a ravagée. Ca arrive aussi, comme effet, parfois. Je suis content de pas avoir eu ça, d’ailleurs, car j’étais déjà bien assez instable comme ça.
Le bon point de cette correspondance, aussi, c’est qu’elle a arrêté de me harceler et d’être flippante. Quand on se croise dans les couloirs, je lui fais un signe de main et elle ne répond pas. La première fois, elle s’est figée sur place, comme s’il était vraiment étonnant que je l’ai reconnue - je suis bête, mais pas à ce point quand même - et depuis elle m’ignore. Je sais pas si elle est gênée ou pas, l’essentiel c’est qu’elle continue de répondre, toujours sur du papier à lettre qui sent la vanille.

Je me suis demandé comment je me sentirais si ça s’arrêtais. J’ai envie de dire que je n’en ressentirais pas grand chose, mais je me suis bien vu attendre avec une certaine impatience les réponses. Espérer ce petit lien social au milieu de ce grand isolement qu’est la cure. C’est un choix que j’ai fait, pour m’en sortir tout seul, et pas en subissant les encouragements de personnes qui essayent mais ne peuvent pas comprendre, et aussi pour me prouver à moi-même et à Phil que j’étais assez fort pour le faire. Pour le faire pour moi. Mais maintenant que j’ai ces petites lettres… C’est pas pareil, parce que c’est quelqu’un qui vit la brume des rêves aussi même si on en parle pas.
Peut-être que Milile restera une anecdote de soutien ici, et ça me va aussi.
Ou peut-être pas.

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”Tu sais, j’ai même pas de mushana. J’ai l’impression que tout le monde ici en a une, mais pas moi. C’était celle de mon oncle.
Du coup, j’ai l’impression qu’ils savent pas me soigner, ou moins bien. Je me demande parfois si c’est foutu pour ma tête… Dis, c’est quoi, pour toi, les effets de la brume des rêves ?

J’hésite sur la manière de répondre à ce message. C’est la première fois que nous abordons vraiment un sujet lié à la cure. Je suis assez étonné de ce que j’apprends, d’ailleurs. Un peu effrayé, aussi. J’ai vu assez de films pour pouvoir facilement imaginer de sales histoires, et autant il y a un monde où c’est Millie qui piquait la mushana de son oncle pour se shooter, autant y en a un autre où elle le subissait. Ca fait froid dans le dos, mais je n’ai pas envie de lui demander ce qu’il en est. Peut-être que j’en apprendrai plus en étant sincère ceci-dit. On va voir, de toute façon, c’est pas comme si j’avais des trucs fous à raconter pour répondre à sa question. Phil est tellement important pour moi… Mais ça doit être classique parmi les patients, ce qu’il m’arrive.

”Je vois plus la couleur cyan. Je me souviens que c’était un bleu que je trouvais dégueulasse, que j’aimais pas, et du coup mon cerveau ne la voit plus. C’est sûrement irréversible, pas une grosse perte. J’ai des hallucinations aussi, liées à des gens que j’aimais beaucoup et qui sont plus là. Un, plus fort que les autres. Et je pouvais plus manger, parce que je mangeais déjà en rêve.
Et toi, elle t’as fait quoi la brume des rêves ?”

Si, quand j’ai commencé à écrire mon brouillon, je pensais trouver la force d’évoquer plus clairement Phil, les larmes qui se sont mises à couler sur mes joues m’ont prouvées que ce n’était pas le cas. Je suis donc resté vague sur le sujet, sans que ce soit un mensonge : après tout, je vois aussi mon père et j’ai des hallucinations liées à ma famille. Je me demande si, ça, j’en ferai un deuil un jour. J’ai fugué, il ne m’a pas recherché, ça veut tout dire. Sauf que comme ce n’est pas concret, je ne peux pas m’empêcher de laisser allumée cette petite lueur d’espoir. On ne sait jamais, peut-être que quelque chose l’a empêché de me retrouver. Papa…

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”Oh non c’est dommage pour le cyan ! Moi, j’aime beaucoup cette couleur. J’en porte parfois, je me demande comment tu verrais ça. Un gros trou de rien ? Ou ton cerveau le remplace par autre chose ? On pourra peut-être tester, un jour, quand j’arriverai à faire autre chose que vomir par la bouche.
Tu arrives à manger maintenant ?
Moi au départ je voyais le monde en rose quand ça allait pas. Maintenant j’entends ses pleurs et je sens son poids à côté de moi ou dans mes bras. Ca me donne envie de tout casser.
Je déteste vraiment les adultes, sauf toi.”

Bien que je sois pas le plus doué en grammaire et autres subtilités de la langue, loin de là, quelque chose me dit que son enchaînement, quand elle m’explique ce que lui fait la brume des rêves, ne veut rien dire. Pourquoi elle entendrait les pleurs et sentirait le poids du monde ? A moins que ce soit une image poétique ? Si oui, elle est bien plus douée avec la langue que moi.

”Je sais pas pour la couleur cyan, mais ça pourrait être marrant de faire l’expérience. Bon courage avec ton vomi !
Je mange difficilement, mais petit à petit ça va mieux. Je crois. On verra bien.
J’espère qu’ici ils arriveront à t’enlever le poids du monde. Je crois pas que ce soit à toi de porter ça. Enfin, pour ce que j’en sais…
La prochaine fois que je te croise, j’essayerai de dire bonjour.”

Après ça, notre correspondance à continué et Millie s’est montrée enthousiaste à l’idée que je la salue, mais je ne l’ai bizarrement pas croisée dans les couloirs du centre de cure pendant plusieurs jours. Parfois, je croyais apercevoir les couleurs bariolées de ses cheveux ou ses tenues, mais toujours pour les voir rapidement disparaître. Je crois que, malgré son enthousiasme, elle avait peur que je lui parle.
Ca aussi, je peux comprendre.

- Salut !

Lorsque Millie se retrouve enfin face à moi, je suis pris d’un énorme pic de stress. Je me demande comment je vais réussir à la saluer, si je vais parvenir à le faire, quel mot je suis sensé utiliser, quel ton employer. Finalement, comme nous sommes figés l’un en face de l’autre, ma bouche s’active toute seule et c’est un “salut” faussement enthousiaste qui passe mes lèvres. Une sueur froide me parcours lorsque je vois les yeux de l’adolescente s’écarquiller, ses genoux se mettre à trembler. Je crois que je vois se former des larmes au coin de ses yeux. Sa bouche se déforme et j’anticipe qu’elle est sur le point de se mettre à hurler. Alors je m’enfuis.
Je me mets à courir hors de la salle de repos où nous nous sommes croisés, jusque dans les couloirs, le plus loin possible sans réfléchir à l’endroit où je me rends pour finalement trouver une porte qui mène au jardin et m’arrêter, essoufflé par cette petite course qui ne devrait pas me mettre dans cet état. Je dois appuyer les mains sur les genoux pour ne pas m’asseoir par terre afin de me remettre, j’ai presque la nausée d’avoir fourni un effort physique si soudain. Mes tours dans le jardin, soit-disant pour retrouver en endurance, ne servent à rien. Ce serait rageant si je ne pouvais pas me focaliser sur le fait qu’au moins je n’avais pas entendu crier derrière moi.

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”J’ai paniqué.”

Ce sont les seuls mots qui accompagnent la prochaine correspondance. Ca m’amuse plus qu’autre chose, sentiment que je ressens rarement depuis que Phil est parti. Je lui réponds simplement que, moi aussi, j’ai paniqué. Le prochain message prend plus de temps à me parvenir, assez pour que ça me perturbe, que je m’en inquiète, et que j’en vois de signes dans une de mes hallucinations. Du papier qui se déchire, les morceaux qui tombent sur mon corps alors que je suis allongé sans pouvoir bouger, puis le papier se met à brûler. Je n’arrive pas à savoir s’il s’agit de la belle lettre de Phil ou des feuilles à l’odeur de vanille. Peut-être les deux. Et je me mets à brûler aussi avant de reprendre le contrôle de mon esprit. La petite victoire, c’est que j’ai beau voir et savoir que je brûle, je n’en ressens pas la douleur. Comme si mon cerveau commençait à mieux faire la distinction entre le réel et le fictif. A voir si ça se confirme dans de futures visions, mais si c’est le cas, j’en serais très heureux. Peut-être que ça m’aiderait à manger, ou au moins d’arrêter d’avoir tout le temps mal quelque part sans aucune réelle raison.

”La prochaine fois, c’est moi qui te dirai bonjour.”

Je comprends à partir de ce message que je ne dois plus essayer de lui parler, ce que je n’avais de toute façon pas l’intention de faire. Pas envie de devoir re-piquer un sprint parce qu’elle n’arrive pas à se gérer. Je veux bien être gentil, et j’apprécie notre correspondance, mais je suis pas un saint non plus. En plus, je la connais à peine. Ca se trouve elle est insupportable en vrai. Ca se trouve on ne s’entendra pas du tout. De toute façon, je suis un adulte, non ? Alors ce serait bizarre que je devienne vraiment pote avec une ado de… Je sais même pas quel âge elle a. Quatorze ans peut-être ? Pour que ce soit ok, il faudrait que j’ai un rôle de type mentor, ou grand-frère, et je n’en ai pas vraiment envie. Surtout pas en ce moment où je dois me concentrer sur moi et ma propre guérison.

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- Vous faîtes de bons progrès !, m’assure le médecin. Un sourire bienveillant orne son visage et me donne envie de le croire. Comment vous sentez-vous par rapport à votre mushana ?
- Bah…, je hausse les épaules. Quand je la vois ou que je pense à elle, j’ai toujours envie d’y retourner.
- En ce moment aussi ?
- Oui, vous venez d’en parler.
- Mais vous ne tremblez plus, il a raison. Votre crâne, ça va ?
- Je crois, je ferme les yeux afin de me concentrer pour lui répondre. Une légère douleur est en train de naître, quelque part à l’arrière, mais rien d’aussi fulgurant qu’avant. Je décris ça au médecin vite fait. Ca aussi, c’est bien ?
- C’est même très bien !

Je ressors de ce rendez-vous de bilan accomapgné de quelques pensées positives. Je n’irais pas jusqu’à sourire, mais je me sens plus léger que d’habitude. Je fais des progrès, c’est un membre du personnel médical qui le dit, pas juste mes impressions qui se raccrochent aux moindre miettes. Je m’en sors si bien que mon traitement va être légèrement ajusté. Avec un peu de chance, je sortirai d’ici avec une prescription moins lourde que la dernière fois. J’ai envie d’en parler à Rose et à Aram, sauf que je ne peux pas. C’est pas grave, j’aurais plein de choses à leur raconter une fois que j’en aurai fini. Ce sera compliqué avec Limonde, je le sais, mais pour le moment je préfère ne pas y penser.
A la place, je me décide vers l’accueil afin de voir s’ils ont reçu ma commande. Moi aussi, j’ai commandé du papier à lettres. Pas un pour pisseuses qui sent la vanille, mais tout de même joli. Le corps est blanc, avec des lignes dessinées en pointillés bleu clair, histoire que j’arrive à écrire droit. Le tour est décoré d’un ciel nuageux qui va du plus beau du jour aux teintes du couché. Ce papier ne me servira pas pour communiquer avec Millia, mais pour écrire à Phil. Il ne recevra jamais mes lettres, et sûrement que l’encre sera tachée de larmes, mais je veux symboliquement lui raconter mes progrès. Et, surtout, le remercier.

”Je pense que je pourrai sortir bientôt !”

C’est avec une certaine fierté que j’écris ces quelques mots à Millie. Mes progrès se stabilisent. Je continue d’avancer à petits pas et j’ai l’impression de m’approcher de l’état dans lequel j’étais lorsque je suis sorti la première fois. Le monde hors du centre ne me manque pas, car ça reste un monde sans Phil, que je vais devoir affronter. Le reste si. Mes amis et mes pokémons, quoi. Surtout Rubis. C’est la première fois qu’on est séparés pendant aussi longtemps : la dernière fois il était là avec moi. Je me prends de plus en plus souvent à me demander s’il va bien, s’il se nourrit bien, si je lui manque… Lui, et tous les autres, j’ai hâte de les retrouver.
J’écris encore quelques mots à Millie avant de quitter ma chambre pour aller poser la lettre dans l’endroit habituel. Si quelqu’un s’est rendu compte de notre correspondance, ils n’en ont rien dit ni n’ont, a priori, essayé de toucher aux écrits. Parfois je me demande comment ça se passerait si elle ou moi sortait en premier… On peut recevoir et envoyer du courrier, alors j’imagine qu’on pourrait continuer de s’écrire. Moi, en tout cas, j’aurais rien contre le faire même si ce qu’on s’enverrait ne serait sûrement plus des messages aussi courts que maintenant.

Ma demander ça a fini par sonner comme une prémonition, car c’est à partir de ce message que j’ai cessé de recevoir des mots de la part de Millie.

Au départ, je me suis juste dit qu’elle n’avait pas le temps, ou n’avait pas trouvé l’occasion de déposer l’enveloppe au lieu habituel. Puis, c’est devenu bizarre. Très vite, en fait, car je me suis rapidement inquiété. J’ai toujours été d’une nature inquiète, mais là, en plus de tout le reste, ça me manquait. Mon seul lien social entre ces murs venait de disparaître.
Ca ne me ressemblait pas, mais je m’étais mis à chercher Millie et, au bout de plusieurs jours, me voilà enfin à savoir laquelle des nombreuses portes du centre est celle de sa chambre. Le truc, c’est que je ne peux pas juste débarquer comme ça. Ca ne se fait pas, surtout vu sa réaction la dernière fois qu’on a essayé de communiquer en face à face. Et, encore une fois, c’est une ado donc ce serait vraiment chelou de ma part. Alors je reste là, à hésiter même à toquer devant la porte. J’espère qu’elle va bien. Enfin, aussi bien qu’il soit possible d’aller ici. C’est tout ce que j’espère.

Je finis par trouver le courage de toquer, plusieurs fois, sans obtenir de réponse. C’était prévisible, peut-être qu’elle n’est même pas là. Peut-être qu’elle est partie, juste comme ça… Je n’ai pas encore eu le cran de me renseigner. J’accuserai le coup, mais serais content pour elle. Bref, je m’accroupis pour faire passer une de mes feuilles de papier à lettre sous la porte, comme elle l’a fait la première fois pour moi. J’y demande si ça va. Au pire, si Millie n’est plus là, le personnel se demandera juste ce que cette feuille fait là. Personne ne saura que c’est moi.
Le reste de ma journée me laisse avec un sentiment de solitude encore plus fort que précédemment. C’est terrible, ça, car je me sentais pas si seul avant qu’on commence à correspondre. Peut-être que je ne me rendais pas compte, tout simplement. Vu que je ne pouvais pas comparer. Il fait beau, alors je décide de retourner tourner dans le parc du centre de cure. C’est toujours les mêmes chemins, toujours les mêmes choses, mais ça me calmera plus que de rester enfermé. Il n’y a pas de film au programme des chaînes que j’ai à cette heure. Rapidement, je me rends compte que je tourne en rond, sans pour autant avoir envie de rentrer. Ils n’auraient pas pu prévoir une de leurs activités chiantes ? Ca m’aurait occupé… Peut-être est-ce parce qu’ils manquent de thune, et donc de personnel, mais je trouve qu’on a trop de temps libre dans cette cure. Il paraît que c’est pour nous laisser le temps de nous réapproprier notre esprit, notre imagination, ou ce genre de conneries. Mes pensées marchent très bien au moins cinquante pourcents du temps, merci !

- Cryp !

Wah putain c’est quoi ça ?!