Aujourd’hui, j’ai fait un progrès. Un tout petit, minuscule, presque aussi insignifiant qu’une poussière. Je ne suis même pas sûr que les médecins peuvent s’en rendre compte. Pour moi, cependant, c’est un progrès énorme. Un seul millimètre parcouru pour commencer à sortir de ma stase. Le moi d’avant s’en serait énervé, car ça n’aurait pas été assez, trop ridicule, trop nul, le fruit des efforts d’un incapable. A cet instant, cependant, je me rends compte à quel point ce minuscule progrès est précieux. Je voudrais pouvoir le serrer entre mes mains pour le protéger, de peur qu’il s’échappe. Sûrement que, plus tard, quand je verrai qu’il n’est pas facile d’aller plus loin, je m’en énerverais, mais pour le moment je profite de cette sensation agréable. Ce n’est pas souvent que je peux sentir que je suis fier de moi. Au moins un tout petit peu.
Aujourd’hui, lors d’une séance visant à recréer un lien sain, quand c’est possible, entre le mushana et son dresseur, j’ai croisé le regarde d’Améthyste. C’était un moment très classique. Je sentais ses vagues psychiques tenter de pénétrer mon crâne, car c’est là que je lui ai appris qu’elle devait être quand je la maltraitais pour satisfaire mon addiction. Elle voulait m’inciter à la mettre sur ma tête, pour retrouver la seule place et la seule utilité qu’elle connaisse. Heureusement, nous sommes l’un et l’autre de chaque côté d’une plaque en verre, ce qui fait que même si je me précipite vers elle - ce qui arrivait sans faute au début - je ne peux plus me faire de mal ni lui en faire par extension. Bref, toujours est-il que nous étions dans une de ces séances, pendant lesquelles je commence à réussir à me contenir même si ça a encore des effets déplorables sur mon corps. Je contrôle pas mes réflexes, je me mets à trembler, voir pleurer, ce genre de merdes. Si encore c’était à cause de Phil… C’est juste la manière dont je me suis flingué le cerveau qui parle.

A un moment rare, Améthyste a ouvert les yeux et j’ai croisé son regard. Ca n’a duré qu’un instant. Instant qui, habituellement, m'envoie spiraler dans les abysses de mon propre cerveau, jusqu’au coeur de la mauvaise estime que j’ai de moi-même. A travers elle, je vois toutes mes erreurs, tout ce que j’ai pu faire de mal, à moi ou aux autres et à quel point je suis légitime à me rendre coupable de tout ça et bien d’autres choses. C’est une expérience qui me donne l’impression que toutes mes bases, que j’essaye désespérément de consolider, s’effondrent sous mes pieds. Elle me donne la conviction que, j’aurais beau colmater ou m’acharner pour les rendre plus solide, tout finira inévitablement par s’effriter, voir s’effondrer d’un seul car je ne mérite pas d’avoir la tête hors de l’eau. En général, après ça, je finis enfermé dans ma chambre pendant longtemps à me retenir de hurler, histoire de garder un semblant de dignité.
Aujourd’hui, c’était différent. Je ne suis pas tombé. Je n’ai pas occulté ce qu’il y avait autour de moi pour me laisser aller à penser du mal de moi-même de manière exacerbée. Non, à la place, je me suis simplement mis à trembler et j’ai eu envie de m’excuser. Plutôt, de demander à ce que ma mushana me pardonne si un jour seulement elle est capable de le faire. Je n’ai pas recherché la culpabilité, mais le pardon. Les deux vont ensemble, mais l’un me paraît beaucoup plus positif que l’autre. En tout cas, en sortant de la séance, je me suis trouvé fier de moi. J’avais presque hâte que ça recommence, pour voir comment je serais, et je n’avais pas tremblé longtemps en marchant dans le couloir. Je n’étais même pas retourné tout de suite à ma chambre. A la place, j’étais passé dans une des salles communes pour apercevoir rapidement la télé. Peut-être que si l’émission m’avait intéressé, je serais resté. Ou pas. Cette émission, je l’avais déjà regardée. Aujourd’hui, pourtant, j’ai jugé que c’était nul.
Bref, je progresse.

N’ayant rien d’autre à faire, je me promène dans la structure. Il y a beaucoup d’espaces ouverts aux patients, même quand il n’y a rien à y faire. A un moment, je me retrouve à entrer dans la zone d’accueil. J’observe les portes que je ne consentirai à passer que lorsque j’irai vraiment mieux ou n’aurai plus de fric. Le bâtiment n’est pas moderne, elles ne sont pas automatiques, il faudra que je pousse la poignée par moi-même. Un geste tout bête, mais ce sera un grand truc pour moi.
La réceptionniste est derrière son comptoir. Elle doit se faire bien chier, y a pas beaucoup de passage ici. Je sais que certains patients profitent de son ennui pour venir lui taper la causette et raconter leur vie. J’en ai jamais eu envie, aujourd’hui non plus. Je me demande si ça me plairait d’être payé à rien foutre ou pas grand chose… Nan. Je pense qu’au bout d’un moment je m’ennuierais trop. Les journées seraient méga longues et je finirai par péter un cable. Comme lors de ma courte expérience de vigile dans un magasin avant de me faire virer. Ne rien faire ou presque de la journée ça me tend et me pousse à sauter comme un affamé sur le premier minuscule incident qui passe. Je sais pas comment font ceux qui en font leur métier, pour rester calme, je veux dire. Peut-être une question de tempérament. C’est vrai que moi, à la base, je suis loin d’être une personne sereine.

- Bonjour, vous êtes monsieur Aételèm ?, c’est pas comme ça se prononce, mais j’ai l’habitude.

Je m’approche de la réceptionniste qui vient de m’interpeller. Qu’est-ce qu’elle peut bien me vouloir ? Et puis comment elle sait que c’est moi ? Ils ont pas tous ma photo, que je sache. Peut-être parce que je suis le seul patient homme aux cheveux longs.

- Qu’est-ce qu’y a ?, j’ai oublié de dire bonjour.
- Je suis désolée de vous embêter avec ça, mais il y a une personne qui n’arrête pas d’appeler, tous les jours, pour prendre de vos nouvelles auprès de moi. Elle ne veut pas vous parler directement, pour une raison qui m’échappe, sauf que de mon côté, à part lui dire que vous êtes en vie… Enfin ce que je veux dire c’est que ça commence à être un peu embêtant.
- Elle s’appelle Rose ?, la réceptionniste hoche la tête et je pousse un soupir. Dîtes-lui d’arrêter de vous emmerder de ma part et de se rappeler qu’on a un deal ! C’est pas possible cette meuf… Vous avez qu’à la bloquer si elle continue.
- Je serai plus polie, mais c’est noté. Merci… C’est une personne qui vous pose soucis ?
- Oui, c’est ma meilleure amie.
- Ah bon.

La réceptionniste semble perplexe face à la manière dont je parle de Rose. Tant pis, j’en ai déjà marre de parler, de toute façon. Je la salue d’un geste de main avant de retourner par là où je suis venu pour continuer ma balade.
Rose est terrible, tout de même. La connaissant, je savais qu’elle s'inquiéterait, j’aurais fait la même chose, mais de là à faire chier l’accueil tous les jours ! Je secoue la tête. Après tout, d’un côté, ça aussi quelque chose de réconfortant d’avoir cette information. Il faudra que je pense à retourner à l’accueil dans les prochains jours, pour savoir si elle a arrêté ou essayer d’avoir, de la même manière indirecte, d’autres nouvelles.

La gamine a recommencé à me suivre.
Je la vois rarement, car elle se cache, mais il m'arrive d'entendre ses pas dans les couloirs. Je sais que c'est elle, car parfois j'entends qu'on me crie une sorte de menace de mort dérangeante. Plus d'une fois j'ai eu envie de me retourner pour la choper et la secouer un bon coup, sauf que ça n'arrive que lorsque du personnel médical pourrait me voir. Elle est timbrée, mais elle n'est pas bête. Pas plus que moi, en tout cas. Ca me soule, alors je finis inévitablement par retourner dans ma chambre. Là, au moins, elle me fout la paix. Ou alors elle se plante derrière la porte, comme l'autre jour. Sauf que, pour le moment, je n'y suis pas resté cloîtré assez peu de temps pour la trouver de l'autre côté. C'est un soulagement.
Aujourd'hui encore, je suis occupé à la fuir pour retrouver le calme. Je claque la porte derrière moi en repensant au personnel médical qui ne veut rien faire. Comme quoi le fait qu'elle communique avec moi est bon pour son développement. Et moi, on en pense quoi de moi ? Moi aussi je suis malade, moi aussi j'ai des problèmes. C'est pas négatif pour moi de me recevoir des menaces de mort chelou ou d'être suivie par une ado qui tient plus de l'alien que de l'être humain ? Comme quoi, être un adulte ça a vraiment de mauvais côtés, même quand on est sensé prendre soin de nous pour qu'on aille mieux.

A cause d'elle, je me retrouve à être obligé de me perdre dans mes pensées dans des moments où je voudrais prendre l'initiative de faire autre chose. Comme par exemple, me changer les idées, parce que je n'arrête pas de penser à Phil et que j'atteins des moments où ça devient difficilement supportable. Je sens mes yeux qui piquent, mais j'ai rien pour me forcer à me distraire. Alors je me retrouve à pleurer, pendant longtemps. Jusqu'à ce que je sois complètement sec ou que je tombe d'épuisement dans mon lit. Ca arrive assez souvent, puisque je dors toujours aussi mal. C'est jamais un sommeil réparateur, à peine une sieste. Si ça dure plus, cauchemar.
Je suis fatigué physiquement, et déjà que c'est pas bien joli mentalement, cette gamine rend les choses encore pire. L'idée qu'elle puisse être derrière la porte de ma chambre me permet même pas d'être triste en paix. A chaque fois, j'imagine l'entendre proférer des menaces depuis l'autre côté. Si elle crie, je vais l'entendre. Je me demande si elle, elle m'entends pleurer. Si elle m'écoute. Si ça l'amuse. Peut-être, je sais pas. J'ai envie qu'elle dégage et disparaisse. Mais je peux pas interrompre ma cure et j'imagine qu'elle ne compte pas le faire non plus. A son âge, je suis même pas sûr qu'elle décide. Peut-être que ses parents vont la retirer, ça me donne de l'espoir d'y penser.
Le pire, c'est que ce soit une putain de gamine. Je me fais bully par une mioche. Alors que je pourrais la casser en deux.

J'enfoui ma tête dans mon oreiller. Je sais pas si je cherche à m'étouffer un peu pour perdre quelques sens ou à me couper du monde qui m'entoure. Dans les deux cas, c'est vain, car j'entends beaucoup trop bien le bruit du papier qui glisse contre le sol. C'est quoi ce merdier ? J'ai pas fait tomber de papier, je peux pas, j'en touche pas et mes fenêtre sont fermées. Je relève la tête et regarde.
Y a quelqu'un qu'a fait glisser une feuille sous ma porte.

Au départ, je me contente de regarder le morceau de papier, méfiant. C’est la première fois qu’on en glisse un sous ma porte depuis que je suis ici et quelque chose me dit que ça n’annonce rien de bon. Ca me donne un peu l’impression de recevoir une facture, même si je sais pas trop d’où je fais ce rapprochement. En plus, j’ai payé du temps ici à l’avance et je n’ai pas fait d’extras quelconque. Je sais même pas si ça existe ici, d’ailleurs, les extras. Ca reste un petit centre, pour soigner une addiction qui n’est encore que trop peu reconnue. Je sais même pas pourquoi je réfléchis comme ça, en fait. C’est bien mon genre, de trop réfléchir à propos d’un vieux morceau de papier. Ca doit être une stratégie, vu que j’étais encore sur le point de me mettre à pleurer. Ca aide à retenir les larmes, je sais pas.
Après avoir encore tergiversé un moment, je me décide à me bouger pour aller voir de quoi il s’agit. J’ai le réflexe d’essayer de faire le moins de bruit possible, histoire qu’il soit possible de douter de ma présence à l’intérieur de la chambre. On sait jamais, même si je sais pas trop pourquoi j’adopte ce réflexe de survie. Si c’est la faute de la gamine, c’est ridicule. Bref, je finis par arriver vers la porte et je m’accoupi tout doucement pour récupérer le papier du bout des doigts.

C’est une bête feuille blanche, le classique qu’on met dans les imprimantes. Quand je la retourne, je vois qu’il y a quelque chose d’écrit dessus accompagné d’un petit dessin, qui fait à peu près la même taille que la ligne de texte. “Bonjour, ça va bien ?” et une tête de smiley qui sourit. Je reste perplexe un certain temps avant que ça monte au cerveau : il y a quelqu’un derrière la porte qui essaye de communiquer avec moi de manière cheloue. Va savoir pourquoi. Je plisse les yeux pour regarder le texte, comme si ça allait m’en apprendre plus sur l’expéditeur de ce message. L’écriture est pleine de boucles, comme les lettres qu’on apprend aux enfants quand ils commencent l’écriture. Je les ai toujours trouvées trop compliquées pour rien, surtout avec mon écriture de gourmelet. Ca rend tout illisible. Là, par contre, c’est plus joli. C’est soigné et le trait du stylo est assuré. Je sais que c’est pas bien les stéréotypes, mais ça ressemble beaucoup une écriture de fille. Encore plus quand je remarque que le point sur le i c’est pas un point, mais un petit rond. C’est les nanas qui font ça, non ? Un instant, l’idée que ça vienne de la gamine cheloue me traverse, mais je chasse vite cette possibilité. Elle a toujours été super agressive, pourquoi d’un coup elle me demanderait comment je vais ? Pourquoi même elle me dirait “bonjour”. Y a jamais eu de “bonjour”, ni aucune autre formule de politesse. Pas que j’en veuille, je m’en fous un peu, mais ça se remarque quoi.
Toujours est-il que ce message est plutôt efficace pour me distraire l’esprit. Je décide donc d’y répondre. J’ai rien de mieux à foutre, de toute façon. Alors je cherche dans les quelques affaires que j’ai et trouve un crayon à papier. Quitte à être accroupi devant la porte, je décide d’écrire par terre. Mon écriture est vraiment moche par rapport à celle de mon interlocutrice. J’essaye de m’appliquer, histoire que ce soit lisible. Heureusement que ce que j’écris est court ceci-dit, car ça pourrait vite me souler et j'abandonnerais tout effort pour retourner à mes pâtés de lettres.

“Salut, pourquoi tu demande ça ?”, puis je refais passer la feuille de l’autre côté de la porte. J’espère que la personne qui m’a écrit est toujours là, vu le temps que j’ai mis à réagir. Au pire, j’aurais l’air con si quelqu’un d’autre trouve le message, mais bon… Je suis pas dans un état d’esprit où je m’en fous de passer pour un con, voilà ! Je suis pas stable, ça va m’énerver, j’ai pas envie.

Ca fait plusieurs minutes que je suis assis là à attendre. Je commence à être tenté d’ouvrir la porte pour voir s’il y a encore quelqu’un de l’autre côté, ou si la feuille est toujours là. A la place, je cherche à patienter encore un peu. Mes pensées retournent courir en direction de Phil, le manque de sa présence ré-élargit le vide à l’intérieur. D’un geste, je tends le bras vers la poignée et ouvre la porte. Il n’y a personne de l’autre côté. Ce que je remarque, surtout, c’est que la feuille n’est pas là non plus. Je passe la tête par l’ouverture, essayant de voir s’il y a quelque chose d’un côté ou de l’autre du couloir. Tout ce que je vois, c’est deux patients qui sortent de la chambre de l’un d’entre eux. Ils me voient être penché là, avec une tête qui doit ressembler à celle d’un poichigeon qui découvre un couteau. Je rétraque rapidement pour retourner dans ma chambre et ferme la porte. Je ne suis toujours pas d’humeur à me faire juger.
Sauf que cette fois, je décide de ne pas rester longtemps à l’intérieur de ma chambre. Juste le temps que les deux autres patients se cassent. A la place, je sors dans l’espace extérieur du centre de cure. Je le connais par coeur, maintenant, à force d’en faire le tour. J’arrive à les faire maintenant, d’ailleurs, ces cours. Toujours pas autant que je le voudrais, et je veux même pas essayer de le faire en courant de peur de me sentir humilié par moi-même, mais bon. J’ai décidé que je prendrais les progrès et que je les valoriserai, peu importe ce qu’ils sont. Par contre, je n’ai pas encore osé me peser si je n’y étais pas forcé par les médecin. je devrais le faire, vu que j’essaye de me remettre à manger correctement mais bon… Peut-être pas en fait, j’en sais rien, pour la pesée. Le truc c’est que, la nourriture, ça c’est pas un succès pour le moment. J’arrive même pas à voir si j’ai vraiment fait des progrès dans ce domaine. Je mange un peu de solide plus régulièrement. Voilà.
C’est dommage qu’on ne nous serve pas plus de fruits, j’ai l’impression que, ça, j’ai moins de mal à le manger.

C’est déjà la fin de l’après-midi. Le soleil commence à décliner et il fait un peu plus frais. J’ai beau être en sweat, car il est hors de question de porter un t-shirt, je le sens et décide de rentrer au bout de seulement une demi-heure à l’extérieur. Cependant, c’est pas encore l’heure du repas alors il faut que je trouve à m’occuper. J’ai rien d’autre de prévu, médicalement parlant, dans la journée. Alors je me risque dans la salle commune pour regarder ce qui passe à la télévision. J’arrive en plein milieu d’un film que je connais et que j’aime beaucoup, à propos d’exploration temporelle et des conséquences sur chaque époque. Un concept auquel Rose dit qu’il faut pas trop réfléchir, mais que j’apprécie souvent. Ca fait combien de temps que j’ai pas regardé un film ? Trop longtemps pour moi. J’y suis attiré comme un pokémon insecte vers de la lumière. Vers cet écran qui montre un autre monde et qui a la capacité innée de m’absorber pour m’emmener ailleurs, me faire vivre autre chose, le temps d’un visionnage. Je décide de m’asseoir avec les autres pour regarder la fin.
Je crois que je peux avoir un écran dans ma chambre, si je donne encore un peu d’argent. Au départ, je voulais pas le faire, car je vais déjà me retrouver sur la paille à cause de ces soins et de mes précédents passages à l’hosto. Mais… Je crois que ça va être nécessaire.

Ca y est, il y a une télévision qui fonctionne dans ma chambre. Elle n’a rien à voir avec l’écran que j’ai chez moi, folie financière dont j’ai mis des mois à me remettre, mais au moins je peux regarder des choses. Il y a beaucoup d’émissions débiles qui passent sur les chaines proposées, mais aussi des films. Souvent, des téléfilms nuls mais qui ont le mérite d’être amusants. La qualité c’est réservé au soir. Ca me frustre un peu de ne pas pouvoir aussi bien voir l’image que chez moi, mais l’effet est réussi. Quand l’histoire commence, je suis rapidement absorbé pour n’en ressortir qu’une fois que les crédits se mettent à défiler. Alors tous les poids reviennent, mais au moins le temps du film je parviens à les oublier. C’est un interlude agréable. Surtout en ayant conscience que cette fois ce n’est pas juste un moyen de fuir une potentielle résolution des problèmes. Autour, j’essaye de faire ce qu’il faut. C’est juste un moyen de décompresser. Et un loisir, c’est important aussi.

Cela fait quelque jours, mais le papier n’est pas repassé sous ma porte. J’arrive pas à savoir si ça me va ou si ça me soule. C’est un sentiment étrange, entre-deux. Surtout que l’adolescente timbrée continue de m’emmerder, alors l’idée d’avoir une conversation sympa par écrit, tout aussi bizarre que ce soit, avait quelque chose de pas mal. Je n’ai pas osé cherché qui c’était, de peur d’avoir l’air con devant les autres patients ou le personnel. Surtout vu comme je suis asocial jusqu’ici avec un peu tout le monde, malgré ma participation aux diverses activités.

Aujourd’hui, il pleut des seaux d’eau à Ogoesse. Tout le monde reste à l’intérieur et ça tape fort contre les vitres. J’ai l’impression d’un brouhaha naturel alors que je suis bien blotti dans ma chambre. Pourquoi il faut que ce soit aujourd’hui que j’ai un besoin impérieux de calme ?.. Je décide donc de me diriger vers ce qu’on appelle “la pharmacie”. C’est à dire l’espace à accès restreint où sont stockés tous les médocs ou autres équipements médicaux qui peuvent l’être. Mon idée c’est qu’il y aura bien un membre du personnel qui trainera à proximité et à qui je pourrai demander s’il n’y a pas des boules quies à l’intérieur. Je dois bien avoir le droit d’en avoir sans contrepartie ou examen médical !
Quand j’arrive devant la porte cependant, je ne vois personne. Je me dirige donc vers une petite salle de repos du personnel et ne trouve qu’une nana qui me dit que, de toute façon, elle n’a ni la clé, ni des boules quies à disposition hors du local. Ça commence à m’agacer. Le bruit me donne mal à la tête. C’est comme un piolet qui viendrait me taper sur le front. J’aimerais que ça arrête de se manifester dès que je suis pas au top et un peu agacé. Parce que je suis souvent dans cet état, en fait, avec mon caractère.
Le piolet tape en plein milieu du front et je dois m’arrêter de marcher quelques secondes le temps de m’en remettre. Je cligne plusieurs fois des yeux et me demande si le sol a toujours été de cette couleur. Il est temps de retourner dans ma chambre. J’utiliserai mon oreiller pour me boucher les oreilles puisque j’ai pas le choix visiblement.

Quand je rejoins mon lit, les murs dégoulinent de grosses larmes. C’est celle que j’ai imaginé pouvoir couler des yeux de Phil vers la fin, s’il avait été capable de pleurer. Elles roulent jusqu’à atteindre le sol où elles s’amassent pour former une grande flaque salée. Le liquide m’arrive aux chevilles. Si j’attends assez longtemps, je me demande si ma chambre va en être remplie et que je vais avoir l’impression de me noyer. Tout aussi immense que soit la peine que je ressens face aux pleurs de Phil, ce n’est pas une expérience que j’ai envie de faire. Surtout : je sais que ce n’est pas réel.
Alors je grimpe sur mon lit et m’y allonge en me couvrant avec l’oreiller. Comme je suis couché sur le côté, je vois l’eau continuer à monter. La voix de mon père, sortie de je ne sais où, me rappelle que je sais nager. Plutôt que de lui répondre, je regarde une feuille de papier qui flotte près de la porte de ma chambre.

Le mal de crâne et les larmes finissent par disparaître. Ca ne m’empêche pas d’attendre bêtement que la feuille “sèche” avant de me lever de mon lit pour aller la ramasser. La pluie qui tambourine toujours contre ma fenêtre ne doit pas m’aider à me sortir de ce rêve éveillé.
De loin je ne l’avais pas remarqué, mais le papier est en fait décoré. Comme une grande feuille de papier à lettres. Dessus, il y a des dessins de compagnols coloriés avec un effet aquarel. Ils sont imprimés, incrustés dans le papier, donc j’imagine que la feuille provient d’un bloc-notes. L’écriture n’est cependant pas du côté par lequel j’ai commencé à regarder, ça se voit en transparence. Je retourne donc la feuille et constate que, contrairement à la première fois, il y a beaucoup de texte. Enfin, “beaucoup”, plusieurs phrases quoi. L’écriture est la même que la dernière fois.

”Bonjour
Désolée d’avoir mis du temps à réécrire. J’ai gâché la feuille d’avant, mon stylo a vomit les mots de ma bouche. C’est la quatrième feuille, d’ailleurs. J’ai jeté celles d’avant.
Je te demande si tu vas bien parce que je veux savoir, mais j’arrive pas à le faire en parlant.
On est plus le même jour, donc répond pas pour avant, mais pour aujourd’hui : ça va bien ?

PS : C’est pas pratique de glisser la feuille sous ta porte, on me regarde bizarrement. Si ça te va, tu peux la mettre entre Pierre Sapereau et La Petite Roserade dans l’étagère des livres pour enfant.”

Déjà, je ne sais plus pourquoi j’ai répondu la dernière fois et ignore ce que j’en pense maintenant. Tout ce que je sais, c’est que cette personne, peu importe qui elle est, a l’air d’avoir vraiment envie de me parler. Ca a quelque chose de touchant, même si c’est sûrement mon isolement social qui parle. Rose et Aram me manquent. Mes collègues aussi, un peu. Et Phil, par-dessus tout.
Une partie de ce court texte retient mon attention. La bouche qui vomit des mots. C’est pas formulé dans cet ordre, mais c’est ce que j’en comprends. Ca, je connais. Je connais même très bien. Toutes les fois où j’ai blessé et déçu, en m’exprimant sans réfléchir, par pure émotion, me reviennent assez souvent en tête. Je m’en veux beaucoup, songe à toutes les excuses que je dois aux gens qui sont importants pour moi et qui ont subit mes débordements. Je déteste que mon instabilité se soit insinuée partout, jusque dans ma gorge, mes cordes vocales et ma bouche. J’aimerais pouvoir blâmer la brume des rêves, et uniquement la brume des rêves, mais même pour moi ce serait trop de mauvaise foi.

Avec ma tristesse et mes regrets revenus au premier plan, je m’empare du papier à lettre. En l’approchant de moi, je me rends compte qu’il a une légère odeur de vanille. C’est vraiment un truc pour gamine, mais ça va, j’aime bien la vanille. Là, je me traîne jusqu’à la petite table qui est dans ma chambre et me plante, armé d’un stylo, devant l’espace qu’il reste sur la feuille. Mon écriture est celle d’un groret, quoique ce pokémon doit même mieux se débrouiller que moi. Je ne veux pas gâcher ce papier et la vanille. Il me faut un brouillon. Je n’ai pas d’autre papier alors je décide d’utiliser la table. C’est du stylo bic, ça partira bien avec un torchon et de l’eau…

”Salut
Je comprends les vomits de bouche, et puis c’est que des feuilles.
Ce serait un gros mensonge de répondre que ça va bien, vu où on est (j’espère que t’es pas du personnel et que c’est pas un soin chelou encore). Ca ira mieux quand la pluie s’arrêtera, elle prend la tête. Et toi ?
Et puis pourquoi tu veux me parler en fait ?”

J’arrive pas à estimer à quel point c’est minable d’avoir eu besoin d’un brouillon pour ça, alors je décide d’arrêter de le faire. En regardant la feuille avant de la plier en deux, je constate que j’ai pris bien plus de place qu’elle avec ma grosse écriture qui tremble. C’est pas écrit droit, non plus. Tant pis, trop tard. C’est toujours mieux que ce que j’ai accompli sur la table : y a pas de ratures. Une victoire à mon niveau.

La lettre terminée, je quitte ma chambre pour me rendre dans l’espace de repos où se trouvent les quelques bibliothèques du centre. Celle pour les enfants est la plus petite et la moins fournie, car ils espèrent sûrement qu’il n’y en aura pas beaucoup. Je repense à celui qui est décédé lors de mon premier passage. On s’entendait bien, mais vu la manière dont son état se dégradait, c’était mieux pour lui. Un frisson me parcours quand je songe à ce qu’il aurait pu m’arriver. Peut-être aurais-je fini comme lui si je n’avais pas eu un rapport naturel particulier avec les capacités des pokémons psys. Je n’ai perdu que la couleur cyan, lui n’arrivait plus à se rattacher sans souffrir à la réalité, elle lui était devenue insupportable sur les plans psychique et physique. Vraiment, un pauvre gamin.
Je trouve les livres indiqués dans le message de la personne inconnue. J’avais Pierre Sapereau quand j’étais petit, à l’époque où j’aimais encore un peu regarder des livres par moi-même. Mon père me l’avait lu quelques fois. Ma mère une fois. Je le sors de la bibliothèque et tourne les pages. Immédiatement, c’est la voix de la mère de Rose qui résonne dans ma tête, ainsi que toutes les fois où elle m’a lu des histoires. Elle aussi, elle me manque. Depuis bien plus longtemps que je voudrais l’admettre. Sauf que ça, c’est mieux si ça reste enfoui.
Je referme le livre, dépose la lettre entre les deux ouvrages et repart sans même faire mine d’être en train de regarder la tranche d’autres ouvrages, plus adaptés à mon âge. Il n’y a personne pour me voir.