Après avoir claqué avec rage la porte de ma chambre derrière moi, je fais les cents pas puis m’assied sur mon lit, la tête dans les mains. J’avais beau savoir que ma progression risquait d’être lente, vu la profondeur à laquelle j’ai replongé, j’ai l’impression de ne faire aucun progrès. Pourtant je suis plein de bonne volonté, me force à la persévérance, et assiste avec attention à toutes les activités ou ateliers à la con à laquelle ma médecin veut que je participe. La première fois, je ne le faisais qu’à moitié, car je pensais que c’était des conneries. Cette fois je considère toujours que c’est de la merde, mais il n’empêche que je fais els efforts pour essayer de mieux me soigner. Le problème, c’est que je n’ai pas l’impression que ça serve à quoi que ce soit. Ca fait déjà deux semaines que je suis arrivé entré en cure et je n’arrive toujours pas à savoir que ma mushana existe hors de sa pokéball dans une pièce sans avoir l’envie irrésistible de me la remettre sur la tête. J’aimerais me dire que c’est juste car l’envie de revoir Phil est plus forte que tout, mais je sais bien que c’est surtout parce que je suis dépendant depuis mes douze ans. Et savoir que ça, c’est encore plus fort qu’à quel point Phil me manque, ça me dégoûte. Je me dégoûte. Si je le pouvais, je me gerberais sur le carrelage blanc de la chambre, là, tout de suite, pour faire sortir de moi tout ce qui est aussi bas et dégueulasse que ça. C’est pas aussi simple, ça le sera jamais, je le sais, mais qu’est-ce que j’aurais envie de pouvoir le faire !
Je soupire, m’allonge sur le lit et décide d’attendre de voir si on va venir me chercher puisque je me suis barré en courant de la salle de test. Je pense pas, car c’est pas une première et que la dernière fois déjà personne n’était venu, mais sait-on jamais. Au moins, quand je suis seul dans cette chambre et qu’il ne se passe rien, que ma mushana est loin et que je le sais, je peux penser à Phil sans avoir envie de me jeter sur sa pokéball. Enfin, si, j’en ai très envie, mais je suis dans l’incapacité de le faire.

C’est comme un trou béant. Je voudrais dire que c’est dans mon corps, mais je le ressens partout. Du bout des doigts aux orteils, au plus profond de mon esprit. Je le ressens comme un effondrement, comme si une partie de moi bien trop grande s’était changée en gravats et qu’en plus des efforts pour lutter contre la brume des rêves je devais aussi en fournir pour reconstruire ces bouts de moi qui gisent au sol, si fragiles qu’ils pourraient partir en poussière si j’osais les toucher. Malgré mes résolutions, surtout celles de ne pas décevoir Phil et de l’honorer, j’ai peur de ce qu’il pourrait se passer si je m’engageais sur la voie de la reconstruction. Pour le moment, je sais que je veux garder avec moi cette douleur, la ressentir le plus fort possible, que la plaie reste ouverte sans se changer en cicatrice.
Même s’il n’était plus comme avant depuis des mois, bientôt un an même si je compte bien, il me manque horriblement. Que ce soit le lui que j’ai connu en tant qu’humain ou le tutafeh qui est devenu un tutankafer. Peu importe ce qu’il était, c’était Phil. J’ai beau essayer le plus fort que je le peux, je n’arrive pas à m’imaginer vivre sans qu’il soit là. Car je ne sais pas comment faire, je ne sais plus comment faire. On ne se connaît que depuis quelques années, mais quand je pense à ce que j’étais avant de l’avoir à mes côtés, j’ai peur. Peur de redevenir comme ça. Quand j’y réfléchis avec un peu de bon sens, je sais que maintenant j’ai Rose, j’ai un logement, un travail, Aram et mes pokémons. Peut-être même Tarja même si je ne suis pas pressé de la revoir. Malgré tout, je n’arrive pas à me dire que ça va aller. Ca ne peut pas aller si Phil n’est pas là.

Parfois, je me demande si ça aurait été plus simple s’il n’était pas revenu en tant que spectre, puis je cesse d’y penser. C’est injuste pour lui que je me pose cette question. Alors, quand j’en arrive à ces interrogations, je m’applique à cesser de penser et je m’endors.

Le sommeil ne dure jamais bien longtemps.
Si le fait de dormir était une compétence, je n’aurais jamais été doué pour ça. Il y a quelque chose dans ma tête, depuis que je suis enfant, qui fait que quand je m’endors je ne suis pas souvent laissé longtemps tranquille sans que survienne un cauchemar. Ca ne s’atténue, voire disparaît parfois, que quand je peux dormir avec quelqu’un. Y a des médecins ici qui théorisent que c’est à cause de ma mère, sauf que je n’aime pas cette formulation car elle n’y est pour rien.
Cette fois au centre ne fait pas exception. C’est même encore plus rapide ici, à cause de la combinaison des évènements récents et du lieu. Je me réveille dans un sursaut, en sueur sur le matelas, en train de m’agripper de toutes mes forces à l’oreiller et roulé en boule dans un coin. Un peu plus et je tombais carrément du lit. Je dois cligner rapidement des yeux, plusieurs fois de suite, pour effacer l’image du cauchemar et retrouver celle du mur qui se trouve devant moi. Je vois Phil disparaître, sauf que ce n’est pas un tutankafer, c’est lui en tant qu’humain. Il me répète, en pleurs, transit de peur, qu’il ne veut pas mourir. Il veut que je le sauve, et je ne fais rien. D’habitude, les images sont plus violentes ou les sensations moins frontales pour venir s’insinuer en moi petit à petit, ce qui rend ça terrifiant, mais je crois que ce cauchemar est le pire de tous. Comme si c’était pas assez dur comme ça.

Après m’être laissé allé à verser quelques larmes, je me redresse pour m’asseoir en tailleur sur le lit. Là, je prends le temps de calmer ma respiration avant de tendre le bras pour récupérer le verre dos que j’ai abandonné sur la table de chevet ce matin. Il en reste dedans. Il faudrait que je retourne voir le type qui me faisait passer les tests, je crois que je l’ai insulté, je suis plus trop sûr, mais dans tous les cas je me suis barré en plein milieu et ça fait quoi… Un peu plus d’une heure.
Je me lève donc et sors de ma chambre. Je dois avoir une gueule de déterré, comme un peu tous les jours depuis que je suis là. Si au début j’essayais de rendre bien quand je sortais dans les espaces communs, maintenant j’en ai plus rien à foutre. Parfois je me demande si c’est vraiment un bon comportement, car je me laisse aller, mais si j’essaye de m’améliorer sur le reste, j’imagine que c’est bon. Les médecins m’ont rien dit, alors j’essaye de pas m’en soucier.

Dans les couloirs, je croise d’autres patients. On ne se parle pas. Certains ont l’air de bien s’entendre, mais depuis le début je n’arrive à parler à personne. Il est déjà arrivé que l’un d’entre eux vienne m’aborder, sauf que déjà qu’à la normale j’ai du mal à tenir une conversation avec un inconnu, dans ce contexte de cure c’est peine perdue. Peut-être plus tard. Un petit peu. Pour le moment ça me va d’être catégorisé comme l'asocial de service, le type qui préfère broyer du noir dans son coin. Ca me change pas beaucoup de d’habitude après tout, même s’il y a des moments où Rose et Aram me manquent. Je me demande s’ils vont bien. Rubis et mes autres pokémons, aussi. Mon absence doit les inquiéter. J’ai envie d’aller vite pour eux, tout en sachant que si je ne prends pas mon temps je risque d’échouer à nouveau. Ca fait chier.
Je commence à avoir mal au crâne lorsque j’arrive à proximité de la salle où on me testait. C’est mauvais signe, mais je calcule que je devrais avoir le temps de m’excuser rapidement puis retourner en vitesse dans ma chambre avant d’être recroquevillé sur le carrelage. Allez ! Je prends une grande inspiration, expire pour calmer la douleur et toque à la porte.

Lorsque j’ouvre la porte, je tombe nez à nez avec le type qui me faisait passer les tests. Il est d’abord surprise de me voir, puis affiche son habituel sourire bienveillant. Mon mal de crâne naissant me fait osciller entre l’envie de lui arracher son hypocrisie du visage et celle d’apprécier qu’il ne me reproche pas d’emblée de m’être enfui. Je ne prends pas la peine de faire un pas dans la pièce, ne voulant pas lui faire croire que je suis là pour reprendre les tests.

- Je voulais m’excuser pour tout à l’heure.
- Oh, il n’y a aucun soucis. C’est… Classique, je sais pas si je dois être rassuré ou me sentir insulté. C’est nous qui aurions dû faire plus attention à votre progression.

Pour toute réponse, je me contente de hausser les épaules. Je n’ai rien à dire de plus. Les douleurs dans mon crâne commencent à s’intensifier. Je m’apprête à prendre congé quand mon regard croise une forme rose et violette dans le fond de la pièce. Je me fige, reconnaissant ma mushana qui est encore en train de flotter là. C’est à peine si j’entends le médecin justifier sa présence par des tests pour évaluer son état psychique. Il appelle mon nom. Une fois, deux fois, trois fois. Puis, je me fais pousser hors de la pièce et on me claque la porte au nez. Au même moment où mon corps réagit et que je m’élance, sans avoir aucun contrôle, pour rejoindre ma mushana. Mon visage rencontre la porte, je tombe par terre et enfin je suis capable de reprendre mes esprits. Vaguement. Je sens une colère noire monter en moi, naissant de cette privation injuste. Je donne plusieurs coups de poing sur la porte en hurlant qu’ils n’ont pas le droit de m’empêcher de revoir Phil.
Le douleur au crâne me fait cesser, si intense d’un instant à l’autre que je me recroqueville devant la porte. Ca dure une seconde, je suis comme sonné. Je parviens cependant à penser droit, l’espace d’un instant, et me dire que je dois rejoindre ma chambre. J’abandonne la porte derrière moi, commençant par me déplacer sur les genoux jusqu’à me relever en m’aidant du mur quand je me sens apte à le faire. Petit pas par petit pas, je suis capable d’avancer dans le couloir. Ma tête me lance, je donne d’autres coups contre la structure pour évacuer.

Ca va mal. Il faut absolument que je parvienne à atteindre ma chambre et vite.
Le couloir s’assombrit, surtout le sol, qui se couvre d’excroissances qui se fendent et s’ouvrent comme des yeux. Ils sont gris clairs, leur regard est vide, regarde plus loin que ce qu’il y a devant eux. Je reconnais les yeux de Phil qui apapraissent par dizaine, par centaines sur le sol, puis les murs jusqu’au plafond. Ils sont là pour me voir, pour observer ma progression, peut-être être déçus. Sûrement être déçus vu ma crise de colère contre l’infirmier qui n’a rien demandé. Ma chambre, je dois y arriver. Là-bas, je pourrai me coucher, me laisser m’assomer jusqu’à ce que le rêve cesse d’empiéter sur la réalité.
Ma main finit par se poser sur la poignée, j’ouvre la porte et me laisse tomber sur le carrelage.

Quand je reprends mes esprits, de la sueur perle sur mon front. Je suis recroquevillé contre le carrelage poussiéreux. Y a une pointe dans mon dos, comme si je m'étais effondré contre le coin d'un meuble. Ma respiration est calme, la migraine est passée. Les sol n'est plus recouvert d'oeils, mais il est bizarrement sombre. La fenêtre de ma chambre est grande... Est-ce que j'aurais dormi jusqu'à ce qu'il fasse nuit ? En voulant me redresser, je me cogne le genou contre un objet qui fait un bruit de métal. Un juron s'échappe d'entre mes lèvres tandis que je parviens difficilement à me mettre assis. La lumière dans la pièce est très faible, venant du couloir par le dessous de la porte. Ce n'est qu'en constatant ce point que je commence à me dire que, peut-être, je ne suis pas dans ma chambre. Je veux me frotter les yeux, sens les minons de poussière me frôler la peau et m'essuie les mains avant de recommencer. Je suis où bordel ?
En plissant les yeux, je vois des étagères aux pieds de métal, des cartons ou boites, divers matériels disposé là et un tuyau que j'imagine appartenir à un aspirateur. Mon regard s'est bien adapté à l'obscurité quand je comprends que je suis dans une sorte de réserve. On dirait bien que, dans mon délire, j'ai confondu la porte de ma chambre avec elle d'un placard à balais ou une pièce de ce genre. J'espère que personne ne m'a vu... En m'appuyant sur une des étagères, je me redresse pour me remettre sur mes jambes. Ca tourne un peu, comme souvent après les migraines, alors je reste là, debout dans la petite pièce, le temps que ça passe.
Par instinct, je cherche l'interrupteur de la lumière sur le mur, près de la porte. Je n'en ai pas besoin, puisque je compte ressortir, mais reste vaguement curieux de ce qui m'entoure. Maintenant que je suis entré... Et puis ça m'aidera à m'occuper l'esprit.
Au moment où mes doigts sont sur le point de rencontrer l'interrupteur, une voix m'arrête.

- Allume pas, ou je te tue !

C'est une voix féminine, dont le timbre me fait penser à une jeune femme ou une adolescente. En tout cas, je ne la reconnais pas. Peut-être l'ais-je déjà entendu en atelier, ceci-dit, puisque je ne prêt pas vraiment attention à ceux qui m'entourent ici. Quant à la nature de ses paroles... N'importe quoi. Je prends même pas le peine de répondre à ses menaces et enclenche l'interrupteur. La lumière se fait dans la réserve, mais je n'ai pas le temps d'examiner ce qui m'entoure car un cri retenti, puis je vois quelqu'un se jeter sur mois depuis haut d'une étagère. Quelque chose de lourd qui n'est pas elle heurte mon torse et je me retrouve par terre, tant entraîné au sol par la douleur que son poids soudain sur moi. Le temps que je réalise ce qu'il s'est passé, la porte a été ouverte en grand et mon agresseure est en train de s'enfuir en courant dans les couloirs.
Qu'est-ce qu'il vient de se passer ?
Je me redresse à nouveau, de plus en plus en rage à mesure que je réalise. Ce que j'ai senti, c'est une caisse en bois. Elle s'est ouverte en heurtant le carrelage et contient divers tubes de médicaments que je ne connais pas et ne prends pas le temps d'examiner. Je bondis sur mes jambes et vais gueuler dans le couloir :

- Hé ! Reviens là sale conne !

Mes cris ne rencontrent cependant qu'un infirmier qui me demande ce que j'ai et ce que je faisais là-dedans. Ne me sentant pas de lui expliquer sans lui faire exploser ma colère au visage, je tourne les talons et retourne vraiment dans ma chambre. En me concentrant, j'arrive à remettre quelques élément sde l'apparence de cette fille. Ses cheveux étaient noirs, y avait du rose aussi, et elle était habillée de toutes les couleurs. Je crois qu'elle portait aussi un masque fantaisiste sur la bouche et le nez, mais j'en suis pas sûr. J'ai surtout vu ses genoux, en fait, quand elle s'est écrasée sur moi. Je m'examine le torse, n'y trouve que la trace rouge de la boite en bois qui laissera sûrement des marques pendant plusieurs jours. Sérieux, c'est quoi ce bordel ?
J'en parlerai à ma médecin demain, pour savoir qui peut être cette nana. Elle va pas s'en sortir comme ça !

La connasse est une nouvelle patiente, arrivée au centre il y a quelques semaines seulement. Son rapport à la brume des rêves est très compliqué, ce qui rend son comportement problématique et difficile à gérer pour le personnel. On m’a demandé plusieurs fois si j’avais bien entendu sa voix car il paraît qu’elle ne parle pas. Pourtant, moi, sa menace, je l’ai bien entendue ! On a pas voulu m’en dire beaucoup sur elle, secret médical, ce qui m’a fait rouler des yeux. Je pense que je ne l’avais jamais vue avant car elle s’isole beaucoup, du moins c’est ce que j’ai cru comprendre. Et bien qu’elle y reste, isolée ! Je serais bien content de ne jamais la revoir. J’ai beau comprendre les problèmes liés à l’utilisation de la brume des rêves et ses conséquences, elle m’a tout de même fracassé avec sa caisse de merde… La seule raison qui fait que je n’ai peut-être plus envie de lui mettre mon poing dans la gueule c’est que j’ai aussi appris qu’elle n’avait que quatorze ans. C’est une gamine. Une connasse, mais une gamine.

Après le rendez-vous avec la médecin où j’ai appris ça, je me balade dans le centre en me demandant ce que je vais bien pouvoir faire. Aujourd’hui, je me sens bien. Du moins, un peu mieux que d’habitude. Je ne sais pas combien de temps ça va durer, mais c’est assez notable pour que je le remarque et veuille en profiter. Bien sûr, le manque de Phil et la conscience qu’il ne sera plus jamais là continuent de m’assaillir, mais pas assez pour que je n’ai pas envie de faire quelques pas dehors. C’est rare. Ce n’est arrivé que quelques fois depuis que je suis arrivé. Pourtant l’espace extérieur est agréable.
Je m’en rends à nouveau compte en m’y rendant aujourd’hui. Au départ, c’est juste un chemin avec les graviers enfoncés dans le béton pour faire joli bordé par de l’herbe, mais en avançant on arrive dans un espace qui ressemble un peu plus à un jardin. Enfin, y a quelques arbres quoi. Ainsi que des bancs et des parterres dans lesquels il est sensé y avoir des fleurs. Sauf qu’à cette période, il n’y a plus grand chose qui fleurit. C’est dommage. La dernière fois que je suis venu, je n’ai pas non plus pu voir comment c’était sensé être car le centre de cure était tout jeune et ils n’avaient pas encore bien aménagé cet espace. C’est peut-être parce que je connais l’avant que j’apprécie l’après, d’ailleurs, car objectivement il n’y a rien de bien exceptionnel. C’est même carrément minable, niveau richesse de l’espace, par rapport à ce que j’ai pu voir lors des explorations pour le travail. Je ne saurais pas encore dire si ça me manque, le taf comme ça. Je me suis pas penché sur la question et évite plutôt de le faire, histoire de ne pas commencer à me sentir mal pour une nouvelle raison. Du genre culpabiliser parce que je laisse tomber Tarja et Célestin. Je me demande quand même comment elle va, Tarja. Après tout ce qu’il s’est passé… Non. Pour le moment je dois penser à moi, uniquement à moi et aux efforts que je dois fournir pour aller mieux.

J’ai froid aux mains. Il y a un petit vent frais. Pourtant je suis couvert, mais je ne porte pas de gants et, ça aussi, ça a maigri, alors je suis plus sensible. J’observe quelques secondes mes doigts, tout fins là, que j’aime pas du tout voir comme ça, tout en me souvenant que constater que j’aime pas à quoi je ressemble ne suffit pas à ce que mon estomac parvienne à se dénouer. A chaque fois que je mets un truc dans ma bouche, la mémoire des convulsions dans mon ventre et du rejet de la nourriture me revient et je me mets à avoir peur de tout rendre. La médecin essaye de me faire passer outre ce “traumatisme” de mon corps, comme elle appelle ça, sans trop de succès pour le moment. Enfin, je me nourris tout de même assez pour avoir un peu d’énergie. C’est un peu mieux qu’avant. Juste, ce n’est pas assez pour reprendre du poids. Mais au moins c’est mieux qu’avant. C’est important que ce soit mieux qu’avant.
Je m’accroche à cette pensée alors que je m’engage sur le chemin de gravier qui permet de faire le tour de l’espace extérieur. Je compte faire plusieurs tours pour me dégourdir les jambes comme, ces derniers temps, je ne marche pas beaucoup. Ce sera plus déjà plus d’efforts fournis que ces dernières semaines. Et ça aussi, ce sera mieux.

C’est plus grand que dans mes souvenirs. L’espace extérieur, je veux dire. Pourtant ça ne fait pas si longtemps que j’y suis allé, mais ça doit être la première fois, depuis que je suis revenu, que j’en fais vraiment le tour. Après la première fois, je me sens plutôt bien alors j’enchaîne en essayant de marcher un peu plus vite. Sale erreur. Je m’essouffle comme si j’avais pas fait d’efforts depuis des mois alors que c’est totalement faux. J’en suis pas à imiter un frison en fin de course, faut pas pousser non plus, mais il n’empêche que ça me fait serrer les dents de frustration. Je suis faible. Mentalement et physiquement. Je sais que ça sert à rien de m’en vouloir à mort pour ce qui est fait, que je pourrai pas revenir dessus. Je le savais en replongeant. C’est juste que je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi rapide. Aussi violent. Tout est toujours plus difficile quand je dois me trouver un but par moi-même.

Sans terminer le tour que j’avais entamé je décide de retourner à l’intérieur du batiment. Un instant l’idée d’aller dans la salle de repos pour me prendre quelque chose à voir me traverse, mais finalement je préfère me décider pour ma chambre. Déjà que je suis rarement d’humeur sociable, je n’ai pas du tout envie de croiser quelqu’un alors que je suis fatigué par deux vieux tours dans l’espace extérieur. Peut-être que si je dors après avoir fait un peu d’exercice j’arriverai à avoir faim et ne pas avoir trop peur de manger, même si cette idée n’a ni vraiment de logique, ni de fondement.
Une fois dans la pièce qui m’est réservée au sein de l’établissement, je pose rapidement les yeux sur le calendrier que j’ai demandé à accrocher au mur et me rappelle donc qu’il y un atelier de prévu plus tard dans la journée. Un truc où il faut essayer de se souvenir de nos rêves sans mushana et de les dessiner. Il paraît qu’il y a des gens qui sont bloqués, après avoir trop consommé de brume des rêves. C’est pas mon cas, j’ai toujours fait des rêves et des cauchemars et utiliser Amethyste n’y a rien changé. Cet atelier n’a rien de pertinent pour moi, mais je me questionne sur si le fait d’y aller entre dans la discipline que j’essaye de me donner ou si j’abuse. Bah, flemme d’y réfléchir là tout de suite. Je décide de mettre un réveil par acquis de conscience, même si je ne pense pas que j’arriverai à dormir autant de toute façon, et me roule en boule dans mon lit.

Peut-être est-ce parce que j’ai pensé à cet atelier à la con avant de dormir, mais pour une fois j’ai fait un rêve sans images. Enfin j’ai rien vu, quoi. Ca m’a pas empêché d’entendre et ressentir beaucoup de choses ceci-dit. C’était triste, mais pas comme d’habitude. Je me suis réveillé avec des larmes qui coulaient des yeux. Au départ, je n’ai pas compris ce que j’avais entendu, mais maintenant que j’ai émergé depuis quelques minutes, je reconnais les grognements de Rubis. Il n’avait pas l’air malheureux, c’est peut-être ça qui me rend aussi triste, plus que le fait qu’il me manque déjà beaucoup. Rien de comparable avec Phil, car mon reptincel est bien vivant, je sais que Rose s’occupe bien de lui, et je vais le revoir bientôt. Enfin, quand je sortirai de la cure quoi.
En regardant l’heure, je me rends compte que j’ai dormi qu’une trentaine de minutes et en me levant que j’ai grand besoin d’aller pisser. Ca soule. J’ai un peu mal au crâne. J’ai pas des petits médocs à prendre là, d’ailleurs ? Je crois pas, c’est le matin et aux repas. Sauf que j’ai pas mangé à midi. Je fais un peu n’importe quoi, je crois. Je peux pas aller manger un bout et prendre une pilule ? D’abord les chiottes.

J’ouvre la porte de ma chambre et tombe nez à nez avec la connasse qui attend devant.

On se fixe en couafarels de faïence. Ni elle, ni moi, ne bouge ni ne prononce le moindre mot.
J’en profite pour la détailler, tu m’étonnes que j’y ai pas compris grand chose quand elle m’est tombée dessus dans l’obscurité ! Ses cheveux sont noirs, longs, et teints de plein de mèches de couleur différentes. Sa frange est rose, y a des bouts de vert, de blond, de rouge et de bleu ailleurs. Ils sont attachés sans que je comprenne comment, juste que ça leur donne l’air en pétard et qu’il y a plein de barrettes dépareillées pour les tenir. Sa tenue est à l’image de ses accessoires : une explosion de couleurs qui rend difficile d’en comprendre les différentes pièces. Elle a des rubans qui pendouillent d’un peu partout. Ses oreilles sont toutes les deux percées au moins cinq ou six fois, avec des piercings qui les traversent de part en part, elle en a aussi à l’arcade. Mais ce qui me marque le plus, c’est le masque qu’elle porte. Il a l’allure de ce qu’on peut voir dans les films post-apocalyptiques pour respirer en zone sinistrée, sauf qu’il est rose pétant avec des éclats de peintures multicolores. Je crois que j’ai jamais rien vu d’aussi chaotique de ma vie. Elle s’est fringuée en s’inspirant d’un denticrisse ou quoi ?

- Qu’est-ce tu veux ?, je finis par briser le silence.

Evidemment, je suis agacé. C’est pas pour rien que, dans ma tête, elle s’appelle “la connasse”. Elle a tout de même essayé de me faire du mal lors de notre première et seule interaction, en plus d’avoir menacé de me tuer. L’adolescente détourne le regard, de met à se balancer d’avant en arrière, de la pointe de ses pieds jusqu’à ses talons. Elle donne l’impression de réfléchir à ce qu’elle va dire, mais reste parfaitement silencieuse. J’attends quelques secondes, puis conclus que je n’ai pas le temps pour ses conneries. Je m’engage pour la contourner et me rendre à l’atelier débile, histoire d’avoir un peu de bonne volonté. Elle sursaute en me voyant faire, s’éloigne de quelques bonds. C’est quoi son problème ? Non, en fait, je veux pas savoir. Une fois que j’ai fait quelques pas dans le couloir, je l’entends enfin me dire :

- Tu sais, j’aurais pu te tuer dans la réserve... Ok, ça va finir par devenir bizarre, je le sens. Quand t’étais minable dans les vapes, la caisse lourde en pleine tête, bam ! Bam !

Elle a de la chance que ma toubib m’ait fait comprendre que c’était ni une bonne idée de la menacer, ni de lui en retourner une pour lui apprendre qu’agresser les gens sans raison ça ne se fait pas. Encore moins avec sa putain de caisse, ou quoi que ce soit d’autre d’objectivement dangereux. Je continue donc ma route tandis qu’elle reproduit, jusqu’à ce que je sois hors de sa vue, son onomatopée. Si j’étais pas un adulte et conscient de l’endroit dans lequel je me trouve, je pourrais presque la trouver flippante.
J’espère que ce sera la dernière de nos interactions et qu’elle va pas se mettre à faire une fixette bizarre sur moi pour une raison tout aussi cheloue que son comportement.

Je traverse le centre sans qu’elle me suive a priori. La vérité, c’est que je ne regarde pas trop derrière moi. Cette gamine a quelque chose de malaisant. Ce n’est qu’une fois que je suis entré dans la salle où aura lieu l’atelier que je cesse de regarder fixement devant moi. Là, il y a quelques autres patients. Je les connais de nom, mais n’ai jamais pris le temps de parler avec eux. J’en ai pas envie, de toute façon. L’intervenante qui va nous gérer aujourd’hui m’accueille avec le sourire et m’invite à m’asseoir. L’endroit ressemble à une salle de classe car il est prévu une table par personne. L’idée est de ne pas mettre les patients mal à l’aise quand ils commenceront à interagir avec leurs rêves. C’est une démarche que je comprends, j’aimerais pas que quelqu’un vienne regarder par-dessus mon épaule alors que j’écris ou dessine des trucs en rapport avec mes songes nocturnes. Je suis pas prêt à partager quoi que ce soit de Phil avec qui que ce soit. Je veux l’avoir le plus fort possible en moi, rien que pour moi, encore un peu. Tant que je serai en cure, en fait. Ensuite, j’imagine qu’il faudra bien que j’en laisse échapper des morceaux, au moins à Rose, mais j’appréhende beaucoup de le faire. Je sais pas ce que ça peut faire. Je sais pas si ça fera quoi que ce soit, d’ailleurs.
Bref, je me choisis une table, pas au fond, mais quand même sur un côté pour être sûr de ne pas avoir trop de voisins. Là, l’intervenante se lance dans un speech sur les bienfaits de se confronter à nos rêves dans notre situation et de se connecter à ceux que nous faisons naturellement, quand nous ne sommes pas sous l’influence d’une mushana. Comme quoi il peut être difficile de retrouver de vrais rêves. J’ai envie de lui demander si les cauchemars comptent, puisque je ne fais que ça, mais n’ai pas non plus envie de me faire entendre. De toute façon, je suis surtout là pour faire acte de présence et me donner bonne conscience. Je pourrais même mentir dans ma future réalisation que ce serait pareil. Je pense que personne ne s’en rendrait compte, en plus. Contrairement aux tricheries d’école, je vois pas comment qui que ce soit pourrait le savoir dans le cas présent.
On s’apprête à commencer quand la porte s’ouvre.

Sur le pas de la porte, il y a la connasse. Evidemment. Quelque chose me dit que si elle est là, c’est parce qu’elle ne compte pas me lacher la grappe aussi facilement. La femme qui nous encadre l’accueille avec un sourire similaire à celui qu’elle m’a adressé avant.

- Oh bonjour Millie ! Tu veux participer ?

La gamine passe la tête dans la salle et la balaie du regard. Elle a les bras exagérémment croisés comme si le but était en fait de tenir ses propres bras, comme dans un câlin à soi-même, sauf qu’elle n’a pas l’air tranquille. Elle nous observe tous avec indifférence avant de poser les yeux sur moi. Elle a l’air contrariée. Je lui réponds avec une expression pleine de mépris qui demande ce qu’est son problème. Ca doit la mettre hors d’elle car elle se met à pousser un grognement qui fait sursauter la plupart des participants avant de tourner les talons et s’enfuir en courant dans le couloir.
L’intervenante soupir avant de nous recentrer sur son atelier.

Trop bizarre.
Mais surtout, je me demande si je dois m’inquiéter plus que ça du comportement de cette gamine. Je me souviens que la médecin m’a dit que normalement elle ne parle pas, mais elle s’adresse à moi. Pour me dire ce qui ressemble à des menaces de mort détournées. Je me fais pas trop de soucis étant donné que si je lui retourne une droite y a plus personne, vu sa carrure, mais tout de même… C’est fou comme ce type de menaces me fait un effet différent de celles que j’ai déjà pu recevoir. Avec les gens du trafic c’était concret, avec des flingues, des couteaux, et la mort que je voyais clairement arriver, là c’est… Dérangeant. C’est ça le mot.
Je me demande ce qu’en aurait pensé Phil, lui qui avait une manière de pensée si en décalage avec le commun des mortels. Quelque chose me dit qu’il aurait pu comprendre, ou au moins envisager des choses qui m’échappent. Je l’aurais écouté en parler, de ça ou de n’importe quoi, attentivement, pendant des heures et des heures, jusqu’à ce que j’arrive à comprendre moi aussi.
Qu’est-que j’aimerais pouvoir encore entendre sa voix…