« Vous voulez que je fasse quoi ? »

L'homme qui te fait face reste calme malgré la situation. Il ne ressemble en rien au père rongé par l'inquiétude qu'il devrait être. Ce même père qui n'aurait pas dû être en train de perdre un temps précieux avec toi. De toute évidence, Monsieur Winsdrop n'a rien d'un parent modèle. Il n'est pas même un homme décent. Sa visite précédente dans ton bureau l'a prouvé.

« Mon idiote de fille à un goût certain pour les causes inutiles. »

Il sirote paisiblement la tasse de thé que tu as pris la peine de lui offrir pour satisfaire les apparences, lorsque rien encore n'aurait pu t'indiquer que la raison de sa présence était urgente. Il n'avait pas pris la peine de le préciser non plus.

Cette cause inutile dont il parle est un évènement qui se produit en ce moment même à Kalos, région dont Galar n'est séparée que par une mer traversée en deux heures de bateau à peine. Les journaux du monde entiers ne parlent que de ça depuis deux jours et les appels à l'aide sont incessants. Il pourrait s'agir de l'une des catastrophes naturelles - bien qu'inexpliquées - les plus destructrices de ces dernières années. Aux yeux du riche Winsdrop, les dégâts et les morts s'accumulant là-bas ont peu d'importance. C'est culotté venant de toi qui est restée spectatrice depuis que la nouvelle est tombée sous la forme d'une notification d'information du gouvernement mais tu n'as jamais caché ton dégoût pour les hommes de sa trempe. Il est de ceux à cause de qui tu en es là. De ceux qui t'ont poussée à faire des choix douteux dans la rage de ton adolescence. Tu te souviens sans mal avoir seize ans et être tellement en colère. Le feu de cette émotion n'est jamais totalement mort en toi, il demeure à l'état de braises ravivées à l'occasion par le rappel des raisons pour lesquelles le monde a essayé de te dévorer lorsque tu étais au plus bas. Tu détestes ça. Cette émotivité qui essaye de te faire perdre le contrôle d'un tempérament que tu as dû muselé pour le bien de tes intérêts. Le dégoût prends tes notes ferreuses sur ta langue lorsque tes dents se resserrent un peu trop fort sur la paroi de ta bouche. Winsdrop reste oublieux face à cette humeur qui te traverse contrairement à Shamir qui s'est décalée à tes côtés. Tu sens sa chaleur à proximité de ton épaule, le choc de vos auras tandis qu'elle essaye de se nourrir de ton ressenti pour te délester de son affliction. Tu ressens plus que tu ne vois ses yeux luirent sous son pouvoir. Pendant un dixième de seconde troublant, il te semble même voir le monde sous un filtre bleuté. Puis la sensation passe et tu te forces à prendre une inspiration tremblante et, en expirant, tu te permet de déverser le surplus dans cette connexion qui vous unit.

Tu te lèves avec fracas, ta chaise allant cogner le mur derrière toi, avant de remplir ton sac à la hâte. Pour la première fois, Winsdrop manifeste autre chose qu'une arrogance blasée ou satisfaite. Tu lui accordes peu d'attention. Que cet homme aille au diable.

« Je vous enverrais la facture. »

Tu te soucies peu de sa réaction, tu es déjà à la porte, la Lucario dans tes pas.

« Vous trouverez la sortie tout seul. »

Dans le cas contraire, Darjeeling se chargera de le mettre dehors, tu n'en doutes pas.

« Sam ? »

Il ne faut que trois tonalités à Six pour décrocher son smartphone. Il est rare que tu l'appelles. Tu n'es pas une adepte de ces conversations énergivores lorsqu'un simple sms fait bien l'affaire. Tu t'y plies lorsque tu y es forcée comme avec tes clients ou avec ta chère et tendre mère, mais elle est bien la seule exception désintéressée. Il le sait et comprends donc que ces rares occurrences tiennent toujours de l'urgence.

« Il faut que tu me trouves un vol ou une place dans le Star pour Kalos. Maintenant. Qu'importe le prix. »

Ta voix est hachée par l'effort. Tu marches vite dans les rues de la capitale, ton sac battant ton flanc à chaque enjambée un peu trop exagérée. A tes côtés, Shamir a adopté un petit trot et semble peu se soucier de déranger le trafic piétonnier par sa présence. Elle y est plus attentive en temps normal, mais paraît incapable de tolérer une distance entre vous. Tu peines à t'imaginer l'accepter toi aussi.

Tu ne lui laisses pas l'occasion d'en placer une malgré le début de phrase qu'il tente d'articuler.

« Je me fiche pas mal de la ville d'arrivée, je terminerais le chemin sur Velvet si nécessaire.
Sameen, t'es bizarre là. »

Au vu de ses difficultés avec les autres, c'est d'autant plus révélateur de ton état. Six n'a rien d'un homme empathique. Il ne voit que les traits les plus grossièrement dessinés.

« Fais ce que je te demande. S'il te plaît. »

Tu n'utilises pas ces mots là d'habitude. S'il te plaît. Tu détestes la fragilité qui vient avec une telle supplique. La notion de demander de l'aide sans rien offrir en retour. Te reposer sur les autres n'est pas courant pour toi à cause de cette dose de confiance que cela demande. Ce n'est pas ses capacités qui sont mises en doute ici, mais la notion que tu lui ouvres une nouvelle brèche dans ton armure en ne pouvant qu'espérer qu'il n'en profitera pas. Tu le sais, dans le fond, qu'il ne le fera pas. Tu le connais depuis assez longtemps pour ça. L'acte reste complexe et trop encouragée par ce trouble qui t'habite.

« Je t'envois les infos dès que je les ai. »

Il raccroche. Il n'attends pas de remerciements et tu ne seras sans doute pas capable d'en offrir après tout ça. Pas maintenant quand tu as déjà fait un effort qui va sans doute vite prendre sa revanche.

Le réveil est brutal. Tu sors de ta torpeur dans un sursaut qui te conduit presque sur tes pieds. Il te faut un moment pour identifier ton environnement, pour retrouver tes marques dans cette bulle hors du monde où tu te trouves. Le train s'élance à toute vitesse dans le long tunnel sous-marin qui sépare les îles de Galar du continent où se situe Kalos. L'ambiance en est rendue curieuse dans le compartiment. Il est bien éclairé, tout comme le boyau de circulation en lui-même, mais il est difficile d'oublier que le déplacement se fait à plusieurs mètres sous la surface de la mer. Tu te rassieds sans prêter attention aux quelques regards que tu as attiré. La première classe a beau être complète, le nombre de sièges reste limité. Tu disposes donc d'une minuscule forme d'intimité dans ce moment difficile. Un sueur désagréable te couvre la peau et provoque un picotement dans ton dos là où le tissu frotte. Tu serais bien incapable de placer ton dernier véritable cauchemar. Pas de ceux complètement distordus par les songes, non, un mauvais rêve trop emprunt de réalité. Presque un souvenir qui était venu te hanter. Toute cette histoire t'affecte trop. Tu en regrettes presque l'efficacité de Six. Il n'avait pas traîné à te dégotter cette place dans le Star. Tu avais reçu un sms t'indiquant la gare et l'heure de départ, vite suivi par un mail contenant un billet électronique. Un peu plus tard, avant que tu ne perdes le réseau, il t'avait indiqué de faire attention à toi.

Tu n'avais même pas pris la peine de faire un passage par ton appartement, tu n'en avais pas vu l'utilité. Tu ne comptais pas faire durer ton voyage improvisé. Tu avais de toute façon pris l'habitude de garder le nécessaire dans ton sac et la ball de Velvet ne te quittait jamais. Sur le coup, un nécessaire de voyage et des vêtements de rechange ne t'avaient pas paru si importants. Encore quelque chose que tu assumes amèrement maintenant que tu te trouves dans une position où tu ne trouverais pas désagréable de changer ton t-shirt. Inutile de trop y penser. Il est trop tard. Tu soupires avant de happer une grande goulée d'air recyclé pour tenter de calmer ta respiration trop rapide. A l'aide de ta manche, tu te débarrasses de la transpiration perlant sur ton front, puis tu fermes les yeux pour les soulager. La lumière blanche au sein du wagon est particulièrement violente pour eux après ta sieste.

Qu'est-ce qui m'arrive ? La situation à Kalos n'est pas si similaire avec celle que tu as vécu par le passé. Elle est unique et d'origine inconnue, là où tu avais fait partie de ceux qui avaient semés une certaine forme de chaos à une époque. Il ne t'avait jamais semblé non plus être tant que ça habitée par les regret. Tu avais pris conscience d'avoir commis une erreur, d'avoir été trop loin, mais ton flegme naturel avait vite pris le dessus. Tu avais grandi. Tu avais laissé de côté les brûlures de ta violence au profit d'une morsure plus froide.

Dire que tout ça date reste un euphémisme. Tu es une personne différente désormais.

« Il faut que je me reprenne. C'est qu'un boulot. »

Tu marmonnes pour toi-même. Tu aimerais que Shamir puisse se tenir à tes côtés, mais un Pokémon de sa taille aurait demandé un autre ticket qui n'était pas disponible. Cela ne t'empêche pas de sortir sa Pokéball de la poche de ta veste. Tu presses le bouton central pour qu'elle se dilate et la fais rouler lentement dans ta main. Le mouvement te calme. Le contact du métal est chaud contre ta peau. Il serait plus logique de penser que c'est toi qui la réchauffé, mais tu te laisses berner par l'illusion que tu peux ressentir la chaleur de la Lucario alors qu'elle se trouve dans son abri miniaturisé.

L'arrivée se fait à la gigantesque gare d'Illumis. Tu descends du train pour atterrir dans une foule dense agitée par le stress des évènements de ces derniers jours. Beaucoup doivent chercher à s'éloigner par crainte de voir le phénomène s'étendre. Et puis, il y a ceux, comme toi, qui accourent. Des gens s'enlacent ou s'embrassent, sûrement soulagés de se retrouver en vie, d'autres se pressent entre les autres passagers pour atteindre l'une des sorties. Tu fais partie de cette catégorie. Ton sac placé en bandoulière tu inspectes le premier panneau venu avant de suivre les indications jusqu'à la porte sud. Tu ne sais pas où cela va te faire atterrir, tu t'en fiches pas mal à vrai dire. Tu as simplement hâte de retrouver l'air frais. Ensuite, il te faudra trouver un endroit moins peuplé où faire apparaître Velvet. Tu ne comptes pas emprunter un autre train ou un quelconque bus. Le voyage sera un peu froid, mais tu préfères de loin le faire à dos de Pokémon.

Tes premiers pas à l'extérieur sont salvateurs. Le soleil décline entre les bâtiments et un coup d'œil à ta montre t'indique ce que tu craignais. En volant en ligne droite, tu atteindras le site au beau milieu de la nuit. Un moment peu approprié pour dénicher ta fugueuse. Tu ne tiens pas à être avalée par le mouvement sur place, il vaut donc mieux créer une étape sur ton chemin. Cela te donnera l'occasion de te regrouper et de préparer ton plan. L'inactivité ne te fera sans doute pas du bien, mais tu sais que la patience est une vertu trop importante.

Tu te saisis donc de ton téléphone tout en progressant dans les rues animées de la capitale kalosienne.

Six - 13:12 Sherlock récupéré il a voulu bouffer les câbles après 10 min dans mon appart

Sameen - 16:54 besoin d'un endroit où crash entre Illumis et Cromlac'h

Six - 16:56 t'as déjà une place qui t'attends dans une maison d'hôte route 12, tu peux pas louper les Cabriolaine

code par Iago

A croire que Six s'est donné pour mission de te prouver son efficacité. A moins qu'il n'agisse simplement comme l'ami qu'il est censé être. Est. Vous n'êtes pas doués pour les grands discours et les émotions, mais vous êtes là l'un pour l'autre depuis plusieurs années. L'urgence te pousse sans doute à le remarquer plus. Parce que tu as vraiment besoin qu'il te soulage des détails pendant que tu es sur la route. Il te fait gagner un temps précieux. Il est dans son domaine. Tu te promet de lui rendre la pareille lorsque tu retrouveras ta région natale. Parce que tu n'aimes pas en devoir une à quelqu'un, mais surtout parce que tu le souhaites.

Ton téléphone en poche, tu continues jusqu'à un square. Quelques adolescents y traînent en bande et des gens promènent leurs Pokémon, mais il fait encore trop froid pour que des enfants y jouent à cette heure. Une fois ta veste zippée jusqu'en haut, ton écharpe nouée solidement autour de ton cou, et tes gants enfilés, tu fais apparaître Velvet. La grande corneille t'observe avec sérieux avant de s'abaisser pour te laisser monter sur son dos. Elle termine même de te hisser avec son aile et te laisse t'installer confortablement dans la selle sanglée sur d'elle. Un investissement conséquent que tu n'avais jamais regretté. Ses plaques d'armure sont peu adaptées à la chevauchée et n'offrent pas de prises faciles. Tu avais préféré dépenser quelques centaines de dollars plutôt que de finir écrasée sur le bitume.

Un effleurement des doigts dans son cou et elle prends son envol.

Tu te repères comme tu le peux dans les paysages kalosiens. Malgré sa proximité avec Galar, tu n'y as jamais mis les pieds. Peut-être que si ton père n'avait pas merdé, tu en aurais eu l'occasion. Ton enfance aurait certainement été très différente. Tu te fies à la carte sur ton smartphone, mais elle n'est pas aussi utile à dos de Pokémon. L'itinéraire peine à être calculé et tu perds le réseau parfois. Alors tu te fies aux grands panneaux dont vous vous rapprochez à l'occasion et aux points d'intérêt que tu as vu passer dans les recommandations. Cela aide que la Route 12 longe apparemment un bras de mer. Dès que le vent apporte l'odeur des embruns et que la côte devient visible, une partie de tes troubles s'effacent. Velvet vous en rapproche en suivant les courants avec aisance, ses mouvements d'ailes amples et son aura menaçante gardant les autres oiseaux à distance. Une fois que tu es sûre d'être dans la bonne direction, tu n'as plus qu'à te laisser porter. C'est techniquement ce que tu fais depuis le début, mais tu deviens plus passive dans ton attitude. Tu laisses ta Corvaillus se déplacer sans indication supplémentaire, le corps courbé contre elle pour te cacher un peu du vent. Il fait vraiment froid à cette altitude. Heureusement que tu as pris la décision de faire une halte où tu aurais sans doute voulu pousser ta monture à voler plus vite. La vitesse aurait rendu le trajet encore plus inconfortable.

Tes dents claquent lorsque tu aperçois une plaine et le troupeau de Cabriolaine promis par Six. La zone, bien que vaste, est toute entourée de clôtures. Malgré l'étable toute proche, les créatures ne cherchent pas à la rejoindre. Lorsque Velvet perd progressivement de l'altitude, tu les vois fixer le ciel. Tu les imites, le regard porté vers ta destination finale, et tu remarques enfin les lourds nuages noirs qui s'y sont développés. Tu n'as pas été assez attentive aux changements. Tu te doutes qu'ils n'ont aucun rapport avec un quelconque phénomène météorologique. Après tout, Cromlac'h brûle. Tu incites ta monture à continuer sa descente vers la ferme située plus loin. Elle se pose dans la cour, à proximité d'un enfant stupéfait. Tu le scrutes depuis le dos de Velvet, notes qu'il doit avoir environs douze ans.

« Vous faites chambre d'hôte ? »

Il hoche la tête. Tu es au bon endroit. Tu te laisses glisser du dos de la Corvaillus et ton premier contact avec la terre ferme est douloureux. Tes muscles sont tétanisés. Elle déplace son aile pour te stabiliser et tu restes un instant appuyée à elle, le temps d'être sûre que ton corps est bien prêt à coopérer. L'enfant ne te quitte pas des yeux pendant ce temps. Tu supposes qu'il est logique qu'il se pose des questions. Tu viens d'apparaître avec un Pokémon natif d'une autre région particulièrement impressionnant et ton visage est obstrué par ton écharpe. Tu la déroules pour commencer.

« J'ai une réservation. Je suppose que je dois parler à tes parents pour ça ?
Ils sont pas là. »

Face à ton silence, il continue. Cela se voit qu'il n'est pas l'aise, mais il fait l'effort de passer au-dessus et tu ne le remarques qu'en ta qualité d'adulte. Pour un autre enfant, il paraitrait bien plus solide qu'il ne doit l'être vraiment.

« On a des problèmes avec le bétail. Ils ont peur.
A cause de ce qu'il se passe à Cromlac'h ? »

Nouveau hochement de tête.

« Les Tauros s'énervent. Papa essaye de les calmer, mais il a du mal tout seul. Les gens qui travaillent ici d'habitude sont partis aider. »

Les embrouilles arrivent. Tu soupires.

« J'ai une Lucario très convaincante. Tu me mènes à ton père ? »

Tu n'es pas mauvaise, dans le fond, mais tu n'en deviens pas quelqu'un de bien pour autant. Tu ne t'es jamais cachée derrière des excuses. Tu assumes la majorité de tes actions. Tu es cupide, l'égoïsme te vient facilement, et tu as pris des décisions cruelles. Paradoxalement, tu es aussi accompagnée depuis que tu es toute petite d'un Pokémon universellement connu pour n'offrir sa loyauté qu'aux dresseurs au cœur pur. Un Pokémon qui, en gagnant en puissance, s'avère capable de ressentir les émotions et, tu as entendu dire, de lire les pensées des humains. Shamir n'en est pas encore là. Elle est extrêmement vive, mais votre connexion reste instinctive, bien que tu n'ais pas la sensation qu'un pouvoir de télépathie lui manque. Tout ça pour dire que toute allégation au sujet de ta bonté - ou de son absence - n'est pas aidé par la présence de la Lucario dans ta vie. A une époque, ce paradoxe avait renforcé certaines croyances d'adolescente idiote, il t'avait donné cette impression d'avoir raison, mais il y avait aussi eu une époque où tu avais rejeté ta partenaire de toujours à cause de cela. Là est sans doute ton plus grand regret. Cela n'avait pas duré longtemps, mais, avec une telle sensibilité, il ne fait aucun doute que Shamir avait dû souffrir bien plus que tu n'étais capable de l'imaginer. A ce moment là, quand tu te cherchais dans un monde si chaotique, tu t'étais pourtant sentie jugée à cause de sa simple existence. Comme si tu avais eu besoin de revendiquer ta capacité a être mauvaise en la repoussant.

Aujourd'hui, tu as appris que la vie n'était pas aussi simple. Shamir, bien qu'une Lucario noble et fidèle, avait commis son propre lot d'actes néfastes. Toujours dans le but de te protéger, tu ne pouvais le nier. Plus que tout ça, tu avais aussi compris que le regard des autres ne devait pas dicter ton existence.

Tu as tout de même envie de lever les yeux au ciel quand, suite à ta proposition, les yeux du gamin s'éclairent. Plus aussi apeuré, il comble la distance sous le regard désintéressé de Velvet. Tu t'écartes d'elle après lui avoir tapoté le poitrail et elle s'élève du sol en quelques battements d'ailes qui soulèvent la poussière et la paille alentours. Tu sais qu'elle restera dans les environs, prête à répondre à ton appel, mais il est important qu'elle prenne du temps pour elle. Après votre périple, elle a besoin de chasser pour se nourrir.

« Tu viens du dojo de Yantreizh ?
Je ne sais même pas de quoi tu me parles.
Oh. »

Il souffle, déçu, avant de retrouver son sourire joyeux.

« Les Lucario sont très importants dans la ville voisine. A cause du Héros de l'Aura. Beaucoup de gens se forment en espérant devenir comme lui. »

Tu ne peux t'empêcher de pouffer. Le Héros de l'Aura ? Ce mioche serait-il en train de te voir comme une potentielle héroïne ? Il ne comprends pas bien ton hilarité, mais aucun commentaire ne vient. Il t'invite juste à le suivre. Un autre constat fâcheux : les enfants t'apprécient pour une raison qui t'échappe. Ce n'est pas faute de tirer la tête en permanence. Mais, à ta façon, tu t'en sors bien avec eux. Sans doute sentent-ils que tu ne leur veux pas de mal, qu'une part de toi détesterait l'idée de prendre part à ce processus qui t'a conduite à devenir celle que tu es devenue. Tu as beau ne pas te voir mère en partie dans un souci de liberté, il y a aussi le fait qu'il te paraît intolérable de mettre au monde un nouvel être humain sans la ferme volonté d'être là pour le soutenir. Le plus simple serait de résumer cela de la sorte : la question n'est pas de savoir si tu ne veux pas d'enfant, mais plutôt de ne pas en vouloir un assez fort. Cette logique t'est personnelle et tu ne l'évoques pas, mais tu es bien consciente de tout cela. Tu as donc ce code de conduite vis à vis des gamins. Aussi pénibles puissent être certains, ils te sont plus tolérables. Difficile aussi de jouer les dures quand tu t'impliques dans une affaire qui ne te concerne pas. Cela fait partie de ses choses auxquelles tu ne réfléchis plus. Il y a des décisions que tu prends et pour lesquelles tu pourrais facilement trouver des excuses, mais la vérité est que tu es un être complexe et hypocrite, comme tout un chacun.

Vous progressez d'un bon pas dans la plaine. Une petite colline doit être franchie et, à son point culminant, le vent fouette. Tu resserres ton manteau, ton regard accroché à la silhouette un peu agitée du gamin. Il continue courageusement, les bras serrés autour de l'abdomen et la tête rentrée dans les épaules. Tu soupires. Pourquoi est-ce que cet idiot n'a pas été cherché une veste ? Tu t'arrêtes et, après un instant, il en fait de même. Il t'adresse un regard plein de questions par-dessus son épaule.

« Viens ici. »

Avec beaucoup trop d'innocence, il obtempère. Un nouveau souffle s'arrache à tes lèvres, plus blasé cette fois. Qu'est-ce que je fous moi ? La réponse est bien trop évidente, tu es en train de délier ton écharpe pour la prêter à un gosse frigorifié. Tu la serres autour de son cou avec un peu trop de rudesse dans les gestes. La délicatesse reste un principe qui t'échappe un peu. Cela ne l'empêche pas de sourire avec toute la force de sa dizaine d'années, une dent manquante bien mise en lumière au niveau de la rangée inférieure. Peut-être est-il encore plus jeune que tu ne l'imagines. Tu as toujours eu un peu de mal à donner un âge aux enfants. Ils changent tellement vite à certains stages de leur vie.

« Merci. »

Tu hausses les épaules avant de te remettre à marcher. Il tombe aussitôt dans ton pas, une main désignant un sous-bois au loin.

« C'est presque là. »

Tu restes silencieuse pour le reste du chemin, soucieuse de ne pas marcher trop vite dès que tu te rends compte que l'enfant peine à suivre. Avec ses toutes petites jambes, ce n'est pas étonnant qu'il ne puisse pas couvrir autant de distance en une enjambée.

Les cris des Tauros marquent nettement votre approche. Malgré le vacarme naturel ambiant, leurs mugissements agités sont évidents. Le fracas de leurs sabots sur le sol est aussi un signe difficile à ignorer. Plus vous approchez, plus tu as l'impression que la terre tremble sous vos pieds. Le gamin s'est rapproché, il te touche presque, une main luttant pour ne pas attraper ton bras. Tu ne lui refuseras pas un tel réconfort mais agir de toi-même est différent.

« Papa ! »

Il s'agite soudain, paniqué de voir son paternel en mauvaise posture. L'homme s'est refugié sur la branche basse d'un arbre que quelques taureaux semblent avoir pris pour cible. Une grosse masse brune git à proximité, visiblement en mauvaise posture. Sans doute l'un des Pokémon du fermier.

« Shamir. »

Une gerbe de lumière jaillit de la poche de ta veste et la Lucario se matérialise devant vous, déjà prête à combattre.

« Evite de trop les amocher. Utilise Grincement pour les arrêter. »

La louve disparait en un clin d'œil, sa course la conduisant immédiatement à proximité du troupeau. D'un cri strident, elle perturbe leurs attaques sur l'arbre et les Tauros reculent dans un concert de meuglements peinés. La solution n'est que temporaire et ils paraissent plus énervés encore, mais, au moins, elle a désormais créer une distance entre le fragile humain et des Pokémon capables de le réduire en miettes.