Premiers pas chez les grands

« Alors c'est ça, le salon de l'élevage ? »

Kate ne travaillait officiellement à la Ferme de la Source que depuis quelques mois lorsqu'avait lieu une nouvelle édition du salon. L'événement était un incontournable. Il aurait été possible de s'en passer une année, peut-être deux. Mais puisqu'elle allait y être confrontée un jour ou l'autre, elle avait insisté pour s'y rendre sans attendre. Elle ne voyait d'ailleurs pas la moindre raison de repousser ce moment. Au contraire, tant que ses parents n'avaient pas raccroché, c'était l'occasion d'être accompagnée, et même présentée aux bonnes personnes comme l'héritière de la pension. Elle craignait qu'on lui reproche de briser la tradition, la ligne de conduite des anciens propriétaires si elle n'était pas introduite par l'un d'entre eux. S'ils n'étaient pas pleinement convaincus, et si cela signifiait que toute la charge de travail reposerait sur une unique personne, Perry et Angelica acceptèrent les conditions. Dans tous les cas, l'organisation ne différait pas des années précédentes.

La dernière fois qu'elle avait assisté au salon, elle n'était encore qu'une enfant. Depuis, elle avait grandi. Ce qui lui paraissait autrefois immense ne l'était contre toute attente pas moins. Sans doute prenait-elle les choses avec davantage de sérieux qu'à l'âge où tout est jeu. Pourtant, malgré toute la surface, il n'y avait pas un seul espace dépourvu de monde. Partout, il y avait ses nouveaux collègues, des clients potentiels, des fournisseurs aussi. Kate avait à séduire chacun d'entre eux. C'était la réputation de la Source qui était en jeu. La pension était déjà entourée de partenaires en tout genre, mais il fallait les conserver de jour en jour, d'année en année, et étendre ce cercle lorsqu'il en est possible. Son insouciance n'était plus. Elle savait le poids qu'elle avait accepté de prendre sur ses épaules et même si les Spring n'avaient pas encore pris leur retraite, elle en sentait déjà une partie écrasante.

Un main se posa sur une épaule.

- Ne t'inquiète pas, ça va bien se passer.

Il lui semblait que par ce geste, Perry lui avait enlevé une partie de sa charge. Elle n'était pas seule. Ce n'était qu'un préambule de ce qui l'attendrait à l'avenir.

- Alors ? Par quoi on commence ?

Même si Kate avait une vague idée en venant de ce qu'elle pourrait trouver, elle avait épluché le plan pour se constituer d'emblée un programme à suivre. Mais au vu du nombre de stands, elle ne put qu'abandonner. Tous n'étaient même pas à portée de vue une fois sur place, cachés par les allées noires de monde et les installations plus proches. L'appréhension se mêlait peu à peu à l'impatience et Kate sentait son énergie monter en flèche. Elle voulait profiter un maximum de leur présence ici pour acquérir les connaissances nécessaires à son nouveau métier. Chacune d'elles se montrera précieuse, peut-être uniquement dans une situation très précise, pour d'autres dans des contextes plus variés. Son emballement ne passa pas inaperçu et on la rappela très vite à l'ordre.

- Doucement petit wushours, chaque chose en son temps. Tu vois le grand Leveinard juste ici ? Si on se perd, c'est notre point de rendez-vous.

« Pour qui tu me prends ? Je ne suis plus une enfant, tu sais ? » Kate était là pour prendre la suite de la pension, pas pour qu'on lui apprenne à marcher. Elle reconnaissait sans mal ne pas connaître toutes les ficelles du métier, elle ne faisait que débuter c'est vrai, mais pour autant elle espérait être à la hauteur et elle aurait voulu que ses parents l'en jugent capable. Une part d'elle se demandait si elle avait été choisie par défaut simplement pour garder la pension de la source dans la famille Spring. Elle se retient de répliquer de toutes ses forces. mais n'y parvient pas sans céder à l'humour. Elle place sa main contre le front.

- Compris, chef.

Perry ne réagit pas et poursuivait ses explications. La journée s'annonçait suffisamment chargée sans mentionner chaque contrariété. Et le lieu n'était pas idéal pour montrer des dissensions entre eux, l'image de la ferme en souffrirait.

- Maintenant que c'est dit, la zone qui va le plus nous intéresser se trouve droit là bas.

Il désigna du menton des stands au fond du hangar. Bien cachés, ils restaient repérables grâce aux grandes banderoles évoli qui les surplombaient. C'était là-bas que se concentrait tout ce qui concernait l'accueil et l'entraînement des pokémons. L'endroit idéal donc pour commencer en tant qu'éleveuse.

Malgré sa fierté, Kate se faisait toute petite lorsqu'elle suivit son père au milieu des allées. Son oreille, elle, se baladait entre les conversations qui avaient lieu de part et d'autre. Des négociations sérieuses, des vendeurs promouvant leurs produits ou services, et d'autres prises de nouvelles, moins formelles, entre gens de la profession. Mais dans l'ensemble, il y avait une bonne humeur, ou peut-être une attention particulière à bien faire les choses. Une politesse aussi. Était-ce le domaine qui en était la source ?

Kate doutait que tous les éleveurs aient la même éthique. Il est facile de rogner les coûts, quitte à éluder la qualité. Quant à la reproduction des pokémons, elle pouvait vite tourner à l'eugénisme. Les mutations rares encourageaient certains à chercher à la provoquer chez des descendants, quand bien même elles impliqueraient des problèmes de santé. Et sans aller jusque là, les élevages pour les compétitions pouvaient rapporter de grosses sommes, avec toutes les dérives qui pouvaient y avoir autour. Les courses de galopas généraient grand nombre de paris et si le jeune pokémon n'adhérait pas aux exigences, nul doute que certains n'avaient pas le temps ou les ressources à lui accorder. Kate voulait croire que ce genre d'individus n'avait simplement pas sa place sur le salon et que les vrais éleveurs, avec de vraies valeurs, chasseraient ceux qui alerteraient leur radar.

Alors qu'ils traversaient la zone métamorph, Kate marqua un temps d'arrêt face à une démonstration des facultés de ce pokémon. Elle n'était pas surprise, mais plutôt fascinée. La facilité avec laquelle ils réarrangeaient leur apparence physique était déconcertante. Leurs cellules prennaient différents aspects, parfois peau, parfois poils ou écailles ; bleu, verte, rose ou brune. Certes, la reproduction étaient imparfaites, mais le processus avait quelque chose d'hypnotisant. Il lui semblait que la métamorphose précédente n'était pas achevée avant que la suivante ne commence tant elles s'enchaînaient avec fluidité. Des pokémons à la fois rares et parfaitement entraînés pour en faire des reproducteurs hors pair, et certainement hors budget. La pension n'était pas encore prête à abriter une section de reproduction. Il faudrait rénover un bâtiment, obtenir les accréditations et organiser la venue des géniteurs… Beaucoup de choses en perspectives pour une toute jeune arrivée dans le milieu. Elle avait encore trop à découvrir pour se lancer dans un projet de cette envergure et elle n'était même pas certaine d'en avoir envie.

La reproduction était un sujet ambigüe. Il était trop facile de tomber dans l'eugénisme et Kate n'avait aucune envie de placer une vie au-dessus des autres et, pas conséquent, d'en considérer comme des déchets. A forcer telle ou telle caractéristique, pour que le descendant soit plus beau, plus fort, plus endurant, ou au moins qu'il hérite de ce qui avait fait l'intérêt de son parent. Que ce soit pour une entreprise ou un particulier, il n'y avait pas d'autre choix que de multiplier les tentatives jusqu'à tant que ça passe. Quant aux échecs, ils étaient oubliés, laissés à l'abandon. Elle ne cautionnait pas non plus de provoquer la naissance pour augmenter des rangs déjà trop fournis. Si elle avait décidé de ne pas manger de viande, ce n'était pas pour encourager les éleveurs de bétail. Et le sentiment d'envoyer ses bébés directement de la pouponnière à l'abattoir ne lui plaisait pas particulièrement. Elle les aimait bien, ces troupeaux de moumoutons qu'elle voyait depuis la Source. Ils s'amusaient dans les champs, étaient tondus pour leur laine, mais combien d'entre eux étaient transformés en plats préparés ? Elle préférait détourner les yeux.

A l'inverse, il y avait des populations qui avaient urgemment besoin d'aide en la matière. Des espèces rares, menacées d'extinction, donc la survie pourrait dépendre de ces opérations. Elle qui ne vivait que pour se rendre utile aux autres, devenir le bras droit de Dame Nature avait quelque chose d'attrayant. Un Cupidon du court terme qui provoquait un peu le destin pour que les espèces du présent ne tombent pas dans le passé. C'était un acte qui dépassait l'individu.

Mais au milieu de ces extrêmes, elle ne savait quoi penser. Ce dont elle était sûre, en revanche, c'est de ne pas pouvoir compter sur les intervenants de cette section pour être objectifs. Le business poussait certains à franchir les limites qu'elle s'imposait encore. Sa priorité, c'était de rendre l'entraînement financièrement neutre. L'argent n'était pas une motivation suffisante pour elle, tant que la pension avait assez pour survivre. L'équilibre, seulement l'équilibre. La lotterie avait remis les compteurs à zéro. Les dettes étaient effacées d'un coup, et une partie était prête en cas de coup dûr. Maintenant, il fallait s'assurer de garder le bateau à flots.