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» Je ne me souviens que d'un mur immense

Ada Freimann

Ada Freimann
Ex-Champion

C-GEAR
Inscrit le : 24/09/2016
Messages : 3397

Dim 27 Fév - 18:35
Passé

    Je te l'ordonne. Des lettres, des SMS... et tu auras même le droit de m'appeler, si le cœur t'en dit.

    Je réussis au moins à le faire sourire, même s'il ne répondit que d'un bizarre hochement de tête, évitant toujours mon regard. Mais il était donc désireux de m'écrire : ce ne serait pas une nouvelle année de silence. Une nouvelle année... ou combien de temps...

    Je reviendrai aussi souvent que possible. Et, toi aussi, viens me voir là-bas ?

    Nouveau sourire, nouvel acquiescement vague. À cette période, Louis montrait déjà les premiers signes de son agoraphobie, qui devait le rendre conscient que ce ne serait pas un projet facile. Son manque d'envie de sortir ne m'inquiétait pas trop, alors, car j'y voyais la simple expression d'une mélancolie qui s'évanouirait lorsque son moral irait mieux. Tout menaçait déjà ; mais j'étais trop absorbée par mes propres projets pour en mesurer l'ampleur.

    Je regardai autour de lui, autour de nous, plongée dans mes pensées. Je ne savais pas comment dire au revoir. Pour combien de temps m'en allais-je ? Je n'aurais pu dire si c'était un an, ou moins, ou plus, mais sans doute plus, parce que c'était un poste immense et varié que j'allais occuper, un poste qui m'avait toujours fait rêver, et j'avais envie de pouvoir m'y épanouir autant qu'il me le permettrait, de donner tout ce que j'avais pour m'illustrer dans ce rôle de Championne de Ligue qui m'étais proposé. Je partais à Ébenelle certaine d'y rester longtemps. Mais j'avais vingt-quatre ans ; Louis en avait vingt-sept ; et cela faisait trop longtemps déjà que nous étions séparés. Puisque je m'en allais, combien de temps, encore, vivrions-nous à distance l'un de l'autre ? Et puis, maintenant que je savais que lui aussi aurait voulu rester avec moi... Je contemplai les murs du hall ; je sortis de mon immobilisme pour aller vers eux, les longer, comme si je les voyais pour la dernière fois. Certains champions de Ligue ou d'Élite habitaient au Quartier Général avec leur famille, ou d'autres proches. Louis aussi aurait pu m'accompagner, s'il l'avait voulu. Mais il y avait ce manoir – cette ancienne bâtisse, le corps de notre famille, dont il était aujourd'hui responsable. Et le regard des autres, s'il partait avec moi.

    La maison Freimann : il ne pouvait pas la quitter. N'y avait-il aucun moyen pour que nous restions ensemble ?

    Je m'étais approchée de la fresque des Héros de la Nuit Éternelle, au bas de l'escalier. Je passai la main sur son contour, effleurai les deux reliques exposées à côté. J'avais la brûlante impression de manquer ces adieux. Il y avait quelque chose que, Louis ou moi, nous aurions dû dire, ou faire, l'un ou l'autre ; mais impossible de savoir quoi. Et je ne parvenais qu'à éprouver ce sentiment de vide, d'échec.

    Les deux Héros de la Nuit Éternelle, dis-je en contemplant la fresque, tu crois qu'ils restaient toujours ensemble ?

    Silence. Puis, Louis resté en arrière :

    On ne sait même pas qui ils étaient l'un pour l'autre, finalement. Deux amis, deux frères...
    Deux amants...

    Le ciel illuminé, peint sur le mur, et, au-dessus et tout autour, le noir absolu, le néant. Je repensai aux combats qu'ils avaient menés, à leur aventure, aux épreuves qu'ils avaient traversées. La légende ne disait pas clairement s'ils avaient tout fait côte à côte ou si chacun était parti de son côté.

    En tout cas, ils étaient ensemble pour affronter la Nuit.

    Louis ne répondit pas ; je ne sais pas si j'attendais une réponse. Je revins vers la porte et repris mes affaires. Dehors, Howell patientait.

    Louis restait toujours droit, sans mot dire : nous nous dévisageâmes encore. Il avait l'air un peu maladroit, à attendre, comme ça, que cela se termine. J'hésitai ; puis, je fis un pas en avant, lui prenant les deux mains, et me penchai vers lui. Je crus au début m'avancer pour lui faire une simple bise, mais au fil du mouvement, j'eus envie de le transformer en vrai baiser, car je ne savais pas combien de temps encore nous séparait prochain ; mais je ne pouvais le lui imposer sans savoir s'il le voulait, et surtout pas devant le majordome ; finalement, mes lèvres se posèrent quelque part entre sa joue et sa bouche, un baiser hasardeux, maladroit, un entre-deux. Et je tins ses mains juste à peine plus longtemps que nécessaire.

    Je m'écartai et fis un dernier signe, assorti d'un sourire.

    Écris-moi.

    Et je partis.


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Ada Freimann

Ada Freimann
Ex-Champion

C-GEAR
Inscrit le : 24/09/2016
Messages : 3397

Jeu 3 Mar - 18:01
Passé
    Cinq mois depuis que j'étais devenue championne.
    Cinq mois de lettres de mon cousin, souvent plusieurs par semaine, dans lesquelles il me racontait son quotidien d'un ton neutre, mais un quotidien qui ne changeait pas beaucoup, ou bien m'écrivait des poèmes d'un romantisme prononcé, quand ils ne tombaient pas dans une abstraction telle que je n'en comprenais pas la moitié, ou bien élaborait des réflexions philosophiques aux prémisses pertinentes, mais qui sombraient dans un hermétisme étonnant, jusqu'à rebondir vers des conclusions parfois limpides, naïves presque, parfois enchevêtrées au point d'en devenir incompréhensibles. Il y avait de tout dans ses lettres, mais bien davantage ses pensées que des éléments factuels qui devenaient de plus en plus rares au fil des semaines ; et j'appris à lire entre les lignes pour déceler ses sentiments. Il y avait parfois des lettres qui me laissaient inquiète, tant je ne comprenais pas ce qui lui était passé par la tête pour m'écrire des réflexions si alambiquées, voire incohérentes ; et que signifiait cette rupture métrique dans son dernier poème ? Mais la lettre suivante était toujours rassurante, posée. Il lui arrivait de m'exprimer son amour par écrit comme il ne l'avait que rarement fait de vive voix, et je lui en voulus, quelquefois.

    Cinq mois d'appels en visio, parfois, durant lesquels tout allait toujours très bien ; j'étais certaine, pourtant, que ce n'était pas le cas, mais il faisait tout pour ne pas me le montrer, éludant mes questions, m'en posant davantage qu'il n'y répondait. Il avait effectivement racheté un piano, mais il jouait moins, ces derniers temps ; par contre, il me disait qu'il peignait, mais n'était pas encore assez satisfait de ses toiles pour me les montrer. Nous ne faisions pas beaucoup de visios : il préférait m'écrire.

    Cinq mois, et une visite de ma part, environ un mois et demi après mes débuts à la Ligue : j'avais enfin réussi à me libérer un week-end, et j'avais aussi prévu de revoir mes parents et mes sœurs en plus de mon cousin. Il me parut distant, ce week-end là : toujours souriant, volontaire, mais presque inattentif par moments, et comme si quelque chose le séparait de nous alors qu'il était là. Nous parlâmes de sa peur de sortir, qu'il avait enfin formulée : il m'expliqua l'inquiétude qu'il ressentait au milieu de la foule, cette même inquiétude qui l'empêchait, aussi, de s'approcher de certains endroits du parc. Je pensai que le fait de réussir à en discuter avec moi était déjà un progrès, et ne pouvait signifier qu'une amélioration à venir. Si certains endroits du parc l'angoissaient, ce devait être en souvenir du décès d'Otto ; quant à la foule, le fait que mon cousin soit un grand solitaire n'était pas une nouveauté. Je n'étais donc pas surprise que ce soit sous cette forme que se manifestait son anxiété, dans le moment de fragilité qu'il traversait. Mais cette fragilité, j'aurais aimé mieux la comprendre, elle. Avant de repartir, alors que nous étions seuls, je lui pris les deux mains et le regardai dans les yeux.

    Louis, si ça ne va pas, tu dois me le dire. Je ne peux pas deviner ce qui se passe, seule.

    Parce que je savais très bien que ça n'allait pas, depuis ses lettres, depuis mon arrivée – il trompait peut-être mon père et mes sœurs, peut-être les domestiques, et encore, mais moi, cela me sautait aux yeux. Cette distance, toujours...
    Mais il me sourit, comme si je n'avais pas à m'inquiéter.

    Mais ça va bien, Ada. Merci. Je vais faire des efforts pour sortir plus souvent.

    Peut-être, peut-être que sa situation allait s'améliorer.

    Il y eut ces vacances de Noël, peu de temps après, durant lesquelles, apparemment malade, il ne se montra pas. C'était la première fois, de tous mes souvenirs, que nous fêtions Noël sans le « chef de famille » – même si d'autres, aujourd'hui, se montraient plus présents que lui pour prétendre à ce rôle. Je me demandais combien de temps mes oncles et mes tantes toléreraient cette situation ; combien de temps mes parents mettraient avant de m'en parler. Mais s'il se montra sombre, de tout mon séjour, mon père n'évoqua pas ce sujet avec moi ; et avec ma mère, je l'écourtai. Que voulaient-ils que je leur dise ? Peut-être ce ne serait-il que passager ; ce ne serait que passager. Que pouvais-je y faire, quand cela concernait Louis ? Et pourquoi voulaient-ils changer Louis ? Que pouvaient-ils trouver à y redire, si c'était là la personnalité de Louis ? ...Ce fut un drôle de Noël.

    Cinq mois, jusqu'à un appel, un jour, de son majordome Howell.





    « Madame. J'espère que vous allez bien. Pardonnez-moi de vous déranger. Je prie Madame de bien vouloir m'excuser pour la requête que je m'apprête à formuler. L'équipe et moi-même nous sommes concertés, et... nous souhaitions demander à Madame s'il lui plairait de venir passer quelques jours au manoir, dès que son travail lui en laissera la possibilité. »

    Cela me plaisait toujours ; mais, il savait bien que j'utilisais tous mes congés pour rentrer à Kalos...

    « Bien sûr, bien sûr, mais ce que nous souhaitions demander à Madame, c'est : lui serait-il possible de venir... rapidement ? »

    Rapidement ?

    « Oui. C'est que... nous sommes un peu inquiets pour Monsieur. Nous pensons qu'une visite de Madame pourrait lui faire le plus grand bien. »

    Inquiets.

    « C'est-à-dire... qu'il ne quitte plus du tout le manoir. Il ne quitte presque plus sa chambre. On ne peut plus échanger avec lui. Il y a aussi... euh... »


    Il hésitait.

    « Nous nous... interrogeons sur sa santé. Il... Il ne s'alimente plus correctement. Voilà pourquoi nous avons pensé qu'une visite de Madame pourrait, peut-être, lui faire du bien. Je suis vraiment confus de venir vers vous ainsi, nous savons que vous devez avoir beaucoup de travail, mais Monsieur ne reçoit plus grand-monde, et... »

    Et nous savions, tous les deux, la position particulière que j'occupais vis-à-vis de Louis.

    C'était la première fois que Howell prenait sur lui de m'appeler pour me demander un tel service. Il semblait si démuni, si préoccupé lui-même. Nous partagions, tous les deux, la même inquiétude à l'égard de Louis, le désir commun de le voir aller mieux : pour moi, sa cousine. Pour cet homme qui était depuis toujours au service de sa famille, qui était le seul, désormais, à le voir tous les jours, à veiller d'une certaine manière sur lui.

    « Je vais prendre un congé. J'arrive dès que possible. »


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