Il était une fois, un vidéaste qui se rendait à Romant-sous-Bois pour préparer une vidéo sur Brocélôme. Jusque là, rien d'anormal. C'était une scientifique qui l'avait contacté. Il était surpris, au départ, mais elle lui a raconté qu'il avait déjà travaillé sur une autre vidéo avec son frère, chercheur au CRN - le goût de la science, c'était de famille chez eux - et qu'elle souhaitait apporter elle aussi sa pierre à l'édifice. Alors le vidéaste fit comme à son habitude lorsqu'il avait les moyens de se rendre sur place : il a rassemblé ses affaires - sa caméra, son trépied, un micro - et a bondit dans un train à la sortie de l'université…
Ce n'était pas la première fois qu'il y allait. Il avait déjà visité la ville avec sa famille lors de vacances dans le nord de Kalos. Pourtant, l'ambiance était toujours aussi prenante. Son architecture si particulière, avec ses maisons à colombages - aux toitures et aux murs couverts de mousse - qui ramenaient à un autre temps. Avec sa végétation disproportionnée, avec ses champignons géants et son arène, en partie creusée dans le tronc d'un arbre. Ces mêmes arbres qui semblent plongés dans un perpétuel automne, comme pour ne pas heurter les amanites, bolets et chanterelles en leur rappelant que leur saison touchaient à leur fin. A cette heure tardive, cependant, la nuit et sa froide humidité tendait à supplanter à la confortable féérie du décor une angoisse piquante auquel le vidéaste était insensible. Il traversait la ville d'est en ouest, concentré sur son objectif. Il était déterminé à achever son tournage avant que l'aiguille de l'horloge centrale ne dépasse la mystérieuse treizième heure de son cadran.
Le laboratoire se trouvait légèrement en dehors de la bourgade. L'éclairage à son abord était sommaire et fluctuant. Un voile aussi pesant que le silence planait. Le jeune homme sonna une fois, puis une deuxième, mais les secondes passaient sans le moindre mouvement en réponse à ses appels. Le vidéaste n'avait aucune intention de partir pour autant. Il ne supportait pas l'idée d'avoir fait cette route pour rien et de rentrer bredouille. Supposant que le dispositif pouvait être en panne, il toqua. Ses phalanges firent résonner le bois et, sous l'impact, la porte s'entrouvrit.
Après une courte hésitation, l'homme entra, non sans s'être armé de sa caméra au préalable. Il s'annonça à voix haute, sans davantage de conséquences. Il se réfugiait dans la légitimité donnée par son invitation et referma finalement derrière lui. Un dernier vent glacial s'engouffra dans l'entrebâillure de la porte puis, lorsque celle-ci acheva lourdement son mouvement, plus rien. Il ne restait que l'obscurité, toujours plus profonde que la précédente. Afin de ne pas devoir avancer à tâtons, il fouilla ses poches à la hâte pour en sortir son téléphone et une lumière, grisâtre et diffuse, vint balayer le couloir. Les années d'utilisation intensive du flash, pour la photographie et la vidéo, l'avaient fatigué et il semblait tout juste en mesure de souligner la poussière qui flottait dans les airs.
Les pas de l'intrus, aussi incertains soient-ils, le menèrent à une première intersection et il se hasarda à glisser un regard dans l'une des pièces. Aidé par le faible reflet de la lune filtrant au travers des vitres jaunies, il distinguait dans la pénombre la silhouette de paillasses, chargées de fioles et d'instruments de mesures en tout genre, mais ne parvenait pas à déterminer quel genre de recherches y étaient menées. Il actionna un interrupteur, sans succès. La lumière se refusait encore à lui et l'angoisse se répandait à sa place en son absence.
Le jeune homme poursuivait son exploration. Les salles se ressemblaient toutes : la même disposition, les mêmes ustensiles, et jamais ni scientifique ni lumière. A mesure qu'il se familiarisaient avec les lieux, il progressait plus vite, mais l'espoir d'un changement quelconque s'évanouissait un peu plus. Peut-être qu'il n'aurait jamais dû entrer. Peut-être que c'était une erreur. Peut-être avait-il voulu voir des signes où il n'y avait qu'une coïncidence, ou une farce tendue par des adolescents en proie à l'ennui. Même les plus petits vidéastes n'évitaient les détracteurs. Il avait seulement été trop naïf de croire que sa réputation naissante susciterait un intérêt de la communauté scientifique.
Honteux, il s'apprêtait à faire demi-tour quand il entendit des sanglots un peu plus loin et il renonça. Il ne pouvait pas abandonner à son sort un enfant en difficulté, encore moins depuis qu'il était lui-même devenu père. Une nouvelle fois, il appela à haute voix et les pleurs redoublèrent, sans articuler quoi que ce soit d'intelligible. Un instant, la lucidité lui revint et il attrapa son téléphone, prêt à composer le numéro de la police ou tout autre secours. Un enfant n'avait aucune raison de se trouver dans un laboratoire en pleine nuit, il s'agissait forcément d'un cas anormal. Peut-être avait-il été enlevé pour subir des expériences, du peu qu'il en savait. Ou il s'était perdu et un signalement avait pû être déposé ? Mais au moment de saisir le numéro, le trou noir. Il savait que c'était des séquences simples, qu'il les connaissait par cœur pour les situations d'urgence, et pourtant il ne parvenait pas à se rappeler d'un seul de leurs chiffres.
Alors, il se résolut à aider lui-même le petit. Il continua à s'enfoncer plus profondément dans le bâtiment. A chaque intersection, il tentait de déduire à l'oreille d'où venaient les cris, mais ils lui semblaient venir de tous les côtés à la fois, à l'identique. Il abandonna la réflexion. Plus il avançait, et plus il avait le sentiment que la raison ne lui apportait rien, si ce n'est un frein à sa progression. Ce n'était pas normal, et il le savait, mais il embrassait cette voix intérieure qui lui murmurait des conseils bien plus précieux. Ou bien s'agissait-il d'ordre, car il y obéissait sans sourcilier. Ses pas menés par cette force, il se tourna vers l'escalier et posa le pied sur la première marche, puis la deuxième. Son esprit voyait le temps ralentir et chaque geste s'étendre vers l'éternité, tandis que son âme restait dans l'instant et lui imposait la troisième, la quatrième et toutes les autres. Il pouvait alors contempler l'unique étage du laboratoire. Le besoin de fuite l'envahissait - non de lâcheté mais plutôt un signal d'alarme envoyé du plus profond de son être - mais il ne pouvait rien face à son marionnettiste. Ses jambes se mirent à trembler d'elles-mêmes et, sans crier gare, il se prit le pied dans sa proche cheville et s'étala sur le sol.
Le choc lui remit les idées en place. L'emprise avait desserré son étreinte sous la douleur. La réalité se rappela à lui avec autant de violence que son corps frappé par la gravité. Il se souvint alors pourquoi il était là, et pourquoi il ne voulait pas y être, mais, lorsqu'il se releva, le bambin continuait d'appeler à l'aide. Le jeune homme sentait son esprit s'éloigner à nouveau et se mordit la lèvre pour se maintenir sur terre. Il devait rester lucide. Le laboratoire tout entier semblait vouloir le retenir et s'il se laissait faire, alors il y resterait pour le restant de ses jours - et même au-delà. Pourtant, il savait être au bon endroit. Il s'approchait, il le sentait, du cœur de cette malédiction. Il ne pourrait pas sortir sans s'être débarrassé du problème à sa racine. Il tendit sa perception, non vers le bruit, mais vers les ordres de son commandant, tout en tâchant de ne pas y succomber, et il le rencontra enfin en personne. Au fin fond d'une pièce à la puanteur pestilentielle, désaffectée depuis bien longtemps, un brocélôme était enfermé entre six plaques de verre. Un terrarium laissé à l'abandon en même temps que tout le reste.
- Alors c'était toi. Depuis tout ce temps, tu attendais quelqu'un ? Pourquoi tu ne sors pas par toi-même ? Tu ne comprends pas le mal que tu fais ?
Le pokémon ne cilla pas. Il avait monté tout un plan pour attirer le vidéaste depuis une autre ville, et pourtant, il ne saisissait pas le sens des mots du jeune homme.
- Cette cage… Tu te rends compte qu'elle n'a aucune réalité pour toi ?
L'humain ressentait de la pitié, mais la colère qu'il éprouvait envers l'assassin de tous ces sauveurs potentiels étouffait le reste. Ainsi que la peur. Il criait sur l'enfant effrayé.
- Et si je t'ouvre, qu'est-ce qui me dit que tu arrêteras, hein ? Est-ce que je suis censé excuser tes crimes simplement parce que c'est dans ta nature ?
Et il pleurait. Il pleurait d'être dans une situation dans laquelle aucune des options qu'il avait devant lui n'était acceptable. Abandonner à son sort ce pokémon au risque qu'il fasse de nouvelles victimes ou le laisser fuir avec les mêmes conséquences ? Il avait envie de tout envoyer valser, mais il n'y avait rien à sa portée. Il voulait se laisser tomber au sol pour réfléchir, mais sans tenir compagnie aux corps décomposés. La douleur psychologique remplaçait celle physique pour lui éviter d'être à nouveau manipulé. Et après une longue réflexion solitaire, sa décision était prise.
- Non. Non, je refuse d'être ton pantin une nouvelle fois. Je vais sortir, et tu ne pourras rien faire pour m'en empêcher.
L'homme se détourna et se dirigea vers le couloir. Il pilla sur le seuil de la porte et, sans un regard, lança une dernière phrase au spectre.