L’hôtel macabre.
(Santiago a 12 ans, Joaquim en a 17)
Les 65 ans de leur grand-père maternel, Andrew, en voilà une bonne raison de se rendre sur Kalos. Ces occasions n’étaient pas aussi fréquentes que le voudrait leur mère, Lydia, mais un pareil anniversaire, il était certain qu’elle y serait. Elle, son époux et ses deux fils. C’est ainsi que la petite-famille atterri à l’aéroport de Kalos.
Entre les amis de la famille, l’oncle Isaiah, bien sûr et d’autres connaissances plus ou moins éloignées, c’est une trentaine de personnes qui sont attendues, non pas à Illumis, où résident les grands-parents, mais à Romant-sous-Bois. «
C’est pittoresque mais on y a trouvé une salle des fêtes superbe ! » Pour loger tout ce beau monde, et surtout la petite dizaine venue d’ailleurs, des chambres ont été réservées dans un petit hôtel. Sur le trajet en taxi les amenant jusqu’à Romant-sous-Bois, Lydia lance d’ailleurs à son mari :
«
Tu peux vérifier un peu à quoi ressemble l’hôtel ? »
Marco tapote sur son téléphone et murmure :
«
C’est celui… rue Mazarin ?-
Oulà non, c’est l’autre. Le vrai hôtel.-
Le vrai hôtel ?-
Oui, le Saint-James, de mémoire. L’autre, rue Mazarin, ça avait fait parler à l’époque, même jusqu’à Illumis… Un riche magnat de Galar qui avait pour projet d’implanter un gros complexe au milieu des arbres. Il s’est pris les foudres des écologistes et des agriculteurs locaux et tout à capoter. Il n’avait pu au final réaménager que le bâtiment central qui était déjà un petit hôtel, à la base. Maintenant ce ne sont que des ruines. »
Elle dit cela machinalement en se remaquillant, sans vraiment regarder Marco, assis à l’arrière, Santiago au milieu et Joaquim à gauche. Si le plus jeune est plongé dans sa console portable, l’aîné, qui a la tête machinalement posée sur la fenêtre a toute entendu. Et autant dire que ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd.
Une fois tous arrivés devant la salle des fêtes, je vous épargne les salutations et autres présentations à n’en plus finir, aux uns et aux autres. «
Oh, Lydia, cela fait longtemps ! Ce sont vos fils ? Qu’ils ont grandi ! » et patati et patata Quelques visages réellement connus, fort heureusement, que Santiago fait l’effort de saluer avec plus d’application que Joaquim. Pour lui, ce week-end va être synonyme d’un long et douloureux calvaire. Déjà, sa mère lui a poussé une gueulante parce qu’il a enfilé au dernier moment son sweat noir au nom d’un groupe de métal qu’il aime bien, à la place de la veste qu’elle lui avait posée dans sa chambre. Très peu pour lui.
Bien sûr, Santiago n’a pas rechigné devant la chemise rouge foncé qu’elle lui avait achetée. Il n’a que douze ans, mais il sait reconnaître quand une tenue lui plaît bien, et avec son jean noir, ça lui plaît, ouep.
La salle des fêtes se trouve dans un grand domaine, sous les grands arbres. C’est une grande demeure dans laquelle on trouve toutes les commodités pour pareils évènements. Il n’y a pas à réfléchir bien longtemps pour se douter que le grand-père Andrew et la grand-mère Gisèle y ont mis le prix. Ils peuvent se le permettre. Ils sont bien loin du mode de vie d’Alberto et sa femme, à Alola. Santiago autant que son frère l’ont bien compris, et pourtant le plus jeune ne peut retenir son émerveillement devant tout ce qu’il voit, là où l’aîné lance des regards sombres, accompagnés de grimaces.
C’est ce qui résumera leur attitude une grande partie de l’après-midi, jusqu’à ce que les festivités commencent finalement. Dans le flot des présents, ils croisent Emily. Emily, c’est la fille d’un couple d’amis de la famille. Elle a quinze ans, elle est du coin et clairement… elle s’emmerde.
«
Je m’emmerde. »
(Voilà, je l’avais dit.)Elle balance ça alors que le gâteau n’a pas encore été amené et que les invités sont partagés en deux groupes… ou peut-être trois : ceux qui parlent fort et débattent de l’actualité, de la politique, du prix de l’alimentation et de tous ces trucs-là, ceux qui dansent sur des chansons des années 2, qui ne font clairement pas l’unanimité chez les plus jeunes. Et puis… il y a ceux qui ont déjà un peu trop bu et sortent prendre l’air, au milieu des fumeurs.
S’il y a quelques petits enfants dans les jambes de leurs parents et des plus âgés, les adolescents sont rares, alors forcément, on les a mis en bout de table. C’est ainsi que les deux frères ont recroisé Emily. Ils la connaissent mais cela fait bien longtemps qu’ils ne l’avaient pas vue.
«
On a qu’à se casser d’ici. La voix de Joaquim claque avec un air de défi.-
Tu crois ?-
Ouep. Suffit de sortir, ils penseront qu’on va jouer. Le domaine est grand. -
T’as raison. On fait ça. »
Santiago les écoute et ouvre des grands yeux.
«
Mais on va se faire chopper.-
Si tu te tais, non. »
Quand Joaquim a une idée en tête, il est souvent comme ça, le ton sec et les certitudes imprimées sur le visage. Emily, elle, est déjà debout et regarde Santiago par dessous ses cils légèrement maquillés :
«
Si tu le sens pas, viens pas.-
Non non, je viens. »
Il bondit sur sa chaise et les voilà tous les trois qui sortent, se faufilant entre les danseurs puis les fumeurs. Ils croisent Isaiah qui leur lance :
«
Vous faites quoi ?-
On va se promener !-
Ok ! »
Il est pas chiant, Isaiah.
Ils marchent normalement dans le jardin du domaine quand finalement, Santiago hasarde :
«
Mais on va où ?-
J’sais pas.-
Moi j’ai ma petite idée… la rue Mazarine, tu connais ?-
Mazarin. Oui je connais, c’est pas très loin, venez. »
En ce début septembre, le temps est encore doux et dans cette soirée bien entamée, il fait encore bon. Le trio marche à pas pressé, Santiago légèrement à la traîne. Ils sont silencieux, à l’écoute des directions données par Emily, qui semble ravie de faire office de pilote.
«
Romant-sous-Bois, c’est pas bien grand, faut dire. J’y vais tous les week-ends quasiment, mais grands-parents sont d’ici, aussi. » Ceci explique cela.
Il ne faut pas bien longtemps avant qu’elle lance : «
La rue Mazarin, c’est la deuxième là. Facile à reconnaître, elle est pas loin du Centre Pokémon, regardez il est juste là-bas. » Le Centre Pokémon et ses néons bleus tranche effectivement sur le reste de la rue, au milieu des maisonnettes dont la plupart sont en bois.
Déjà, Joaquim presse le pas. Ils tournent dans la rue en question.
«
Pourquoi tu voulais venir ici ?-
L’hôtel. Le Saint-James.-
Quoi ?! »
Elle a un hoquet de surprise qui étonne Santiago. Il n’a pas vraiment écouté la conversation dans la voiture et demande :
«
C’est quoi le Saint-James ?-
Un vieil hôtel.-
Une ruine. Personne n’y va.-
Pourquoi ?-
On dit… on dit qu’il y a des bruits bizarres à la tombée de la nuit. Que le temps s’est arrêté, là-bas. »
Elle marque un silence qui ne rassure pas vraiment le plus jeune. Joaquim, lui, a un grand sourire qui s’accentue lorsqu’il pointe du doigt un vieux portail rouillé.
«
C’est ça ?-
… oui.-
Bingo. »
Il n’attend pas vraiment de savoir si les deux autres le suivent et grimpe par dessus le mur délabré où l’on peut à peine lire « S__NT-J_M__ ». Santiago déglutit et lance un coup d’œil à Emily :
«
Il a fermé quand ?-
Une dizaine d’années, quelque chose comme ça…-
On dirait plus.-
Oui. C’est pour ça qu’il n’y a pas eu de rachat. C’est trop bizarre ici. Les gens parlent de mauvaises ondes… »
Elle a sincèrement l’air paniqué. Ce qui ne s’améliore pas quand un Joaquim ravi pousse brusquement le portail rouillé qui s’ouvre dans un inquiétant grincement.
«
Jo… t’es sûr que c’est une bonne idée ?-
Mais oui, faites pas les mauviettes ! »
Les deux autres le suivent sans conviction. Le bâtiment devant eux devait certainement être blanc, à l’origine, mais le lierre a envahi tous les murs du rez-de-chaussée. Des fenêtres sont cassées et la grande porte à doubles-battants est fermée. Joaquim le sait car il a essayé de la pousser… en vain. Alors il examine les alentours à l’aide de la torche de son téléphone et remarque une fenêtre bien cassée.
«
On va passer par là, venez. »
Les deux autres ont le visage déconfis mais suivent quand même. Il les aide, l’un après l’autre, à se glisser par la fenêtre sans se faire mal. Quand ils sont à l’intérieur, c’est l’odeur de poussière qui les surprend de prime abord, ainsi que l’obscurité pas vraiment pleine… c’est comme s’il y avait un puits de jour central. Emily paraît se prendre au jeu car elle réalise :
«
Je suis jamais venue ici, c’est dingue quand même.-
Un hôtel à l’abandon, on peut peut-être trouver des trucs... »
Même Santiago doit reconnaître que le lieu est… étrange. Fascinant par certains aspects. On devine sous l’obscurité et les couches de poussière un certain haut standing. Ici un comptoir avec des clés toujours sur leurs attaches. Bien entendu, Joaquim et Emily en récupèrent un maximum et se les répartissent. Plus loin, des trucs pour porter les bagages, comme dans les films, pour les amener jusqu’aux voitures.
«
Il devait y avoir des portiers.-
Et pas que ça, imagine le room service ! Pouvoir se faire livrer tout ce que tu veux dans ta chambre !-
Il y a peut-être une piscine !-
Ou un spa ! »
L’exclamation se termine quand un bruit sinistre retentit plus loin, à l’étage. Un bruit qui les fige tous les trois.
«
C’est quoi ça ?-
Ça doit être le vent. »
Pas plus rassurés que ça, ils continuent leur examen des lieux, d’un côté un escalier, de l’autre un couloir…
«
On va par là. »
Improvisé chef, c’est Joaquim qui décide et le trio s’engouffre dans le couloir en question. Ils n’ont pas à marcher bien longtemps avant d’arriver jusqu’à une grande porte. Ils la poussent et se stoppent net. Devant eux, une énorme salle à manger. Sans doute là où les clients de l’hôtel devaient prendre leur petit-déjeuner et leur repas.
Si la pièce est remarquable, c’est son état qui les surprend. Des tables aux nappes blanches, des assiettes parfaitement alignées et d’énormes plats. Certains sur les tables, d’autres sur deux tables perpendiculaires, faisant office de buffet.
«
C’est…-
Ils sont partis comme ça ? Ils ont tout laissé ?-
Je… je ne sais pas.-
C’est bizarre, non ? »
Distraitement, Santiago s’approche de l’une des tables. Tout y est parfaitement à sa place, si ce n’est l’épaisse poussière qui recouvre tout, partout. L’agencement des tables ressemble à ce qu’il imaginerait être un festin de roi. De longues tablées avec de nombreux convives, de l’argenterie qui brille – ou qui a dû briller, lorsqu’elle était propre -, et des buffets à n’en plus finir. Ici, de beaux pichets. Il se penche et grimace. Dedans, un liquide sombre qui a du être du vin mais qui paraît complètement éventé. Il n’en a encore jamais bu, certes, seulement il sait reconnaître une odeur pas normale. Non loin, de superbes carafes d’eau et d’autres liquides non identifiés. Les assiettes des convives sont vides mais leur alignement impeccable donne l’impression qu’elles n’attendent qu’une chose : être remplie jusqu’à plus faim, et les verres jusqu’à plus soif.
Le Lucci n’a pas à faire preuve d’une grande imagination pour deviner les repas qui pouvaient être servis, dans cet hôtel ou dans la demeure de ce grand roi qu’il aimerait être. Gratin de pommes de terre parfaitement assaisonnés, charcuterie et volailles, viande rouge et poisson, pour tous les goûts ! Et pourquoi pas, des sushis de Luminéon, il paraît que c’est extrêmement raffiné. Il aime bien les sushis, lui. S’il était l’hôte d’un festin mémorable, il y aurait des sushis. De la musique, aussi, pour sûr, et des plateaux de fromages immenses, que les gens se passeraient d’assiettes en assiettes, découpant avec application dans un comté savamment affiné ou dans un camembert crémeux. Le tout accompagné d’une salade rafraîchissante et qui croque sous la dent, récolté par des paysans du coin. Et pour finir… des pâtisseries ! Oh que oui, des pâtisseries ! Une montagne de choux, d’éclairs de toutes les saveurs et de tartes aux fruits (fraises, pommes, myrtilles)… pour que tout le monde y trouve son compte, dans le bonheur des papilles. S’il était l’hôte, il rendrait les gens heureux, pour qu’on se dise que nulle part on a vu pareil festin, pareille joie de manger et de partager.
«
Hé, Santi ? »
Il ne réalise pas qu’il est resté figé dans ses pensées, devant le pichet de vin.
«
Tu imagines les repas, dans un endroit pareil ?-
Ça devait être quelque chose, oui.-
Tout ce gaspillage... »
Emily, elle, est devant le buffet. Devant une corbeille de fruits plus grande qu’elle. Elle porte sa main devant elle, car c’est une armée de fruits pourris qui lui fait face.
«
Le festin de la pourriture, hein ! »
Joaquim dit cela en s’amusant mais constate tout autant les dégâts, des baguettes de pains d’une couleur verdâtre, des pichets aux couleurs multiples, des viennoiseries qui ne ressemblent plus à grand-chose… On a du bien manger, ici, en un autre temps, et on n’a pas cru bon de nettoyer ou de faire quelque chose de tous ces mets laissés à l’abandon.
Mais sont-ils les seuls qui ont été abandonnés… ?
Un cliquetis, soudain, surprend notre trio.
Puis un deuxième.
Puis un troisième.
«
Qu- ?!-
C’est quoi ?-
Dis pas que c’est le vent, là ! »
Joaquim a sa fierté mais il faut reconnaître qu’il n’a aucune idée de ce dont il peut s’agir, il remue son téléphone – et donc la lampe torche – partout autour de lui vers la direction du bruit.
«
Ça vient de là-bas, non ? »
Tremblant, Santiago pointe du doigt la deuxième table, qu’ils n’ont pas encore pris le temps de contourner. Le cliquetis s’est interrompu mais reprend à nouveau. Joaquim, suivi d’Emily, s’avance jusqu’à contourner la table en question. Ils remarquent alors qu’un peu plus loin, contre le mur, il y a plusieurs chariots pour le petit-déjeuner, que le personnel de l’hôtel devait remplir de tasses de toutes tailles, de cuillères, couteaux, assiettes et fourchettes, selon les envies des clients. Il y a des théières et des petites coupelles, aussi.
«
… C’est ? »
Le plus âgé s’approche tandis que le cliquetis gagne en intensité, en ampleur, comme si… comme si la vaisselle elle-même grondé.
«
Joaquim !-
C’est quoi ce boucan ?! »
Lui, il n’aime pas être contrarié et prend la première chose qu’il trouve, à savoir une carafe d’eau et le lance droit sur le premier chariot, dont il est certains d’entendre l’origine du bruit. Dans un bruit assourdissant, la carafe se brise en mille morceaux de verre et fait tomber le premier chariot, qui emporte le second dans sa chute.
Des tasses et autres coupelles se brisent, mais le cliquetis, lui, continue toujours.
D’un coup, deux formes se matérialisent, flottantes sur les débris : une tasse et une théière ?! Elles semblent plus grosses, imposantes, menaçantes...
«
AH !-
... !!-
C’est quoi ?! »
Ils n’ont guère le temps de réfléchir que d’un coup, alors que le cliquetis ne s'arrête toujours pas, une aura sombre leur fonce droit dessus. Ils ne réfléchissent pas et hurlent tout en courant, pour s'échapper de cet hôtel maudit.
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