vous comprenez l’embarras dans lequel une telle requête me place. françoise soupire. de façon si audible que le microphone intégré de son dinosaure portable prêté par la faculté n’a aucune difficulté à le retransmettre. je reste stoïque devant sa réaction. elle ne me surprend pas, mais elle ne m’ébranle pas. ma décision est prise.

c’est la deuxième fois que j’interromps mes études. quoique la première c’était pas un choix personnel. c’est papa qui avait rempli les papiers. il ne croyait plus que je parviendrai à sortir du lit d’hôpital un jour. il avait bien fait, somme toute. la convalescence avait été longue. éreintante. évidemment la faculté n’avait rien trouvé à redire dans les circonstances.

généralement une interruption subséquente à la première est plutôt mal reçue. on parle de perte de financement. de coupure de poste. voire de rupture d’inscription. malheureusement c’est pas tous les jours qu’on peut jouer la carte de victime du plus grand attentant de la région à date.

cette fois-ci ça n’implique que moi. j’aimerais au moins dire que j’ai attendu des mois pour en parler. mais tout plaquer pour kano n’a jamais été un acte nécessitant réflexion. je n’arriverai jamais à terme de mon doctorat si je ne sais pas. je ne suis jamais toute là. ni devant les étudiants dont j’ai la charge de cours, ni dans les études cliniques que je conduis depuis quelques mois. je pense toujours à lui.

au fond c’est lui que j’essaie de guérir. nous. même si dans cette vie les répercussions sont restreintes. mais comment le guérir sans connaître sa vérité ? le monde entier a une hypothèse à son sujet. papa, ses victimes, maman, ses collègues d’université, vaan, ses parents, ezekiel, l’audience de ses prestation de coordination. et puis moi. moi qui a longtemps cru comprendre kano mieux que quiconque. mais finalement personne ne sait. au fond, moi non plus je n’ai jamais rien compris. il faut que ça change.

j’ai besoin de le retracer. dans ses années sans moi jusque dans sa vie encore naïve. dans ses anciens appartements miteux. dans les enregistrements de ses prestations. dans les paroles de ses camarades de graduation. celles de sa nouvelle famille à la team galaxie. dans les journaux. les photographies. les vestiges de son existence chez ses parents. puis dans le regard de vaan. kano va avoir passé toute sa vie à le chercher et je ne pourrai pas m’empêcher de faire pareil. quelle ironie quand même. si seulement ça avait été aussi facile pour lui que ça le sera pour moi.

j’ai besoin de cette expérience de recueillement. j’en ai besoin pour recommencer à respirer et pour donner sens à ma carrière. aussi prometteuse puisse-t-elle être elle ne vaut rien si elle ne peut pas sauver kano.

finalement je n’ai toujours voulu que sauver kano.

modération:

et vous comprenez que je ne vous demanderai pas pareille faveur si ça ne m’était pas viscéralement nécessaire. au final ce n’est pas sa permission que je cherche. elle le sait éperdument. notre appel en est un de courtoisie. parce que françoise croit en moi depuis très longtemps. et que moi aussi, je crois en elle. je crois qu’elle fera ce qui sera juste dans les circonstances. qu’elle embrassera la nature de ma quête sans pouvoir en voir immédiatement le bien-fondé.
 
le silence plombe sur nous pendant de longues minutes. j’entends le réfrigérateur ronronner à travers ma porte. éphémère qui couine couchée dans mon lit. le locataire d’en haut qui fait craquer le plancher en vieux bois. les enfants dehors qui viennent de finir l’école. et puis la respiration de françoise. la mienne. calmes et posées. résignée comme résolue.
 
pouvez-vous me garantir que vous reviendrez ? la question est lourde de sens. revenir rapidement. revenir terminer le doctorat. revenir soigner. revenir vivant·e oui. je n’élabore pas plus. kano et moi nous nous ressemblons tellement mais je ne suis pas lui. je n’ai pas besoin d’être protégé·e. je survivrai le poids de la vérité sans plier et je reviendrai même si je dois ramper. je me battrai. je ne fais pas les révolutions à moitié.
 
le silence perdure. et puis enfin. très bien. sachez qu’ultimement la décision reviendra à la faculté mais je ferai tout mon possible pour garder votre place. je lui souris à travers la caméra. votre travail changera le monde, maryam. ne vous perdez pas en chemin.



i’m sorry, you did what now? j’aurais voulu finir de plier bagages avant que grace ne revienne de travailler. laisser une note sur la table de cuisine. partir aussi subtilement que j’étais arrivé·e dans sa vie. sans éclat ni artifice. seulement j’oublie toujours que les vendredis elle finit une heure plus tôt. je n’ai pas été assez rapide pour lui faire compétition. i’ve officially interrupted my phd for the time being, grace. je ne la regarde pas en parlant. mes yeux sont rivés sur mes mains qui rangent tour à tour mes vêtements et mes livres. méticuleusement et sans hésitation.
 
i fucking got that! jesus! what for? what are you trying to accomplish here? je ne lui réponds pas cette fois. you think you’re gonna find some big thing that’s gonna fix you? nothing in that past of yours is gonna save you! you’ve gotta fucking move on like the rest of us, why don’t you just get that? sa voix craque. elle n’a pas besoin de finir sa pensée. je l’entends comme si elle était mienne. comme elle l’a tellement été auparavant. why can’t we ever be enough for you?
 
mon téléphone s’illumine pendant qu’elle s’agite. c’est uber pour m’informer que mon chauffeur est arrivé. je n’ai pas fini de collecter mes effets. il n’y a rien dont j’ai vraiment besoin. que je ne peux pas remplacer ou vivre sans. i gotta go, grace. je referme mon sac. elle essaie de me bloquer la passage. if you leave right now, we’re done. i cannot take any more of this bullshit! je lui serre l’épaule délicatement en passant à côté d’elle. puis je laisse éphémère sauter sur mon sac avant d’ouvrir la porte extérieure. je ne regarde pas derrière. je referme doucement la porte. je m’engloutis dans la lumière incandescente du coucher de soleil.

modération:

le trajet de train jusqu’à la gare centrale de johto me rappellera toujours kano. les montagnes à perte de vue. les cours d’eau qui se dessinent à l’horizon. les petites fermes, les chalets, les quais isolés. les pokémons sauvages qui surgissent de tous les côtés. tout ça c’est très contemplatif. comme mes plus beaux moments avec kano. dans le silence au beau milieu de nulle part. dans le silence du bord des routes entre deux destinations. dans le silence de son appartement à doublonville à regarder la ville se mouvoir sous nos yeux. dans le silence comme un cocon protecteur.
 
la dernière fois que je suis rentré·e à la maison en train c’est pour les funérailles de kano. initialement papa a prévu ne rien faire. il n’a pas le pardon aussi facile que maman et moi, mon superhéros. après tout ce qu’il nous a fait subir, papa considère qu’il ne doit rien à kano. à juste titre. c’est pendant ma convalescence qu’il change d’avis. quand je lui demande si c’est possible de tenir des funérailles pour quelqu’un dont on a pas le corps. il me connait assez pour savoir ce que ce n’est pas une simple question hypothétique. je suis encore trop fatigué·e pour penser à la suite, mais papa se renseigne pour quand j’aurai assez d’énergie pour revenir à la charge. les mois passent et s’entremêlent dans un tout indiscernable.
 
je commence à aller mieux mais je garde le sujet en veilleuse. l’investigation policière est encore en cours et il ne m’est pas possible de me rapprocher de kano de quelconque manière. ses pokémons sont détenus, ses effets personnels sont passés sous la loupe, son existence passée dans le monde est gardée sous clé. ce n’est pas le moment. je ne peux pas lui dire adieu dans le vide. ce n’est pas juste. finalement c’est papa qui remet le sujet sur la table. c’est quelques jours après que les pokémons de kano aient été remis sous notre garde. je trépigne de joie. je brosse le poil d’éphémère des heures durant. j’installe échouée et tempête dans le petit ruisseau dans la cour. je sors des rubans similaires à ceux de kano pour voir si les créatures se souviennent de leurs tours malgré les années. emmanuel saute de joie devant les mouvements d’eau qu’ils produisent. j’éclate de rire lorsqu’ils complotent et finissent par m’asperger. j’ai retrouvé une partie de lui. de nous. de tous ces mois passés ensemble à se créer un monde juste à nous. juste pour nous.
 
papa m’interpelle un soir et m’annonce qu’on peut tenir un service pour lui si je veux. même si sa dépouille n’a pas été retrouvée. ça enlève un poids de mes épaules que je ne savais pas présent. on doit juste appeler une maison funéraire pour prendre les arrangements et planifier la date. ce n’est pas difficile. les choix ne manquent pas. je pense que je sais déjà où je veux faire affaire. kano aimait se perdre au cœur des érables près de la tour cendrée. sa vue que le salon ikoi partage lui aurait fait plaisir.
 
le lendemain papa leur passe un appel. je suis assis·e au salon pendant qu’il parcoure la cuisine de pas assurés la cuisine. puis son ton change. sa posture s’écrase. il est déstabilisé. il enchaîne une série de questions. je ne comprends pas. je me rapproche. il ne tient pas mon regard. oui, oui, bien sûr, mais… la personne de l’autre côté du combiné ne le laisse pas finir. bon, très bien. je vous remercie pour votre aide. il raccroche. il prend une grande inspiration. ils ne prendront pas kano. c’est à mon tour de m’écraser. ils n’ont plus de disponibilités? tu leur as dit qu’on est très flexible pour la date en raison des circonstances? son regard vogue vers la fenêtre. ce n’est pas une question de date, maryam. ils ne veulent pas le prendre. je commence à m’agiter. je ne comprends pas. de quoi, ils veulent pas le prendre? son regard se durcit. c’est un petit monde, maryam. tout le monde sait qui kano miyamo est, et la maison funéraire ne veut pas dealer avec ça. mon sang se glace. mais ils ont pas le droit de faire ça! papa hausse les épaules. c’est une institution privée. même en criant à la discrimination, ils pourront bien argumenter qu’ils craignent pour leur réputation et leur sécurité... je hausse le ton. leur sécurité? coudonc, personne ira planter des bombes dans leur salon, voyons toi! fuck them! y doit avoir genre dix maisons funéraires dans la ville, c’est pas comme si j’ai besoin d’eux. son regard s’adoucit lorsqu’il se pose contre le mien. l'anonymité n'existe plus, maryam.

modération:

je ne me considère pas comme une victime. malgré ce que mon corps en dit. mais il suffit d’un seul bref regard des autres pour deviner que je ne suis pas né·e avec de telles brûlures. quand les bombes ont sauté et que les noms ont passé à la télévision tout le monde mais surtout toute la ville savait. pour moi. pour kano aussi. même si ça faisait des années que kano n’avait pas mis les pieds ici.
 
pendant ma réclusion papa recevait de la visite à tous les jours. quand il disparaissait pour de longs instants je l’imaginais toujours en bas. emmanuel maintenant grand pas loin dans sa bulle. détruit par la situation. malaisé par toute l’attention. la dernière fois que la maison avait été aussi animée avait été après le décès de maman. les gens arrivaient avec des sourires crispés. les mains pleines de plats et d’articles pour bébés. les lèvres figées sur des comment est-ce qu’il va faire – dire qu’elle était si jeune et pleine de vie – quel sort cruel pour une jeune famille. parfois avec des offres de répit et de gardiennage. et puis les yeux plein de pitié rivés vers moi avec bébé qui hurlait en bruit de fond.
 
il ne me disait jamais que parfois il n’y avait personne. qu’il s’absentait pour ramasser sa sableuse à pression dans le garage. pour aller acheter encore et encore un sac de garnet chez canadian tire. puis pour pulvériser pendant de longues minutes le long des graffitis qui apparaissaient sur les murs de la maison la nuit. sous le regard de passants et de voisins choqués qu’on puisse être la cible d’une telle violence. en sachant très bien que l’un ou plusieurs d’entre eux en était responsable. mais pas eux. surtout pas eux.
 
parfois des fenêtres étaient cassées. papa nous disait à emmanuel et moi de ne pas s’inquiéter. qu’il avait trouvé un ballon dans le salon. une puck de hockey. que c’était un jeune adolescent qui n’avait pas fait attention. qu’on avait rien à craindre. les soirs on brûlait beaucoup de courrier dans le foyer. du ménage que papa faisait dans ses papiers. j’étais trop faible pour voir que l’écriture changeait tout le temps.
 
chaque fois que je demandais à papa quand il recommencerait à donner ses cours de musique il restait évasif. disait qu’il voulait se concentrer sur nous et qu’il avait besoin de repos. sans me dire qu’aucun parent ne voulait plus laisser son enfant passer notre cadre de porte. il avait pris tout le blâme pour l’anniversaire d’emmanuel. quand aucun de ses amis ne s’était pointé. papa avait dit qu’il devait certainement avoir oublié de confirmer la date avec toutes les mamans concernées. pour se faire pardonner il avait fait tout ce qu’emmanuel voulait pour la fin de semaine. on avait fini par camper dans la cour. même moi.
 
papa avait tout fait pour nous protéger. mais juste comme ça on était devenus indésirables. même avant que je change de nom. même avec mon nom à la télévision et dans les journaux et dans les archives policières. même avec mon corps qui hurlait l’enfer que j’avais vécu. avec papa qui s’impliquait dans la communauté depuis aussi longtemps que lui et maman avaient emménagé ici. qui ramassait de l’argent pour envoyer les enfants de la ville dans des camps musicaux spécialisés l’été et pour leur acheter des instruments de musique. on était criminels par association avant d’être victimes. parce qu’aimer ça avait été un crime.
 
et malgré tout ça papa ne m’avait jamais lâché·e. n’avait jamais rendu son amour mutuellement exclusif à mon amour de kano. pourtant il avait tellement de raison de lui en vouloir. kano lui avait tout pris. il avait gâché sa cérémonie de mariage. avait été violent envers emmanuel après le décès de maman. m’avait pratiquement tuée. mais papa avait aimé maman avant que j’existe dans son univers. cette amoureuse sans relâche. il ne nous avait jamais comprises. mais il nous aurait suivies jusqu’au bout du monde si ça avait voulu dire pouvoir nous défendre. nous aider à nous relever quand le monde nous frapperait inévitablement de toute force. encore. et encore. et encore.

fuite:

c’est la même chose avec chacune des maisons funéraires. sans exception. j’essaie de me mettre aux appels moi aussi mais je finis toujours par leur donner de la marde quand ils me sortent leurs excuses à la con et papa doit jump in dans l’appel avant que ça dégénère trop. je ne suis pas une personne diplomatique. jamais quand ça concerne kano. pas quand une des plus grandes injustices de ma vie se dessine devant mes yeux. je ne demande à personne de célébrer de kano. même pas à papa. je veux juste faire les choses comme elles se doivent. dans sa vie kano aurait pu faire avec peut-être juste un peu plus de respect et les choses auraient été différentes. c’est la moindre des choses que je puisse lui donner le peu de dignité qu’on mérite. même lui. c’est comme ça. c’est tout.
 
je retourne à galar reprendre le doctorat sans que rien change. papa me dit qu’il continue d’essayer. que ses appels se rendent jusqu’au corporatif. qu’il écrit des lettre sans relâche. qu’il a rendez-vous pour des conseils juridiques dans les semaines à suivre. je ne sais pas si je le crois. s’il me dit ça pour me convaincre de partir. si personne ne s’occupe de kano je ne pourrai pas avancer. il prendra toujours la place la plus importante dans ma tête.  
 
mais étonnement papa me rappelle un lundi d’octobre. je suis dans le tramway du retour après avoir donné mon premier cours de la semaine. le soleil scintille à travers la fenêtre et me réchauffe les joues. tu penses que tu serais capable de te déplacer à rosalia pour mercredi ? la chaleur du soleil irradie mon torse. dis-moi pas que tu l’as enfin eu?! je sens papa sourire à travers mon téléphone. excite-toi pas trop vite. on a la salle pour moins de deux heures. la maison funéraire annoncera pas ni sur son site ni dans l’entrée que les funérailles de kano s’y tiennent. c’est du need to know only. on passera pas par l’entrée principale et notre corridor va être caché du reste par un rideau temporaire. ils veulent absolument pas que ça se sache. je suis tiraillé·e entre la réjouissance face à la nouvelle et la furie de les savoir inimaginablement rats. kano reste une personne malgré ce qu’il a fait. un être qui a été aimé. que moi j’ai aimé. de tout mon cœur. qu’est-ce qu’il y a de si mal là-dedans ? on est pas si différents de tous les autres. et pourtant. aimer kano a toujours été une anomalie.
 
papa me demande si je suis toujours là. j’enfouis la rage pour plus tard. papa ne mérite pas que je lui tombe dessus. pas après avoir travaillé si fort juste pour moi. je prends une grande respiration. je lui dis combien il est le meilleur. il l’est. vraiment. malgré tous nos différents. merci, papa. tu sais pas combien j’en ai besoin. je sens un poids se libérer de ses épaules. il m’énonce les derniers détails. heureusement ceux-là sont juste les technicalités normales. une photo pour kano. des mots pour lui, peut-être. et les personnes à informer qui ne sont pas nous.
 
la question me prend de court. kano m’a quitté·e trop tôt. dans mon cœur d’enfant il n’a que moi. maman n’est plus là. et puis vaan qui ne l’a jamais pardonné. mais dans toutes ces longues années passées sans lui comment est-ce qu’il a existé dans le monde ? la police a encore tous ses appareils. je ne sais pas si ses parents sont vivants. il n’en a jamais parlé. est-ce qu’il a un contact d’urgence ? est-ce que quelqu’un a eu conscience de sa disparition dans le monde ? et si son corps avait été retrouvé après l’attentat, est-ce que quelqu’un aurait été appelé pour l’identifier ? ou bien est-ce que son corps aurait fini dans un réfrigérateur en attendant d’être reconnu dans la section des « corps non identifiés » des services de police ?
 
est-ce que quelqu’un aurait su son nom ?

modération:

quand je rentre à l’appartement je jette d’une main les premiers vêtements que je trouve dans un sac. de l’autre je fais la tournée d’appels pour annuler mes engagements des prochains jours. éphémère me regarde passer comme un tornade d’une pièce à l’autre sans faire de bruit. ce n’est pas la première fois qu’elle part à la hâte. comme ça. sans avertissement ni explication. et même si kano n’est plus là il n’y aura jamais de dernière fois.

en parlant avec papa j’ai réservé ma place dans le dernier train winscor—doublonville de la journée. c’est un peu serré dans le temps mais si je maintiens le rythme je devrais m’en sortir. quand le trajet se déroule sans retard on arrive autour de quatre heures du matin. je n’en ai pas parlé à papa. je ne veux pas qu’il fasse la route pour moi à cette heure. je prendrai la bus. je connais l’itinéraire par cœur. quand j’ai quitté papa et emmanuel pour commencer mon baccalauréat à winscor je revenais n’importe quand n’importe comment. parce qu’ils me manquaient. que nulle part ailleurs je ne me sentais chez moi. papa me trouvait couché·e sur le divan du salon aux heures les plus importunes. il recouvrait mon corps fatigué d’une des couvertures tricotées par maman. se faisait un chocolat chaud dans la cuisine avant de s’installer à mes côtés. puis me veillait jusqu’à ce qu’emmanuel me réveille d’excitation. ses yeux rencontraient toujours les miens à ce moment. j’aurais pu aller te chercher. tu le sais que j’irai toujours te chercher.


je n’essaie plus de dormir dans le train. je n’arrive pas à fermer les yeux pour les rouvrir ailleurs. j’ai besoin de préparation au changement. d'absorber les différences entre les mondes. pour ne pas perdre pied. habituellement je profite de la quiétude pour retranscrire les dernières entrevues que j’ai conduites. ou pour faire de la correction quand j’en ai. rarement je lis.

aujourd’hui je suis sur ma tablette. j’épluche les internet. j’ai connu kano avant d’avoir un cellulaire à moi. je ne crois pas qu’il existe une seule photo de lui qui soit mienne. ma vision de kano. la mienne et seulement la mienne. je sais qu’avec les tableaux de maman il y a des milliers de photographies qu’elle a prises. des centaines et des centaines de lui sûrement. mais je ne crois pas que je serais capable de les parcourir. pas cette fois.

je fronce les yeux quand les résultats qui me sont retournés ne concernent que l’attentat. comme si c’était tout ce qu’il avait été. pourtant je me souviens de la vie avant. de la scène des concours de coordination. de ses doigts usés par les cordes de sa guitare. de ses dessins ultraréalistes de pokémon. de sa voix à faire chavirer mon monde. où étaient les traces de tout ça? ces marques qu’il avait été plus qu’un fantôme sur le banc des accusés? tellement, tellement plus.

même en raffinant mes recherches c’est la même chose. je continue à parcourir les pages. espérant trouver quelque chose. un témoignage de ce qu’il avait été pour moi. des centaines de résultats plus tard je tombe sur un court article. la publication des gagnants du dix-huitième concours de coordination. je le vois encore se préparer le soir de la fenêtre de ma chambre. il allait tellement bien. il était si fier. comme s’il avait enfin repris le contrôle. c’était si beau. si beau dehors sous la pluie avec les faux pas des pokémons et les cordes de guitare qui grincent d’un accord mal fait. si beau sous le feu des projecteurs au cœur d’une audience bouleversée.

chaque nom est accompagné d’une photo de la remise des prix. kano tient à bout de bras son ruban comme si c’est un trophée. il se tient comme si le poids du monde n’a jamais existé sur ses épaules. apaisé. et son sourire. son sourire qui rayonne aussi fort que les projecteurs. je m’entends encore crier son nom. les mains me brûlent comme si j’applaudissais maintenant.

je peux m’imaginer que c’est à moi qu’il sourit à travers cette photo.

fuite:

pour ses funérailles le ciel pleure la mort de kano avec moi. dehors les deux pieds dans une flaque d’eau je lève la tête bien haute. je laisse la pluie se mélanger à ma peine jusqu’à ne plus savoir où elle commence ni comment elle finit. le brouillard m’enveloppe. sa blancheur immaculée me rappelle celle des cheveux de kano. j’inspire à plein nez en espérant surprendre une odeur de boisé pour une dernière fois. je ne vois pas les arbres l’autre bord de la rue. aujourd’hui je n’existe pas dans le monde.

derrière moi la porte se referme tout doucement. papa essaie de ne pas perturber le sommeil d’emmanuel. il a fait une crise pendant que je me préparais. peut-être que c’était à cause du noir ou de la manière dont nous respirions papa et moi. quelque chose en lui avait menacé de l’engloutir. à ses premières funérailles il avait quelques semaines à peine. trop petit pour se rappeler ce que c’est de perdre une partie de soi. mais l’inconscient a la mémoire longue et elle criait all signals red. il ne s’est rendormi qu’à l’arrivée de la gardienne. plus par épuisement que par réconfort.

papa rejoint ma flaque d’eau. ses yeux restent figés sur l’horizon voilé. sacrée température. il pose une main contre mon épaule. prêt à me rattraper si je m’écroule sous le poids de la peine. mais elle n’a rien de nouveau. d’une manière j’ai perdu kano souvent avant. et même aussi définitivement ça fait longtemps que je l’ai perdu. je porte la peine dans chaque os de mon corps. et j’avance.

it’s kind of a perfect weather actually. kano aimait les journées pluvieuses. celles quand le vent s’emportait et qu’il fallait sortir ses longs habits. c’était le seul moment où il n’avait pas à porter le regard des autres. sa tignasse bien dissimulée dans la capuche d’un hoodie. sa peau protégée derrière des longueurs de coton comme n’importe quelle personne normale le ferait dans les circonstances.

je m’imagine un instant que c’est un signe de sa part. je sais très bien que ce ne l’est pas. kano n’était jamais levé à cette heure. c’était un vrai oiseau de nuit. à l’époque je ne voyais pas que c’était aussi pour cacher son albinisme. je pensais que la nuit était sa muse. qu’il se levait tard pour pouvoir donner toute son attention aux étoiles et à la lune quand elles se présenteraient. parfois j’allais les rejoindre dehors tard le soir. j’attendais avec impatience que maman aille se coucher. une quinzaine de minutes après qu’elle ait fermé sa porte je sortais sur la pointe des pieds en pensant qu’elle ne m’entendait pas.

le rouge de ses yeux brillait comme mille rubis le soir. il m’accueillait toujours avec un sourire. même si parfois je devais certainement le dérager. il y avait toujours une place pour moi à ses côtés. souvent il me laissait regarder par-dessus son épaule pendant qu’il dessinait. quand j’avais de la peine il sortait sa guitare et il en jouait doucement. jusqu’à ce que ma respiration se calme et que je m’endorme. je me réveillais toujours le lendemain dans mon lit. bien emmitouflé·e dans mes couvertures même quand il faisait chaud. il ne m’aurait jamais laissé attraper froid.

kano était une personne de peu de mots mais son amour dépassait les limites de ce qui pouvait être articulé.

modération:

dans la voiture papa roule en silence. à intervalle régulier les essuie-glace glissent contre la fenêtre. squish à l’aller. squish au retour. encore et encore. la route devant nous est vide. la brume nous colle comme un cortège funéraire. sa présence me rassure. elle dit à ma place l’ampleur de ma peine. violemment saisissante. du doigt je suis le labyrinthe tracé par la pluie. mon souffle embue rapidement la vitre. je fais mes propres labyrinthes entre les strates de condensation. éventuellement sans jamais quitter la route des yeux papa déballe sa dernière vague de mises en garde. il essaie de me préparer à ce qui nous attend. son discours est le même depuis notre appel. dans la répétition il espère édifier une stabilité dans ce qui n’en a pas. il a développé sa technique avec emmanuel au fil des âges. mais rien de ses années d’expertise ne parvient à retenir le sol de se dérober sous mes pieds.

papa stationne la voiture à l’arrière. la vue du salon m’ensevelit. ma portière s’ouvre sur une benne à ordure. le plastique d’un sac poubelle éventré colle sous mes pieds. plus loin j’en discerne les restants. oublié par les pokémons passés par ici tard dans la nuit. mes poumons s’effondrent sur eux-mêmes. contre la porte de secours une employée du salon nous attend. elle ne nous adresse pas un mot. même pas un platitude de circonstance. ni même un regard désolé. rien. papa me tient la porte quand on entre. il en profite pour poser une main sur mon épaule. puis il la serre. fort. sa poigne devient une extension de ma contenance. pour un instant j’oublie que c’est nous contre le monde. jusqu’à ce que l’employée nous pointe l’entrée d’une toute petite salle. ses mots secs me montent à la gorge. vous avez droit à une heure. si vous avez besoin d’utiliser les toilettes, veuillez placer un appel à la réception. nous nous assurerons que vous pouvez circuler en toute anonymité. papa acquise à voix basse. je le déteste de plier devant toutes ces règles. tout de suite je suis pris·e de l’envie de pleurer d’avoir une telle pensée à son égard. c’est pour moi qu’il subit tout ça. il n’a jamais rien demandé.

au plafond je peux compter les néons qui sont sur leur fin ou qui sont déjà brûlés. le recouvrement des quelques chaises placées à la va-vite inonde la pièce d’une odeur de renfermé. le moindre mouvement agite les particules de poussière dans l’air. et pourtant la colère s’estompe d’un coup quand je passe le cadre de porte. retenue par un chevalet un peu chambralant une photo de kano m’accueille. je ne l’ai jamais vue de ma vie. je m’en souviendrais.

je n’ai pas été capable de trouver moi-même. quand papa m’a demandé quoi envoyer j’ai éclaté en pleurs. en plein milieu de la cuisine sous le regard d’incompréhension d’emmanuel qui voulait juste manger ses froot loops en paix. j’avais juste une job à faire. je n’avais même pas dormi de la nuit. pis j’avais manqué mon coup quand même. je n’arrivais pas à réduire kano à une simple expression. j’étais violemment confronté·e au fait que j’en avais tellement manqué de sa vie. de lui. j’avais juste une fucking job et même ça je pouvais pas le faire comme du monde. je m’attendais à voir la déception dans les yeux de papa. une autre affaire de plus à régler. mais il m’avait juste dit de sa voix la plus douce d’aller me coucher. c’est pas grave, maryam. j’ai tout ce qu’il faut.

modération: