Les rayons du soleil qui filtrent à travers les rideaux ne suffisent pas à m'extirper des limbes du sommeil.
C'est plutôt la truffe froide et humide de Papi qui s'en charge, lorsqu'elle entre en contact avec ma joue.
Je remue légèrement et sort une main de sous ma couverture à double épaisseurs, brisant mon cocon de chaleur pour caresser le front de mon vieux compagnon.
Je n'ai cependant pas la force d'ouvrir les yeux.
Une intense fatigue s'est accaparée mon corps ; l'effet indésirable d'une nuit écourtée et mouvementée.
Les festivités de mon village natal, pour souligner la huitième année de sa reconstruction - il a fallu quinze ans pour amasser les fonds, la main d'oeuvre et les matériaux nécessaires - et pour célébrer les âmes qui nous ont quitté lors de l'avalanche mortelle, se sont poursuivies jusqu'aux petites heures du matin.
Il ne restait que des braises fumantes au fond des braseros lorsque les derniers fêtards - incluant ma personne - avait finalement quitté la place centrale pour regagner leur chaumière.
Même sans avoir consommé la moindre goutte d'alcool, préférant profiter de la musique et des jeux dans la sobriété, je me sens compressée et dépourvue d'énergie.
Le dongrino pousse un jappement grave et, pour me motiver, vient poser ses pattes antérieures sur le rebord du lit avant d'enfouir sa grosse tête dans le creux de mon cou.
Je sens le matelas s'affaisser sous son poids.
Les poils de sa fourrure, eux, me chatouillent et me font me tortiller comme une chenille.
- C'est bon, c'est bon, je me lève !
Il cesse de me tourmenter, une lueur victorieuse éclairant ses prunelles claires, et où je dicerne un début de cataracte.
Les affres de la vieillesse.
Il me faut deux minutes supplémentaires pour sortir du lit, enfiler mes pantoufles selutin et me traîner de ma chambre jusqu'à la cuisine.
Je remplie la gamelle vide de mon affectueux chien de garde avant de lui servir un bol d'eau fraîche.
Mon esprit est abonné absent ; mes gestes ne sont commandés que par l'habitude de la routine.
Je bâille, m'accoude sur le comptoir de l'îlot, et me met à fixer un point invisible sur les dalles du plancher.
Les premières bouchées de croquettes, qui résonnent bruyamment entre les murs de la pièce, me ramènent à la réalité.
Même si je ne travaille pas aujourd'hui, je me suis proposée pour aider une voisine dans ses tâches à effectuer autour de sa maison et de son garage.
Dans mon état actuel, je nourris des regrets d'avoir promis de me présenter en matinée, mais je ne peux revenir sur ma parole.
En attendant que la cafetière produise sa première infusion salvatrice, je vais faire un tour du côté de la salle de bains.
L'eau chaude qui devait m'aider à chasser mon épuisement et ma lassitude me transporte plutôt dans une rêverie, et je me perds pendant presque vingt minutes, à lutter contre l'envie de m'assoupir.
Un brusque passage à froid se charge de me ramener à l'ordre.
Mes grelottements ne cessent qu'une fois séchée et habillée, mais mes mains tremblotent encore un peu lorsque j'en arrive enfin à me verser une réconfortante tasse de café.
Ayant terminé son repas, Papi m'observe, couché sur son coussin favori.
Puis il pose sa tête sur ses pattes et ferme les yeux.
Il me nargue ouvertement, le bougre.
J'esquisse un sourire malgré moi.
Tasse à la main, je commence à préparer mes affaires.
Mes gestes manquent de conviction, je tourne en rond, je cherche sans réellement chercher.
Ce dont j'ai besoin finit néanmoins par regagner le fond de mon sac - un miracle.
Je me pose sur l'accoudoir d'un fauteuil dans le salon, une pause méritée selon moi, et sirote le reste de mon café.
Mes épaules s'affaissent lorsque mon regard s'arrête sur la fenêtre.
Je viens de voir le temps qu'il fait ; de gros flocons virevoltent, propulsés par une brise douce.
Si la neige va amoindrir la morsure du froid, elle risque de compliquer les choses et d'affecter ma productivité.
- Tu veux venir avec moi, Papi ?
Je le vois lever une oreille avant de la rabaisser.
Il souffle par ses naseaux, puis émet un aboiement étouffé, un wof qui sonne comme un bof.
- Le soutien moral, tu connais ? Je m'indigne faussement devant son refus. Je sais qu'il n'est plus aussi vif ni actif que dans ses jeunes années de dogrino. Je vais me débouiller, ça va.
Je dépose la vaisselle sale dans l'évier puis entreprend d'enfiler mes bottes de randonnée, mon parka rouge et mes gants.
J'enroule hâtivement une écharpe à motif rayée autour de mon cou puis enfonce un bonnet de laine sur ma tête.
La lourdeur des vêtements, couplée à la chaleur étouffante qu'ils procurent, me font hésiter à m'avancer vers la porte.
Je suis bien, là, et je suis sûre que je serais encore plus confortable installée dans un fauteuil près de l'âtre.
Je me tapote gentimment les joues.
- Motivation, motivation.
J'attrape mon sac, puis me prépare à faire le grand saut.
L'hiver m'accueille avec une bourrasque.
Il me taquine avec un tourbillon de flocons avant de m'abandonner seule face aux caprices de dame nature.
Je remonte mon écharpe sur l'arête mon nez, pour couvrir le bas de mon visage, puis me dirige d'un pas semi-décidé vers la maison de ma voisine, qui se trouve à quelques minutes de marche.
Je suis presque arrivée lorsque j'aperçois ses enfants s'amuser dans la poudreuse ; deux d'entre eux assemblent la neige collante avec l'intention de sculpter un bonhomme de neige tandis que le dernier, le cadet si ma mémoire ne me fait pas défaut, est étendu au sol, bras et jambes écartés.
Il agite ses membres, creusant et dessinant des formes qui s'apparentent à celles des ailes et de la toge d'un ange.
Je m'approche du trio et m'intègre à leur groupe ; je les connais bien et je sais qu'ils m'apprécient.
Je suis pour eux comme une seconde figure maternelle - ou une grande soeur venue d'ailleurs.
Lorsque le petit m'invite à l'imiter, en me couchant par terre, je ne me fais pas prier.
Je ferme les yeux un instant lorsque mon dos touche le sol, ignorant les babillages joyeux et les cris enthousiastes.
Des flocons s'écrasent et fondent sur ma peau.
Je ne me suis jamais sentie aussi fatiguée.