Dans une chaumière d'un village montagnard niché à plusieurs centaines de mètres dans les hauts flancs du mont Nappé, un couple de quincagénaires vaquait à ses occupations quotidiennes.
Monsieur ronflait sur le canapé du salon, enveloppé dans une épaisse couverture en laine de moumouton ; sur ses cuisses, un chaglam dormait paisiblement.
Seules ses oreilles remuaient à l'occasion, se tournant en direction de la cuisine où la maîtresse de la maison s'activait ; il écoutait ses bruits de pas, le tintement des casseroles et de la vaisselle fraîchement lavées qui se faisaient ranger dans les armoires, sa voix qui fredonnait une mélodie populaire.
Un hymne à l'hiver.
À ce boucan familier s'ajouta bientôt le sifflement de la bouilloire, annonçant l'heure du thé.
La vieille dame connaissit les goûts de son mari, aussi lui prépara-t-elle la boisson fumante et apaisante comme il l'aimait, dans la tasse que leur fille lui avait offerte au Noël précédent : avec un sucre et une perle de lait.
Elle rejoignit son aimé dans le salon et déposa les tasses fumantes, accompagnée d'une assiettes de biscuits, sur la table basse, puis elle s'empressa d'ouvrir la télévision.
Au programme, l'actualité régionale en cette fin de journée suivi par l'épisode tant attendu de son feuilleton télévisé, la finale de la saison.
Elle promettait d'être grandiose et riche en émotions.
Tandis qu'elle se posait enfin aux côtés de son époux, la dame tendit la main vers le chat apprivoisé et gratouilla son crâne, avant de passer un doigt sous son mention puis sur l'arête satinée de son museau.
- Andy, réveille-toi. Ça va débuter dans cinq minutes.
À ses paroles, elle ajouta une petite tape sur l'épaule de son interlocuteur - celui-ci s'éveilla en sursaut, ravalant un ronflement sonore qui se mua en grognement boudeur.
- Hein, quoi ? Ah oui.
Il étira paresseusement ses bras, tout bâillant à s'en décrocher la mâchoire.
Il se mit ensuite à la recherche de la télécommande et la retrouva après quelques secondes de fouilles, coincée entre deux coussins.
- Merci pour le thé, chérie.
Un bisou fut déposé sur la joue rose de sa femme.
Son gros pouce de bûcheron fatigué écrasa ensuite l'un des nombreux boutons de la télécommande et l'écran noir de l'appareil s'illumina, faisant apparaître les premières images.
Le son arriva en décalé, avant de s'ajuster et de s'accorder parfaitement avec ce qui s'affichait.
- Vite, vite. Qu'elle le pressa en frémissant d'impatience.
Un roulement d'yeux vers le plafond plus tard, et le voilà en train de faire défiler les différentes chaînes.
Une émission de cuisine.
Un concours de coordination.
Un combat pokémon dans un stade rempli à craquer - même à cette époque, la ligue battait son plein gré et les challengers affluaient.
Enfin, il tomba sur les nouvelles du soir.
La main d'Andy se crispa sur la télécommande et il se redressa subitement, captivé par la scène que filmait la caméra.
Plus agacé qu'effrayé, le chaglam bondit de ses cuisses de son maître en crachant puis fila vers une pièce adjacente, où il commença à lécher frénétiquement sa fourrure.
- Mais... C'est le village d'à côté !
Sa femme couvrit sa bouche de ses mains, ses yeux s'embuant de larmes.
Le journalise sur place articulait à moitié, lui aussi en proie à un émoi visible.
Une partie des maisons avaient été emportées par une monstrueuse avalanche, d'autres détruites par la vague déferlante de neige et de glace.
Cela représentait plus d'un tiers des habitations.
Une vingtaine de secouristes étaient déjà sur place, à travailler d'arrache-pieds, et une escouade canine constituée d'arcanins et de dogrinos arpentaient les lieux, leur flair amenant avec lui l'espoir de trouver des survivants.
On attendait des renforts en provenance de la côte.
Les chiffres d'un bilan préléminaires apparurent en bas de l'écran, sur une bande défilante.
Cinq morts, dix blessés et une vingtaine de disparus.
Ces données changeraient certainement, au fil du ratissage.
- Cinq morts ! Et si ce sont des gens que nous connaissons ? J'appelle tout de suite Lina et Carmine, si jamais elles sont... Elle hoqueta à cette pensée, avant de se mettre à sangloter. C'est si soudain !
Andy ne répondit rien.
L'air grave, il fixait l'écran.
Une jeune adolescente pleurait à chaudes larmes et tenait par la main une petite fille âgée d'à peine trois ans, emitoufflée dans un anorak coloré.
Selon ce qui se disait, l'adolescente était la gardienne attitrée pour la soirée et s'occupait de l'enfant chez elle jusqu'au retour des parents.
Sa maison avait été épargnée par l'avalanche.
La caméra fit un zoom sur la petite, qui ne semblait pas saisir la gravité de la situation.
Elle observait de ses grands yeux noisette les allées et venues des gens autour d'elle, intriguée par tant de mouvement et d'agitation.
Son bonnet de laine était mal posé sur sa tête, révélant une tignasse rousse en bataille et légèrement trempée de sueur.
Une unique barrette en forme de piétacé la décorait, maintenant en place la plus rebelle de ses mèches.
Sa gardienne n'avait pas eu le temps de lacer ses bottes et ses lacets traînaient au sol, creusant de minces sillons dans la neige à chacun de ses pas.
- Où est mama ?
La voix cristalline de Masa perça le brouhaha régnant dans une interrogation poignante.
Le journaliste se pencha vers elle et flatta gentimment sa tête.
La caméra suivit le mouvement, ne manquant pas une miette.
On lui avait déjà appris, en dehors des ondes, que les parents de cette enfant faisaient partis des victimes identifiées.
- Je suis sûre qu'ils vont bien ! Que le journalisate déclara d'une voix à moitié étranglée et il dut se racler la gorge pour éviter de perdre sa constance professionnelle. Ce mensonge le hanterait bien au-delà de sa carrière. Il se tourna ensuite vers l'objectif et poursuivit avec quelques informations supplémentaires et en demandant au public de se montrer généreux au courant des prochains jours, afin d'aider les familles en détresse. Vivres non périssables, vêtements chauds, manteaux et bottes... Tout ce qui pourrait être utile, n'hésitez pas ! Une liste officielle sera fournie dans les prochaines heures et des points de dépôts seront désignés.
La caméra captura une dernière fois l'image de Masa, qui agitait gentimment la main pour dire au revoir.
Puis elle se réfugia contre les jambes de sa gardienne et l'enserra de ses petits bras, percevant cette intense et incompréhensible peine qui en émanait.
Dans le salon, la télévision fut éteinte en silence.
Andy se leva du canapé et attrapa son veston et son écharpe.
- Rosaline, appelle-les. Je vais descendre au village et voir ce qu'il en est, s'ils ont besoin de bras supplémentaires. Rosaline, tu m'écoutes ?
Il voulait être fort et garder la tête froide devant les événements qui se déroulaient à quelques kilomètres de leur demeure.
Mais même un pillier pouvait fendre et se briser.
Il revint vers sa femme, qui s'était levée à son tour, et il la cueillie dans ses bras.
Les larmes qu'ils versèrent ensemble ne seraient pas les dernières.