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Soo-ah Kim

Soo-ah Kim
Dresseur Alola

C-GEAR
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Région : Alola
Lun 4 Nov 2024 - 22:48
dépayser, v. trans.
troubler quelqu'un, le désorienter en le changeant de milieu ou en le mettant dans une situation qui lui donne un sentiment d'étrangeté

Le train vous dépose à la gare longtemps après son arrivée prévue. La noirceur est tombée déjà. Ce n’est pas l’hiver encore mais votre souffle cristallise l’air au-dessus de vos têtes. Tes yeux se ferment naturellement alors que tu inspires à plein poumons le froid si familier. Avec soin Jae ajuste le foulard à ton cou, puis ses mains accueillent le silence contre tes épaules. Finalement tu rouvres les yeux. Sans même avoir à chercher tu trouves les siens qui t’attendent. Patiemment. Avec toute la tendresse du monde il te sourit. « On pourrait rentrer à pied. » Une invitation à déambuler ouvertement dans tes souvenirs. Pour un bref instant juste vous deux et la caresse du bercail. Un acte d’amour comme il ne s’en fait plus. Tu ranges le magazine que vous lisiez dans ton sac contre ton dos et tu te saisis de sa paume tendue. « Tu lis dans mes pensées. »

Tu l’entraînes dans les rues du centre-ville. À part les discussions grelottantes des fumeurs de l’Auberge et l’occasionnel bruit des moteurs au loin, vous baignez dans le silence. Après quelques minutes il laisse échapper un petit rire déconcerté. Enfantin. « Jamais j’aurais pensé qu’un centre-ville puisse être aussi calme. Must have been nice. Grandir loin du va-et-vient de la ville. » Tu mets du temps à le reprendre. Le temps de reconstruire ton univers des fragments qui t’entourent. « Ça– ç’a pas toujours été de même. Y devait y avoir au moins une dizaine de bars pis d’restaus de plus avant. » L’estie de nightclub qui faisait semblant de carter. Le karaoké-bar de boomers qui faisait résonner sa musique jusque l’autre bord de la rive. Le restau pseudo-fancy où tout le monde célébrait les événements importants. Tous muets. De leur devanture placardée ou de la marque de leur nom laissée par le soleil, ils étaient figés dans le temps.

Tes pas vous mènent vers le barrage. Le passage qui mène au pont le traversant abrite les maisons les plus vieilles du coin. De grosses baraques bien entrenues. En été elles revêtissent leur plus belle robe de fleurs. Puis en hiver, dès qu’il neige assez, elles accueillent des sculptures de neige qui détrônent toutes celles taillées le long de la rive pendant le festival d’hiver. Et entre les deux, surtout, il y a les hamamélis qui bravent la morosité du temps long.

À quelques centaines de mètres leurs portailspointent fièrement du nez. Tu tires sur le bras de Jae. « Quand j’étais fâchée je pouvais passer des heures à regarder Madame Pelletier tailler ses arbustes. J’ai toujours voulu lui demander de me laisser voir l’intérieur de sa cour. Elle a un talent fou. » Tu le vois plisser des yeux. Parcourir du regard les maisons une après l’autre à la recherche d’un écho pour tes mots, mais ils ne se posent jamais sur rien. Dans la maison de Madame Pelletier les lumières sont toutes fermées. Il n’y a rien pour éclairer le terrain mais tu la vois quand même. Tu la sens avant de la lire. Plantée devant un arbuste flétri, une pancarte à vendre. Tu interromps votre lancée. Sans rien dire Jae passe un bras autour de taille. « Maman me l’avait pas dit. Criss que j’haïs ses enfants. Elle a investi sa vie dans c’te terrain-là la dame. J’peux pas croire qu’ils sont capables de dormir ayant laissé go to waste tout le travail de sa vie d’même. »

Tu détournes les yeux de la tragédie. À vos pieds trônent les carcasses de fleur. Elles sont presque toutes méconnaissables mais quelques-unes chuchotent leur vraie nature. Jae s’accroupit. Il observe méticuleusement chacune d’entre elles puis se saisit d’une. « Bouge pas. » Ses doigts fins posent la fleur dans tes cheveux. Il te sourit. Tu effleures la fleur du bout des doigts. Et tu lui souris en retour.

Bientôt tes pas vous mènent au barrage. Tu l’entends avant de le voir. L’eau qui se meut avec puissance. Elle t’appelle. Tu coures presque jusqu’à elle. Et sur le pont tu t’immobilises comme tu l’as fait tant de fois avant. Le vent te fouette le visage. D’ici on peut retracer toute la ville dans son essence. Le courant qui borde le monde. Le mont qui se tient bien droit comme protecteur, fier protecteur. La nuée de pins blancs qui nourrissent le jeu des enfants.

Et puis l’église. La majesteuse. La plus belle chose que l’humanité aie jamais ériger. Sa présence est imprimée sur ta rétine. Tu la vois même quand elle n’est pas là. Tu ne vois pas tout de suite qu’elle n’est pas là. Mais quand tu le réalises enfin c’est comme si le monde éclate enfin.

Tes sanglots se calquent au rythme de l’eau. Jae tend une main vers toi mais se retient. Tu tangues avec le courant. Tu pleures ta vie. C’est juste une église et tu le sais. Pas comme si tu avais déjà été croyante non plus. Quand ta mère t’amènait à la messe de Pâques ou de Noël ce n’était même pas à elle que vous alliez. C’était juste une église comme il en existe tant d’autres à travers la région. Mais c’est plus que ça. C’est toujours plus que ça.

Ici ce n’est plus chez toi.


DC de Maryam Hosseini-Miyamo
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