Apitrini lv8 apparait!

Chance me rejoignit en bas de l’immeuble. Sa peau visqueuse luisait de gouttes, ternie par endroits par des bouts de vase restés collés.

— Tu t’en es mis partout, réprimandai-je en enlevant un bout d’algue du bout des doigts. Je dois faire un détour par un tabac, tu préfères marcher ou faire le trajet en pokéball ? Je ne te prendrai pas sur mon épaule dans ton état.

Il s’éloigna de quelques mètres pour m’indiquer son choix. Je n’étais pas surpris ; bien qu’il fusse lent et inadéquat hors de l’eau, Chance préférait une activité physique pénible à l’inaction. Je le laissai donc se caler dans mon pas, que je ralentis pour l'accommoder.
J’habitais au début d’un long boulevard qui menait à l’avenue Floréal, et même le dimanche circulait beaucoup de monde. La plupart ne faisait que le traverser, en taxi ou en chevroums ; contrairement au centre historique d’Illumis, le quartier était avant tout résidentiel et comportait peu d’attrait pour les touristes. Il avait également la réputation d’être malfamé et dangereux passé une certaine heure — ce qui était tout à fait exagéré. J’avais l’habitude de circuler de nuit et n’avais été que rarement emmerdé. Je devais toutefois reconnaître qu’il y avait une telle concentration de bars à jeux d’argent qu’on croisait des personnes sur les nerfs et souvent éméchées à toute heure du jour et de la nuit.
Il y avait déjà du monde dans le Bar’éal. Quelques personnes buvaient des boissons fraiches en terrasse, pour la plupart des dresseurs tout juste débarqués à Illumis avec des sacs à dos. A l’intérieur, les tables autour de la télévision étaient prises d’assaut par des parieurs qui suivaient la course de rhinocornes du jour. Les coureurs n’étant pas encore partis, ils discutaient avec un calme fébrile.

— Oh, c’est Angelo Lombardi ! Bonjour !

Mon regard se tourna vers le bar. Et merde. Il ne s’agissait pas du propriétaire, qui était un homme efficace et peu bavard, mais de sa salariée. Le grand sourire qu’elle affichait me mettait toujours mal à l’aise.

— Bonjour. Je m’approchai rapidement du comptoir pour qu’elle ne répète pas mon nom trop fort. Je vais vous prendre cinq paquets de Marlboro Maxi. S’il vous plaît.

— Je t’apporte ça. Je serrai les dents tandis qu’elle se tournait vers l’étal. J’avais beau tenter de restaurer une certaine distance cordiale entre nous, elle se permettait à chaque fois de me tutoyer comme si elle me connaissait. Cela avait quelque chose d’humiliant. Hey, tu as des infos sur la finale de Amour à la Kalosienne ? Tu sais si Mathis va choisir Hélène ?

— Je ne regarde pas l’émission. Je tendis le doigt vers les jeux à gratter. Je prendrai aussi six Astro, trois béliers et trois verseaux.

— OK, mais ta mère l’a peut-être glissé à un moment ? En fait on a parié avec mon amie, et moi je pense qu’il finira avec Hélène. Elle n'arrête pas de me narguer parce qu’il s’est rapproché de Anouk mais je pense qu’il va y avoir un retournement de situation. Bon sang, elle était si lente à prendre les tickets. Dans le preview de l’épisode suivant ils ont montré Hélène et Mathis dans un coin isolé, alors je me disais que peut-être…

— Je ne sais vraiment pas, l’interrompis-je. Ma mère et moi ne parlons pas de son boulot.

— Ah. Elle esquissa une moue sincèrement déçue. Je savourai le silence qui suivit, tandis qu’elle tapotait sur sa caisse et prenait ma carte bleue. Puis, un sourire lui revint. La prochaine fois que ta mère vient te voir, vous pourrez venir ici ? Je l’adore, j’aimerais trop la rencontrer.

Cette fois je ne pus m’en empêcher : je pouffai un rire amer.

— Désolé mais ça ne risque pas d'arriver. Ma mère ne vient jamais me voir.

Vous lancez une pokéball sur l'Apitrini sauvage !

...:

Je quittai le bar tabac avec mes cigarettes, mes jeux à gratter et ma réputation de gars désagréable. Qu’importe. Je chassai cette conversation irritante de ma tête et me dirigeai vers la première bouche de métro venue. Nonna habitait à vingt minutes de chez moi et je faisais généralement le trajet à pied, mais cela représentait une distance trop longue pour Chance et je ne voulais pas faire attendre ma grand-mère si longtemps. La station était petite, avec un quai unique et donc peu de passage ; je n’en rasai pas moins les murs, le pas rapide pour échapper le plus vite possible aux regards des curieux. Je n’étais pas d’humeur à être reconnu comme le fils de mes parents une deuxième fois.
Arrivés sur le quai, l’écran indiquait six minutes avant le prochain train. Chance et moi nous posâmes contre un mur, juste derrière un distributeur de friandises qui nous protégeait des regards. Alors que le grenousse observait le couafarel à la coupe improbable qui attendait avec sa maitresse sur le quai d’en face, je me perdis sur Instagram pour calmer mon reste d’agacement. Mon feed partait dans tous les sens : il se composait aussi bien de dressage pokémon que d’influenceurs mode, d’actualités de petits groupes de rock méconnus comme le nôtre, de joueurs de basse qui flexaient leurs skills, de publications queers et de trucs un peu random comme des experts en survie en pleine nature ou des montages de maquettes. Je scrollais quelques posts sans trop faire attention quand mon pouce s’arrêta net.

Fab avait posté quelque chose. Il s’agissait d’une photo en noir et blanc d’une petite rue secrète d’Illumis, avec un cabriolaine endormi dans le coin gauche et une immense tête de femme ultra réaliste taguée sur le mur. Il était écrit en légende “Promenade à la recherche d’inspiration”.
C’était la première fois que Fab postait quelque chose depuis deux mois. Depuis notre séparation, en fait.
Mon coeur palpita. Ce n’était pas grand chose, cela ne m’était même pas destiné, mais c’étaient les premiers mots que je lisais de lui depuis ce jour-là. Ou d’elle, je suppose. J’avais encore du mal à genrer correctement dans ma tête, même si j’essayais pour respecter sa volonté. Quand bien même je n’étais pas certain qu’elle le veuille pour les bonnes raisons.
Est-ce qu’elle allait bien ? C’était la question qui m’obsédait depuis qu’elle avait arrêté de répondre à mes messages. Avoir des nouvelles d’elle, même aussi maigres, me rassurait déjà un peu. Je cliquai sur son profil pour voir s’il y avait d’autres publications, mais rien. Juste cette photo de paysage et cette légende succincte.
Bon sang, qu’est-ce qu’elle me manquait.

Dans un élan de nostalgie, je fis défiler toutes les anciennes publications de Fab. Son grid lui ressemblait : artistique, réfléchi, voyant la beauté en toute chose. Pas la moindre photo d’elle-même, ce qui n’avait rien d’étonnant mais ne satisfaisait pas mon envie de la voir. Certaines d’entre elles faisaient toutefois remonter des souvenirs, comme cette vue du sommet de la Tour Prismatique qu’elle avait photographiée durant l’un de nos dates à jouer les touristes, ou bien encore les photos de Eureka, son adorable togepi qui aimait tant passer du temps sur mes genoux. Toutefois, après quelques secondes à scroller, je pris conscience que quelque chose manquait à son grid.
Les photos de moi. Elle n’en avait pas prises beaucoup, mais leur absence m’était soudain évidente. Je donnai des coups de pouce rapides pour vérifier mais oui, il n’y en avait plus aucune. C’était donc là que nous en étions maintenant ? Non seulement elle ne me répondait plus, mais notre histoire aussi ne devait plus exister à ses yeux ?
Putain, ça faisait mal.

Chance tira mon pantalon et je relevai les yeux du téléphone. Le train ! Je n’avais même pas remarqué qu’il était arrivé en gare. Je choppai le grenousse dans un bras et courus à la première porte venue alors que le sifflet retentissait ; nous y entrâmes de justesse.

— Merci, soufflai-je à mon compagnon.

Il ne me lança pas de regard accusateur, comme il le faisait systématiquement lorsqu’il estimait que le téléphone me distrayait trop, et à la place croassa en douceur. Cela se voyait donc tant que cela, hein ? J’envisageai le portable dans ma main quelques instants. Pourquoi m’infligeais-je cela ? Cela ne rimait à rien. Si Fab voulait de nouveau de moi dans sa vie ce ne serait pas via son Insta qu’elle me le ferait savoir, le consulter ne faisait que saler une plaie encore ouverte. Je n’avais pas le luxe de me morfondre pour l’instant : hors de question que Nonna me voit dans cet état.
Je rangeai le portable dans ma poche, à défaut de pouvoir y ranger ma peine.

Maintenant que je n’étais plus distrait par mon téléphone, j’anticipai ma sortie et attendis devant les doubles portes du métro. Je checkai mon reflet dans la vitre tandis que le train ralentissait : mes talents en maquillage avaient réussi à dissimuler mes cernes et à me donner l’air en forme. Jolie prouesse de ma part. Il me faudrait seulement limiter les bâillements et les moments d’absence pour maintenir l’illusion.

— Prochain arrêt : Laboratoire Pokémon.

Je gardai Chance fermement serré dans mon bras pour qu’il ne se fasse pas écraser par l’attroupement qui descendit de la rame en même temps que moi. Certaines personnes jetèrent des regards envieux au grenousse ; peut-être des aspirants dresseurs qui espéraient obtenir leur permis de dresseur et leur premier pokémon de la part du Professeur Platane aujourd’hui. Qu’ils ne s’inquiètent pas : de ma propre expérience avec le bel excentrique, il n’était pas difficile à convaincre.
Contrairement à la majorité des passants je ne pris pas la sortie qui menait à la rue méridionale et au laboratoire, mais celle quelques dizaines de mètres plus loin qui passait sous le bâtiment et permettait de sortir à l’arrière. Elle débouchait sur une rue calme, aux immeubles anciens et chics, dans laquelle mon seul salaire de barman ne m’aurait jamais permis d’habiter. C’était ici que Nonna vivait. Au deuxième étage d’une résidence vieille de plus d’un siècle, dans un quatre pièces au parquet massif et aux moulures d’origine. Comment un tel appartement s’était retrouvé dans la famille Lombardi, je n’en avais aucune idée. J’avais été surpris d’apprendre que ma mère y avait été élevée, ce qui impliquait que ce n’était pas elle qui l’avait offert à ma grand-mère lorsqu’elle était devenue riche. Est-ce qu’il s’agissait d’un héritage qui traversait les générations malgré la flambée des prix de l’immobilier ? Est-ce qu’un autre Lombardi avait accédé à un gros capital dans le passé ? Je poserais la question à Nonna.
(J’oubliai avant même d’atteindre la porte d’entrée.)

Je badgeai pour accéder au hall d’entrée et ouvris la troisième boite aux lettres du haut. Malgré l’autocollant STOP PUB que Nonna avait apposé il y a de cela des années, je dus faire le tri parmi les prospectus et les flyers d’agents immobiliers pour conserver les quelques lettres dignes d’intérêt. Sûrement les impôts, vu la période. Nonna était débrouillarde avec l’informatique, mais juste au cas où je lui demanderais si elle avait besoin que je vois ça avec elle.
Une porte grinça et je levai la tête par réflexe. Une toute petite femme aux formes très rondes sortit de la cage d’escalier, un aspirateur dans une main et un torchon dans l’autre. Lorsque nos regards se croisèrent, l’expression maussade qu’elle affichait jusqu’alors s’illumina tout à fait.

— Oh, mais c’est Angie ! Bonjour mon grand !

Peu de personnes pouvaient s’adresser à moi sur un ton aussi infantilisant sans écoper d’une remarque acerbe. La gardienne de l’immeuble, Madame Moreira, qui était à la fois une amie de Nonna et la mère de mon meilleur pote Maxime, faisait partie des rares élues.
Je me tournai vers elle avec un sourire sincère.

— Bonjour Gabriella ! Comment vas-tu ?

— Oh tu sais, on fait aller. Elle vint me coller deux bises sonores, les mains fermement plantées sur mes avant-bras. Maxime t’a dit pour Carl ?

Mince ! J’avais totalement oublié d’envoyer un message aux parents de Max après qu’il m’ait annoncé que son père avait fait un AVC. Certes il s’en était sorti et il n’y avait pas de séquelle apparente pour l’instant, mais il était encore à l’hôpital à subir une batterie de tests pour déterminer ce qui avait causé la crise. Pas cool de ma part.

— Ouais il m’a dit, répondis-je avec une moue contrite. Désolé.

— On a eu très peur. J’ai hâte qu’il sorte pour le ramener à la maison, je ne pense qu’à ça en ce moment. Elle soupira, et ce faisant chassa le froncement inquiet de ses sourcils pour m’adresser le sourire maternel que je lui connaissais depuis que j’étais enfant : Et toi alors, comment ça va en ce moment ?

— Ça va. Je choisis de ne pas élaborer. L’intensité avec laquelle elle me regardait me disait que nous pensions de toute façon à la même chose ; Gabriella avait été témoin de la déprime qui avait suivi ma rupture. Je vois Max tout à l’heure, on a répèt’.

— Ah ! Si tu as deux minutes ça ne te dérange pas de venir avec moi à la loge ? J’ai des restes pour lui, je veux bien que tu les lui apportes. Tu prendras un tupperware pour toi aussi Angie.

— Je ne dis pas non !

La main toujours posée sur mon avant-bras, Gabriella m'entraîna avec douceur vers la porte affublée d’un écriteau “Gardiens” qui se trouvait plus loin dans le hall.
D’aussi loin que je me souvienne, la loge n’avait jamais changé. C’étaient le même sol en lino beige, les mêmes murs blancs (qui avaient toutefois été repeints quelques fois, après que Max et moi eûmes expérimenté dessus avec des feutres), et les mêmes meubles massifs en bois sombre qui devaient passer de génération en génération de gardiens. Au milieu de l’espace trônait une longue table aux pieds imposants, sur laquelle j’avais fait mes devoirs un nombre incalculable de fois. A droite, cachée derrière une arche, se trouvait une kitchenette dont les placards contenaient toujours des compotes en petite gourde individuelle.
J’avais passé tellement d’heures dans cet endroit. Enfant, à jouer aux legos avec Maxime pendant que Nonna et Gabriella refaisaient le monde autour d’un thé et de petits gâteaux. Ado, après les cours, à composer nos premiers duos guitare/basse quand Gabriella nous confiait la garde de la loge. Objectivement ce n’était pas un lieu chaleureux ni joli, mais je m’y sentais comme à la maison.

— Assieds-toi deux minutes. Vous vous retrouvez chez le tonton d’Axelle, c’est ça ?

J’acquiesçai en m’adossant contre la table. Chance grimpa sur mon épaule d’un seul bond et s’y installa du mieux qu’il put. Contrairement à mon père, Gabriella n’avait aucun problème avec les pokémons ; elle était juste stricte sur l’hygiène et refusait qu’ils montent sur les meubles.

— OK, il va donc falloir que je vous trouve des sacs pour le transport…

Elle continua de marmonner, cette fois toute seule, tandis qu’elle fouillait un grand chariot de courses aux imprimés fleuris. Lui non plus n’était pas de première jeunesse. Il accompagnait toujours le père de Max dans mes souvenirs, lorsque vers dix-huit heures il revenait du supermarché et nous filait en douce un paquet de Tic-Tac. Vraiment, j’étais un sale con de ne pas avoir envoyé de SMS.

— Est-ce que tu as besoin d’aide pour quelque chose ? Tant que je suis là…

— Non non mon grand, ne va pas trop faire attendre ta grand-mère. Gabriella sélectionna deux sacs plastiques et un tote-bag de la Tour Prismatique après avoir retiré la moitié du contenu du chariot. Sans prendre la peine de ranger le bazar causé, elle se dirigea vers le grand congélateur caché dans un coin de l’arche. J’ai préparé de la brandade de barloche, tu aimes toujours ça ?

— Évidemment ! Surtout la tienne. Ça fait des années que je ne l’ai pas mangée.

— C’est vrai que ça fait longtemps que tu n’es pas venu chez nous. Depuis que Max ne vivait plus chez ses parents, en fait. Tu viendras dîner avec Carlotta quand Carl sera rétabli, je t’en ferai autant que tu voudras.

Je ne pus m’empêcher de sourire. Max se plaignait que sa mère ne le laissait pas assez respirer, mais en ce qui me concernait j’adorais que Gabriella me couve comme si j’étais son propre fils. Qu’est-ce que j’avais pu en vouloir à Maxime de ne pas apprécier la chance qu’il avait d’avoir une maman comme elle.

— Ce sera avec plaisir, répondis-je sincèrement. En parlant de Nonna, tu l’as vue récemment ?

— Oui ce matin, elle revenait de chez le coiffeur avec Gérard.

Je m’évertuai de rester neutre face à cette information. Cela n’empêcha pas mes doigts de se crisper malgré moi.

— Ah.

— Tu l’aurais vu, à la regarder avec ses grands yeux de froussardine ! J’aurais presque de la peine pour lui, le pauvre.

Le pauvre.

— C’est un harceleur, sifflai-je. Qu’il se pense amoureux, ça ne l’excuse pas.

Gabriella poussa un “roh” désapprobateur en terminant d’empaqueter les brandades.

— Tu exagères. C’est juste un petit papy qui se sent seul. Et puis ta grand-mère ne dit pas non, tu sais.

C’était plus compliqué que ça, mais je ne désirais pas avoir cette conversation avec Gabriella pour l’instant. Je devais rejoindre Nonna, et vite.

Apitrini lv8 apparaît!