Le vent soufflait fort sur les pentes écharpées et pétrées du Mont Couronné. Il agitait les rares brindilles sèches qui mouchetaient les sentiers épars qui se tordaient hideusement vers son faîte, et arrachait des morceaux de mousse aux pierres marbrées de runes à moitié effacées qui les longeaient. Cet air, sec et glacé, s'insinuait sous la livrée d'Isaac Cohen, dont les traits étiques et la barbe clairsemée trahissait un épuisement dévorant. À son côté flottait pieusement Io, son seul ami, un Magnéti dont l’éclat d’airain était visible à des lieues. Ils étaient silencieux et progressaient côte à côte vers une destination que même Isaac, après d’innombrables semaines, n'était plus certain de souhaiter ne serait-ce qu’apercevoir.
Le pic aride s’érigeait comme une sentinelle éternelle et inexorable, narguant un firmament anthracite dont on murmurait qu’il ne connaissait nulle éclaircie ; de fait, son sommet était perpétuellement couronné d’une brume opaque et lourde, un voile délétère qui en fardait farouchement tous les secrets. On rapportait beaucoup de choses fascinantes sur cette montagne et ses fielleuses crêtes que l’aube rieuse n’effleurait jamais ; des rumeurs de panthéon séculaire, de Pokémon divins qui transcendaient le temps et l’espace. Et notamment, on racontait qu’y résidait le Créateur, qui ajoutait-on, avait modelé le monde d'un geste gracile de ses milles bras. Mais Isaac n'était pas de celles et ceux qui se fiaient follement aux légendes et aux mythes. Il était — ou plutôt, il avait été —, par ailleurs, réputé pour son scepticisme froid.
C’est du reste ce dont il s’était convaincu avant d’entreprendre ce périlleux séjour.
Isaac s’arrêta un instant et ajusta péniblement sur son échine busquée le sac pesant apprêté pour son projet. Il jeta un regard à Io : le Pokémon flottait sans bruit, ses petites excroissances métalliques trémulant tantôt imperceptiblement, probablement en écho aux champs magnétiques qui sillonnaient, invisibles, la montagne. Son apparence chromatique — il était moulé dans un alliage cuivré qui le distinguait du Magnéti commun — rendait Io unique, et, de manière singulière, plus cher encore au cœur d’Isaac.
« Allez, mon ami, on est presque arrivés, j’en suis certain », déclara Isaac d’un ton sombre, davantage pour lui-même que pour Io en réalité.
Io émit un faible crépitement en réponse, une sorte de chuintement électrique qui, aux oreilles d'Isaac, revêtait pratiquement les couleurs d’un encouragement. Il en allait toujours ainsi avec Io ; pas de grands élans ni de ronronnements tonnants : il jouait une présence rassurante, qui le liait de façon ténue à la brute réalité. Il s’agissait là, toujours, d’une fraction de ce qui rendait Io si précieux.
Ils reprirent leur ascension, glissant prudemment sous quelques arches rocheuses qui semblaient à l’orée de l’effondrement. Des pans entiers de cette vallée inhospitalières étaient drapés de rocs effritées, évoquant les ruines perdues de civilisations oubliées, et chaque nouvelle foulée exigeait d’être appréciée avec soin afin d’éviter de dégringoler et de se meurtrir gravement sur l’une de ses hostiles arêtes.
Isaac se souvint, en contournant une faille béante qui semblait dominer le Tartare même, des paroles d’un vieil original dont il avait fait la fortuite rencontre Célestia « Il est un temple encore, là-haut, édifié par des mains qui ont connues et dansées avec les dieux », lui avait-il raconté, d’une voix rauque qui avait soudain dominée les conversations animées du restaurant de l’auberge où il avait fait étape. Isaac ne pouvait dire ce qui l'avait poussé à accorder du crédit à cette insolite fable. Sans doute était-ce l’éclat de certitude qui pétillait les yeux de cet étrange vieillard ou, encore la naïve idée que ce temple existait peut-être et qu'il pouvait le trouver. Était-ce sinon la fugitive fantaisie d’effleurer quelque chose de divin, ou qui l’était prétendument, lui qui toute sa vie durant s’était opiniâtrement appliqué à observer le monde avec un pragmatisme désabusé. Autrefois, il aurait balayé ce comte et pris poliment congé de son interlocuteur. Mais d’étranges circonstances s’étaient nouées, et de telle façon, qu’en ce jour morne, il se trouvait sur l’un des pans tordus de ce sommet qui avait été le berceau de Sinnoh et du monde.
« Crois-tu que nous le trouverons, Io ? Ou qu’il existe, seulement ? Et alors, que ferons-nous lorsque nous l’aurons atteint ? » fit Isaac en se gorgeant d’une goulée de l’air chiche en oxygène des hauteurs, ses yeux s’égarant vers le sommet invisible.
Io ne lui offrit aucune réaction, mais continua de progresser dans son giron, mu par une inébranlable détermination.
Au décours de nombreuses heures d’ascension et de détours pour se soustraire aux périls les plus cruels qu’offrait ce sinistre tableau, ils atteignirent enfin une combe d’une quiétude sépulcrale. Là, entre des amas de roches et de buissons rabougris, Isaac aperçu ce qui figurait un chemin ancien, bordé de pierres étranges qui semblaient avoir été taillées par des mains humaines. Le cœur d’Isaac battit un peu plus fort. Ils étaient sur la bonne voie, à n’en point douter.
« Regarde, Io, je crois qu'on approche », déclara-t-il, d’un ton coloré par une excitation qui le ramenait à sa lointaine jeunesse.
La lumière du jour fléchissait déjà, la montagne jetant de longues et sinistres écharpes de ténèbres tandis que le soleil, invisible dans l’ombre des agrégats papilleux de nuages et de méphitiques fumées, entamait tristement son déclin. Isaac tira une torche électrique de l’une des poches latérales de son grand sac, la secoua vivement afin de s’assurer qu’elle fonctionnait encore, et l'alluma, projetant un rai de lumière jaunâtre et timide devant lui. Io le précédait de quelques coudées, auréolée par la lueur chiche, et pendant un instant, Isaac se sentit comme étreint par une étrange mais réconfortante chaleur — il se revit adolescent, à parcourir les routes herbeuses qui ourlaient la fière Céladopole, dans le Kanto, où ses parents l’avaient élevé. Il se rappela comment il se lançait après les Rattata affolés dans les glaïeuls, observait les Abra endormis à l’ombre de grands tilleuls émeraude et péchait des Magicarpe dans des cours d’eau parfumés et opalescent. Il eut un frisson.
En continuant de suivre le traître raidillon, où il buta plusieurs fois sur les invisibles obstacles qui en émaillaient le sol noir, ils aboutirent bientôt au devant d’un structure cyclopéenne et antédiluvienne, dont l’ouverture se découpaient entre deux monolithes massifs. Leur surface était gravée de symboles plus étranges encore que ceux qui paraient les roches qu’ils avaient avisées plus tôt dans leur dévotieuse ascension. Isaac se figea pour contempler les cabalistiques caractères, un entrelac hypnotisant de cercles et de courbes surmontées, ça et là, par des points et des accents. Peut-être contait-il une fable perdue, un rite impie ou une légende éclatante ; ça, Isaac ne pouvait le dire. Io produit un tintement intrigué, semblable à la plainte d’un carillon ballotté par le vent.
« Oui, je me demande aussi ce que ça peut bien vouloir dire », fit Isaac, se tournant vers Io avec un sourire fatigué. « Peut-être un avertissement, qui sait ? »
Ils s’engagèrent dans les vestiges du temple, dont la structure avait dû s’affaisser il y a bien des Éons. Ce n’était désormais plus qu’une coquille dénudé et froide, mais en dépit de ses murs éboulés et de ses arcades rompues, on percevait encore la céleste dimension dont cet immémorial monument devait autrefois être investi. De titanesques colonnes s’érigeaient toujours vers le ciel fuligineux, d’aucunes encore droites et olympiennes, mais d’autres brisées et couchées sur le sol. Et dans le chœur de l’édifice, une large dalle de pierre se dressait, frappé d’une gravure monumentale et somptueuse représentant une figure tutélaire ceinte d’une myriade de bras portés vers les cieux infinis. Isaac fut saisit d’un vertige étrange en la contemplant.
Arceus.
Isaac sentit un poids se lover dans le creux de son diaphragme. Cette œuvre broda dans son esprit et son corps une sensation que le vocabulaire humain, dans sa vulgarité, ne pouvait traduire en mots ou en son. Il approcha la dalle et apposa une main sur sa surface pour sentir sous ses doigts la transcendante ciselure. Le froid du marbre se propagea dans son corps, et il ferma les yeux un instant pour rêver à ce que ce lieu avait dû être.
« Est-ce ici qu’ils rapportent comment Arceus a façonné tout l’univers, alors ? » murmura-t-il, la voix teinté par un émoi qu’il ne s’expliquait rigoureusement pas.
Il se courba devant la fresque, sans tout à fait savoir pourquoi non plus. Peut-être était-ce le poids de la légende qui l’y inclinait, ou le besoin de croire, même fugacement, désormais qu’il se trouvait à l’automne de sa vie, en quelque chose de plus grand, en un dessein qui le dépassait lui et toutes les sciences du monde physique. Ses yeux châtaignes s’embuèrent de larmes ; des larmes qui, il y a quelques minutes, il n’aurait jamais cru verser un jour.
Io, qui le flanquait toujours, demeura comme figé dans l’éther, bourdonnant tout près de son oreille avec tendresse, comme il l’avait fait plus de trente années durant lorsqu’il sentait son ami éploré, quel que fut le motif. Isaac tourna la tête vers la sphère cuivrée et familière. Et la réalité le frappa. Io semblait... se volatiliser, s’effacer dans le vent frais et sourd. Isaac cilla, et se sentit vaciller ; il secoua vivement la tête. Cela ne pouvait être réel ; était-ce la langueur ou les larmes qui flétrissait son discernement ? Il n’en était hélas rien : Io disparaissait, et son corps métallique s’évanouissait dans un brasillement doux et cruellement sublime.
« Io ? » La panique satura chaque fibres de la silhouette d’Isaac. Il tendit une main grêle et pathétique vers la lumière. La lumière mourut gracilement. Et avec elle, Io.
Il ne resta plus rien.
Seul le néant et le silence tonnèrent longtemps encore.
Isaac demeura coi et figé, son esprit affairé à tenter de démêler l’impossible mystère qui venait de se produire. Et soudain, tout lui revint.
Io était mort oui ; voici des années. Livré aux affres et à la solitude, son corps métallique, un matin, était devenu froid. Isaac avait refusé d’y consentir, bouffi d’orgueil et de vanité. Refusé de laisser s’éteindre cet être de lumière, qui si longtemps avait flotté auprès de lui. La relation qu’il avait tissé avec Io avait effleuré des sphères qui se prolongeaient bien au-delà de la relation qu’entretenait un dresseur et son Pokémon: il avait tenu lieu d’ami et de confident. Un fragment de son âme. Et il le lui avait rendu tant qu’il l’avait pu, jusqu’aux moments de dérélictions aux travers desquels il avait dérivé misérablement plus d’une décennie.
Et depuis lors, depuis sa mort véritable, ça n’était ni plus ni moins un phantasme qui lui avait tenu compagnie. Une hallucination opiniâtrement enracinée dans sa psyché, une nouvelle projection de son incapacité morbide à regarder la vérité. Et cette incapacité, il avait tout récemment résolu de la tutoyer et de la vaincre ; et désormais, la réalité recouvrait consistance dans la siccité de son âme.
La vérité s’abattit sur lui avec la force d’une avalanche, et Isaac chu sur les genoux, le regard galopant frénétiquement tout le long de la gravure qui dardait sur lui son jugement.
« Tu es parti... Tu étais parti depuis tout ce temps, et je t’ai égoïstement gardé auprès de moi, sans te donner le répit auquel tu avais droit », hoqueta-t-il, la voix ébréchée.
Les larmes envahirent de nouveau son regard, mais cette fois, il s’en épancha sans retenue ni pudeur. Isaac se courba et plaqua son front fripé et large sur la stèle glaciale. Il pleurait la perte de Io, mais aussi de tout ce qu'il avait jeté à la nuit — ses croyances, ses proches, ses amis, ses espoirs — il ne lui restait que cette inepte quête dans laquelle il s’était engagé, en quête de ce mausolée.
Isaac ignorait combien de temps il demeura ainsi, recroquevillé dans le temple. Le vent hurlait de rébarbatives obsécrations entre les colonnes brisées, et la lune, cruelle, dardait sur sa silhouette des rais inquiétants. Mais quand enfin il redressa le chef, la voûte céleste était devenu parfaitement noire et les premières étoiles se hissaient timidement parmi les nuages qui s’effilochaient paresseusement sous le firmament. La montagne, elle, était toujours là, immense, indifférente, endormie.
Isaac tâta les dalles ébréchées et finalement se dressa, frémissant, contre la fresque en gommant ses larmes du revers de sa main osseuse. La douleur lui fouaillait toujours les sens et la disparition de son ami l'accablait d'un indicible tournis, mais il se sentit aussi une inexplicable légèreté. Io était certes parti pour l’éternité, mais il avait également dans son âme et ses muscle la force et l’audace exigée pour faire face au Mont Couronné, au sommet duquel il se trouvait.
« Merci, Io », gémit-il en emmenant une cigarette à la commissure de ses lèvres.
En l’allumant, mu par un curieux élan, il fit vagabonder le bout de son index sur la représentation. Peut-être cette divinité avait-elle jadis foulé ce monde et cette dimension, peut-être pas. Peut-être vivait-elle, à la manière dont vivent les rêves et les mystères, et l’observait-elle depuis un repli inconcevable de la réalité en nourrissant à son égard des émotions impossible à caractériser sans que la raison ne s’étiole. A l’intérieur de ce temple retiré, Isaac cultiva en ce jour une chose précieuse qu’il n’était pas imaginé déceler ici.
Le voyage du retour serait long et douloureux, à n’en point douter, et pour autant qu’il parvienne à regagner la surface du monde en vie et bien portant. Un dernier regard vers les ruines endormies, le temps d’une absurde et fugitive prière adressée à son ami, et Isaac tourna les talons et se mit en chemin, le bruit de ses pas jouant une béate litanie dans la nuit, embrassant des lendemains qui, pour la première fois depuis bien des lunes, ne lui apparurent pas tout à fait insondables.