La première présence qu’elle repère est celle de son père. Elle le sait souvent, à cette heure, occupé à son bureau dont la porte se trouve tout prêt de l’entrée. Il fait des heures supplémentaires à son emploi classique de comptable pour aider des commerçants du quartier en échange d’une petite rémunération. Caihong tire discrètement la porte pour le saluer, afin de ne pas le faire sursauter. Ses gestes sont si délicats qu’il ne la remarque même pas.
Son père est assis dos à la porte, devant un petit bureau sur lequel sont posés un ordinateur et divers documents liés à sa fonction, la maison ou la famille. C’est lui qui s’occupe de ce genre de choses, car il a l’esprit logique ainsi que celui des chiffres. La pièce est petite, car il a à peine la place d’y mettre une chaire et une étagère à casiers toute en hauteur. Cette pièce n’a pas de fenêtre. Caihong observe son père sous la lumière de la lampe dot elle se demande s’ils ont un jour changé l’ampoule, courbé sur son travail. A chaque fois, elle songe que son crâne est un peu plus dégarni que la dernière fois qu’elle l’a vue. Cette vision lui rappelle aussi tous les efforts que cet homme, à l’apparence passive, fournit pour sa famille. Ca la rassure, la réconforte, tout en lui rappelant son obligation de bien faire. De se ressaisir bientôt.

- Bonjour papa !, elle parle doucement et lui sourit lorsqu’il lève le nez de ses documents et se tourne pour la voir. Une lumière s’allume dans ses yeux fatigués. Comment tu vas ? Tu es encore en train de travailler ?

Tian Kuo se lève pour la prendre brièvement dans ses bras, salutation qu’il réserve à tous ses enfants, témoignage de l’amour qu’il leur porte malgré ses absences lorsqu’ils étaient plus jeunes à cause d’un travail prenant. Caihong lui rend son étreinte. Bien qu’elle puisse avoir des choses à lui reprocher sans en avoir le droit, elle est toujours heureuse de revoir son père. Il passe quelques minutes à lui raconter la situation financière compliquée d’un famille tenant un pressing à quelques rues d’eux. Caihong les connaît bien, car c’est chez eux que sa mère l’envoyait toujours quand elle en avait besoin. Elle s’étonne de leurs difficultés, son père les déplore, et elle clôt la conversation en l’encourageant dans son travail.
Elle quitte le bureau, referme la porte, en sachant qu’elle ne le reverra pas avant l’heure du repas.

Après avoir salué son père, Caihong avance dans le couloir et se dirige vers la salle à manger. Elle est attenante à la cuisine, ce qui constitue les trois seules pièces de cet étage. Plus haut sont les sanitaires, la salle de bain et les chambres. En conséquence, la salle qui doit servir à prendre les repas sert également de lieu de vie pour certaines activités de la famille, bien que les chambres soient souvent considérées comme plus pratiques. Maintenant qu'elle a pris son indépendance, Caihong se rend compte d'à quel point ses activités, quand elles n'étaient pas chapeautées par sa mère, restaient fragmentée. Comme celles de tous les membres de la famille.

- Maman, tu es là ?, elle entend les bruits d'ustensiles dans la cuisine, mais demande tout de même par pure politesse. Je suis arrivée.
- Je sais, j'ai entendu la porte !

Chunhua émerge de la cuisine, en écartant le rideau qui sert de porte entre les deux pièces. Son visage affiche d'abord une expression sévère, qui s'adoucit quand elle pose le regard sur sa fille. Bien que sa mère ne soit jamais très expressive, Caihong sait qu'elle est toujours contente de la revoir. Elle aussi l'est, d'ailleurs. Cependant, contrairement aux salutations avec son père, elle sait qu'il n'y aura ici pas d'étreinte.

- Tu as fait bon voyage ?
- Oui, comme toujours, il n'y a rien d'autre à dire sur le sujet. Je peux t'aider pour le repas ?
- Tu as déjà vu ton père et ta sœur ? Va les saluer, tu m'aideras ensuite.

La fille hoche la tête avec obéissance avant de quitter la pièce. Comme elle ne sait jamais si sa cadette est à la maison lorsqu'elle arrive, elle n'a pas le réflexe de la rechercher. De plus, bien qu'elle l'apprécie car il s'agit de sa petite sœur, Caihong se passerait bien, en règle générale, des interactions avec cette dernière.
Elle garde tout de même le sourire lorsqu'elle prend les escaliers pour rejoindre le premier étage, celui où se trouve la chambre de Chao-Xing. Cette pièce servait auparavant de salon, qui a dû être sacrifié lorsque la troisième enfant de la famille est née. Toutes les autres étaient déjà prises par des fonctions essentielles. Caihong peine à comprendre pourquoi sa cadette ne s'est pas finalement installée dans sa chambre, maintenant qu'elle ne vit plus ici, ou pourquoi la pièce n'a pas été déjà reconvertie en salon. Elle n'ose cependant pas demander, craignant de recevoir l'argument de son accueil en retour. La famille est importante, au-dessus de tout, et Caihong devrait le savoir sans même avoir besoin de demander.

Une fois arrivée à l’étage, Caihong a la confirmation que sa petite soeur est bien là, car elle entend sa musique depuis le couloir. Elle ne connaît pas cette chanson, sûrement une des dernières à la mode auprès des adolescentes. Ce qui est certain, c’est que ces sonorités ne plaisent pas beaucoup à l’aînée qui n’a déjà plus envie d’aller toquer à la porte, de l’ouvrir, et d’ainsi percevoir le son plus clairement. Elle sait déjà que Chao-Xing ne prendra pas la peine de baisser ou éteindre pour saluer sa grande soeur, accommoder les autres n’a jamais été dans ses habitudes et il paraît que, pour elle, ce n’est pas considéré comme une politesse élémentaire. Caihong retient donc un soupir alors qu’elle parcourt les quelques pas nécessaires pour frapper à la porte.

- Ah ! Ca, c’est Caihong !, entend-elle depuis l’autre côté du bois. La porte s’ouvre rapidement. Gagné ! Je reconnais bien ta manière de toquer, comme si t’osais pas… Je t’ai pas entendue arriver !

Normal, à cause de la musique et de la discrétion naturelle de Caihong, mais celle-ci se retient du moindre commentaire. Elle se contente de sourire et dire à sa soeur que c’est vrai, elle a raison sur sa manière de toquer. Cela ne lui fait pas plaisir, mais elle sait qu’il ne sert à rien de discuter avec Chao-Xing.
C’est une adolescente en pleine crise, qui se manifeste par une confiance en elle exacerbée doublée par une absence totale de remise en question. Elle a réponse à tout, même lorsqu’elle est dans l’erreur, et sait toujours insister assez pour que la situation redevienne en sa faveur. Du moins, c’est ainsi que cela fonctionne dans la famille. Caihong ne sait pas grand chose de la véritable vie lycéenne de sa soeur - au-delà des bonnes notes qui ne le sont pas tant que ça mais suffisent injustement à leurs parents - et doit bien avouer qu’elle ne s’en préoccupe pas beaucoup. Elle en a conscience et s’en veut souvent pour ça, mais pas assez pour lui s’intéresser à elle alors qu’une musique désagréable lui agresse les oreilles.

- Si t’es là, ça veut dire qu’on mange bientôt ?
- Oui, je vais aller aider maman.
- Cool ! Tu viendras me chercher quand c’est prêt, là je bosse.

Caihong hoche la tête et tourne les talons tandis que sa cadette ferme sa porte avec peu de délicatesse. Le volume de la musique augmente un peu, assez pour qu’elle puisse être entendue après les premières marches de l’escalier.

Avant de redescendre aider sa mère, Caihong monte jusqu’au deuxième étage pour aller poser son sac à main dans sa chambre. D’habitude elle le laisse plutôt dans l’entrée, car c’est là qu’il est le plus pratique de le prendre quand elle en a besoin, mais aujourd’hui il contient une pokéball alors ce n’est plus pareil.
Sa chambre est sobre, peu décorée, et contient surtout des bibliothèques. La lecture a toujours été une activité appréciée, même si Caihong aurait préféré que ses lectures soient moins contrôlées. Elle se souvient du nombre de fois où, à la librairie ou la médiathèque, elle a lorgné ces récits pour adolescentes, pleins d’aventures et de remise en question de la société, comme c’était la mode à l’époque. Ce n’était cependant pas des lecture recommandées ou validées par sa mère, alors elle ne pourrait pas mettre la main dessus. Puisqu’elle n’avait pas d’amies, personne non plus ne pouvait le lui prêter. Ce que Caihong lisait, c’était les classiques, beaucoup de classiques, et des écrits d’écrivains reconnus dans le grand monde. Presque uniquement de la littérature blanche, comme on l’appelle, à une période où elle se prenait à rêver de plus d’aventure dans ses lectures. C’est peut-être pour ça que, désormais, elle accumule des sagas de basse qualité pour jeunes femmes chez elle, bien qu’elle ne lise plus. Elle revoit la pile de livres qu’elle accumule dans son entrée, bientôt ils atteindront le plafond.
Elle devrait peut-être se remettre à lire.

Après avoir balayé la pièce du regard, comme pour constater que rien n’a changé, elle pose son sac à main sur le lit. Par acquis de conscience, elle l’ouvre pour vérifier que la pokéball y est toujours. Il est impossible qu’elle n’y soit plus, car elle est bien trop grosse pour tomber, mais sait-on jamais. Le bateau a un peu tangué, le bus a pris une mauvaise route, s’est-elle cognée contre quelqu’un en venant ? Tant de choses absurdes, mais qu’elle éprouve tout de même le besoin de vérifier, par pur stress. Que se passera-t-il si un membre de sa famille découvre cette pokéball dans son sac ? Ils la questionneront, voudront savoir ce qu’elle fait avec ça, découvrir le pokémon qu’il contient.
Elle n’aura d’autre choix que de leur montrer Haoyu et, ensuite, de voir tout le monde mépriser ou se moquer de l’adorable poichigeon qu’elle aime tant.

Avant de se laisser tourbillonner vers des pensées négatives dont il lui serait difficile de s’extraire, Caihong ressort de sa chambre et décide de se concentrer sur ses futures tâches dans la cuisine. Elle descend rapidement les escaliers pour retrouver sa mère qui lui demande s’il y avait un problème avec sa soeur car elle a été plus longue que d’habitude à la saluer. Sa fille aînée la rassure, indiquant qu’elle est simplement allée poser ses affaires dans sa chambre et, bien que cela lui fasse hausser un sourcil car c’est inhabituel, la mère accepte ces explications. Caihong est soulagée, car elle sait que sa génitrice peut être d’une précision désarmante et qu’elle aurait pu chercher le pourquoi du comment de ce changement d’habitude. Il aurait fallut que Caihong mente mieux que jamais pour éviter que sa mère ait l’idée d’aller fouiller dans son sac.

Face aux tâches de la cuisine, une partie des appréhensions de Caihong à ce sujet s’envolent. Elle est toujours aussi capable d’effectuer les gestes que sa mère lui a appris. Il est vrai qu’en douter était stupide. Après tout, il s’agit de mouvements qu’elle répète depuis qu’elle est enfant. Il était important pour sa génitrice que sa fille sache faire la cuisine, de la même manière qu’elle, que de sa propre mère, et ainsi de suite sur plusieurs générations. Elle affirme qu’il s’agit de plats traditionnels, bien que Caihong doute de la vérité de cette soi-disant tradition, comme de beaucoup de choses qui portent ce label au sein de leur communauté. Cependant, elle n’en dira rien. Elle sait que, contrairement aux autres, elle a un certain recul sur des choses et d’autres, mais il est risqué de l’exprimer. Ce qui importe, dans le fond, c’est d’être toujours capable de satisfaire sa mère en effectuant les gestes habituels. Elle se questionne cependant : pourquoi ne se sent-elle plus capable de les mettre en application pour elle-même ? Ces interrogations la mettent mal à l’aise, alors elle cesse. Car elle ne veut pas l’être, bien sûr, mais aussi car dans cette maison il est peu permis d’avoir ce ressenti. Après tout, elle est au sein de sa famille, alors elle doit forcément aller bien. Ou du moins, pas si mal que ça.

Le repas se passe comme à chacune des visites de Caihong. Sa petite soeur est occupée sur son téléphone portable en même temps qu’elle mange, comportement qui aurait été inacceptable de la part de ses aînés. Elle ne prête aucune attention à la conversation, qui lui passe comme d’habitude au-dessus de la tête, tout en faisant à peine mine de répondre par une onomatopée lorsque quelqu’un lui adresse la parole, que se soit un de ses parents ou Caihong. Cette dernière ne sait d’ailleurs pas si elle préfère ça ou que Chao-Xing se mêle à la conversation et risque d’être désagréable en jouant l’innocence comme elle sait si bien le faire. Elle déteste être en colère contre sa petite soeur, être qu’elle est sensée, comme le reste de sa famille, aimer de tout son coeur.

Les parents prennent des nouvelles de leur fille. Ils sont souriants, elle aussi. Elle leur raconte sa vie fictive à Ho-ohale sans laisser transparaître la moindre trace de ses mensonges. Avec le temps, Caihong a maîtrisé cet art et se fond sans difficulté avec ses histoires quand la situation le demande. En apparence, en tout cas, car au fond elle continue de tourbillonner dans ses angoisses.

- En ce moment, je travaille sur le projet de parc touristique qui doit être construit à proximité de la jungle sombrefeuille. Il y a des enjeux complexes pour la préservation de l’espace naturel et la biodiversité, et bien sûr, beaucoup d’argent à la clé pour les constructeurs.

Elle n’a pas besoin de donner beaucoup de détails sur son travail, car elle sait que ses parents n’y connaissent de toute façon rien et qu’ils n’iront pas vérifier. Ils sauront peut-être que ce projet de construction est réel et qu’il y a des tensions, comme c’est relaté dans certaines presses alolienne, mais leur connaissance du sujet s’arrêtera là. Caihong s’est bien sûr renseignée bien plus avant, en récoltant le plus d’informations possibles, afin de toujours rendre son mensonge le plus crédible possible. Elle connaît les noms de chacune des personnes impliquées, leurs fonctions, leurs relations, leurs bords politiques, leurs intérêts… Elle sait les espèces qui vivent sur le terrain à construire, qu’il s’agisse de la faune ou de la flore, elle connaît la taille et les caractéristiques des bâtiments prévus. Caihong a le mensonge perfectionniste, car c’est tout ce qu’elle a pour se protéger du jugement et de l’échec total.