De manière générale, les journées que je passais dans les Terres sauvages s’avéraient assez calmes. Il y avait toujours un peu d’action, toujours à intervenir quelque part à un moment ou à un autre mais, jamais rien qui n’avait nécessité jusque-là une grande mobilisation. Pour autant, cela faisait un peu plus d’une semaine que des dresseurs arrivaient au poste de garde avec des pokémons blessés, et surtout avec des blessures plus importantes que ce que j’avais pu voir jusque-là. A chaque fois, le même discours revenait : un pokémon dynamaxé était apparu de nulle part et se montrait agressif. J’avais fait remonter l’information à Rajesh, Aislinn et Wynonna, afin qu’ils aillent voir ce qu’il en était réellement. Les prises en charge auprès de pokémons sauvages ont grimpé en flèche, je me suis déplacé très régulièrement. Le problème résidait également dans le fait que je ne sois pas en poste à plein temps sur le secteur Nord des Terres sauvages, uniquement trois jours dans la semaine. Je passais deux autres jours à Greenbury, où je complétais l’emploi du temps d’un vétérinaire pour assurer une permanence pour les divers élevages. Donc avec moins de la moitié d’une semaine sur place, je n’étais pas en mesure d’assurer les soins. J’avais donc décidé de faire mes journées en pointillé dans la semaine et j’ai dû voir avec le véto de Greenbury pour décaler ma permanence, de manière exceptionnelle. J’étais inquiet, les trois rangers étaient dépassés par le phénomène qui ne semblait se contenir qu’à un seul secteur des Terres – fort heureusement – car il était impossible d’assurer une présence au minimum ponctuelle au poste de garde, tout en sécurisant la zone, la surveillant et intervenant lorsque nécessaire. Ce n’était pas possible à trois, à peine tenable à quatre lorsque j’étais présent.

Puis il y a eu ce jour bien précis. Je me rappelle très bien qu’il pleuvait. Pas des trombes d’eau, mais une pluie régulière sur l’intégralité de la journée. Pas de pause, pas de répit, et pas le moindre rayon de soleil. J’étais parti de chez moi, une première fois rincé de mon footing matinal, râlant de cette journée harassante qui m’attendait. Je savais que j’allais devoir intervenir, et le faire sous cette pluie incessante ne me donnait pas envie. Faire le trajet en vélo jusqu’au poste de garde avait été un enfer, j’entamais ma journée de travail partiellement trempé. Un long soupir m’échappa. Huit heures du matin et je n’avais déjà qu’une hâte, rentrer chez moi afin de me poser sur mon canapé emmitouflé dans mon plaid avec un chocolat chaud dans les mains. Sec. Mais il n’était effectivement que huit heures du matin et, si la nuit était bien terminée, le gris foncé des nuages recouvrant le ciel permettait difficilement de se dire qu’il faisait jour. Le moral était loin d’être au plus haut.

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Arrivée quelques minutes après moi, Aislinn était de bien meilleure humeur que moi. En pur produit galarien, la pluie était son élément, le temps l’enchantait, ou tout du moins n’avait aucune influence négative sur son entrain. Elle se dirigea vers la bouilloire, qu’elle remplit d’eau et alluma, avant d’aller choisir une boîte de thé dans le tiroir. La rouquine releva la tête vers moi et je sentis la question venir. « Rajesh est là ? » A huit heures trente, Rajesh passait le relais à Aislinn au poste de garde, sauf indications contraires que nous n'avions pas. Généralement, ils prenaient un quart d’heure avant cela pour débriefer, pour s’informer de ce qui a pu se passer durant la garde et possiblement où se rendre pour rejoindre l’autre ranger en poste. Pas ce jour-ci. Je ne l’avais pas croisé et il ne serait pas allé se coucher avant la fin de sa rotation. J’étais également convaincu que je l’aurais entendu s’il s’était trouvé dans l’infirmerie ou dans le grenier. « Pas que je sache. » La ranger partit donc vérifier avant de revenir visiblement penaude. Cela ne présageait rien de bon. La rouquine vint se saisir de la radio pour lancer un appel à ses collègues. « Rajesh, Wynonna, ici Aislinn. Je suis avec Eddie au poste. Où êtes-vous ? J’attends pour la rotation. » Rien. Pas de retour radio, pas de grésillement. Aislinn réitère l'appel. Nous attendîmes quelques longues secondes puis échangeâmes un regard inquiet face à l’absence de réponse de nos collègues. La situation était définitivement anormale. « Tu sais ce qu’on doit faire, quand c’est comme ça ? » Je pus voir l’étincelle naître dans le regard de la ranger, ce moment où la stupeur de la réalisation disparaît pour laisser place à l’action. « On appelle des renforts. »

Je compris immédiatement que suivrait le branle-bas de combat. J’aurais préféré m’en passer, comme n’importe qui d’autre, mais ce n’était pas possible. Wynonna et Rajesh étaient potentiellement en danger, il fallait agir vite pour les localiser et intervenir, très vite. Sauf que nous n’avions ni le matériel ni les moyens humains pour, nous n’étions que deux. « Appel au poste de garde Sud, demande de renfort, deux rangers du poste de garde Nord disparus. Je répète… » Tandis qu’Ailinn gérait les communications, je décidai de me rendre à l’infirmerie afin de préparer les trousses de secours. Nous ne savions pas à quoi nous attendre, alors je partais du principe qu’il valait mieux s’attendre au pire. Je ne savais pas quels seraient les primo-intervenants appelés, s’il n’était question que de rangers ou si toute la panoplie allait être déployée, incluant police, pompiers et ambulanciers. Je ne savais pas, et je dois dire que j’ai ressenti une certaine frustration vis-à-vis de cela, de constater que je ne connaissais pas suffisamment les protocoles à utiliser en cas d’urgence comme celle que nous vivions. Je savais au moins sur quoi j’allais me concentrer une fois le retour au calme retrouvé.

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Je ne savais pas ce qui se passait réellement, et c’était ce qui était le plus déstabilisant, de ne pas savoir. Il s’agissait là de la toute première situation de crise que je vivais. L’inconfort était massif mais je m’évertuais à garder mon sang-froid, ce qui n’était pas si compliqué pour moi, au vu de la profession que j’exerçais. Il était indispensable que je garde un esprit clair et une parfaite stabilité motrice lors des interventions chirurgicales, même si cela se passait mal. Il n’y avait dans mon travail aucune place pour l’imprécision, jamais. La difficulté résidait davantage dans le fait de ne plus être celui qui sait et qui dirige les opérations ; cette charge incombait à Ailinn. « J’ai prévenu le poste de garde Sud, ils nous envoient des renforts, pareil pour le central. Je vais tenter de les retrouver. » Je me suis arrêté un instant pour réfléchir à ce que la ranger venait de me dire. Elle, qui avait la responsabilité de cette opération puisqu’elle était la première sur place, comptait partir vers le danger alors qu’elle allait devoir assurer la coordination des rangers qui allaient arriver. Je comprenais sans mal sa motivation, il s’agissait là de collègues, d’amis de longue date, et ils étaient potentiellement en danger. Je comprenais aussi la difficulté de devoir rester ici, au poste de garde, et d’attendre, de rester inactif. « Ailinn. » Je gardais mon calme, saisissant la ranger par le bras pour l’interrompre dans ses préparatifs. « Tu es la seule restante à réellement connaître la zone, à connaître ses pokémons. Les renforts vont avoir besoin de ça pour pouvoir nous aider, pour pouvoir aider Winnona et Rajesh surtout. Je pense que tu devrais rester ici pour chapeauter l’opération. » Je tenais à faire sens et je vis Ailinn s’interrompre, réfléchir, douter. A son regard, elle ne savait que faire. Elle était dans l’action, et revenir dans la réflexion, se contraindre à prendre le temps de penser n’était pas toujours tâche aisée.

Malgré mon avis, je ne souhaitais pas non plus lui donner d’ordre, ce n’était pas ma place et j’en avais parfaitement conscience. Pour autant, je me permettais d’être plus ferme sur un détail. « Par contre, si tu y vas, j’y vais. On ne sait pas ce qui se passe et il est hors de question que tu partes seule. » Sur ce point, je ne négociais pas, je comptais camper ma position quoi qu’elle en dise. Cela ne fit que la plonger dans une réflexion d’autant plus intense. La rouquine avait de nombreux paramètres à prendre en compte, être en responsabilité dans une telle situation, c’était rude, car il fallait prendre des décisions difficiles, parfois contraires à son instinct et à ses envies. Je n’enviais pas sa place.

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L’attente fut insupportable. Je me considère patient mais l’ambiance était si anxiogène que je me voyais faire les cent pas à l’intérieur du refuge. Ailinn de son côté, était sortie pour accueillir les renforts. Elle surveillait surtout, afin de rester active et de pouvoir se mettre en action à la seconde où cela devenait possible. Je préférais vérifier les équipements, que nous aurions tout ce dont nous pourrions avoir besoin. Je ne savais pas ce qui nous attendait, personne ne le savait hormis les deux disparus. C’était aussi ça, qui rendait tout pesant, les enjeux, le fait que ce soient des collègues avec lesquels je travaillais depuis un peu plus d’un mois, pour Ailinn, ça se comptait en années, ce sont deux amis proches dont elle n’a aucune nouvelle dans un contexte d’incidents avec des pokémons sauvages. J’attendais. Je me rongeais les sangs, mais j’attendais parce que je n'avais rien d’autre à faire qu’attendre. L’environnement sonore était tout aussi insupportable, car le silence était assourdissant, ou le vacarme annihilait tout. La pluie continuait de s’abattre sur la région, ce n’était pas simplement une petite bruine habituelle, mais un véritable déluge, ce qui n’allait pas faciliter les recherches, ce qui n’allait pas faciliter l’arrivée des renforts avant cela. Il fallait que ça change avant de me rendre fou.

« Vous avez d’autres agents sur place ? » La voix que j’entendis était parfaitement inconnue. J’avais eu l’occasion de croiser plusieurs collègues du poste de garde Sud, et cette voix féminine ne me disait absolument rien. « Seulement Eddie, le vet. » Ailinn, elle, je l’avais reconnue. Je me demandais qui pouvait se trouver avec elle, si j’allais travailler avec cette personne dans les minutes à venir. Ce fut une femme que je vis arriver, d’un certain âge – j’aurais dit légèrement plus que ma sœur – qui me toisa aussitôt. Soyons honnêtes, c’était le genre de femme qui en imposait à la seule manière dont elle se tenait, à savoir parfaitement droite. Elle transpirait l’assurance, la maîtrise. En fait, elle dégageait quelque chose d’intimidant qui en venait à prendre le pas sur la gravité de la situation initiale. Il en fallait, pour que la prestance d’une personne que je ne connaissais pas jusque-là vienne à m’intimider. J’attendais d’en savoir un peu plus pour me faire une réelle idée, d’où le regard interrogateur en direction de ma collègue. « Renata Almejido, équipe Olympia. » Elle dit cela comme si j’étais censé savoir à quoi cela correspondait, ce qui n’était pas le cas, mais je fis mine de rien. Je pris en compte l’information, tout simplement. Je me disais que, dès que j’aurais l’opportunité, je demanderai à Ailinn.

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