Les réunions de famille sont rares chez les Richards.
Les querelles et les intrigues se tapissent comme des serpents et frappent lorsque l'on s'y attend le moins.
Elles empêchent de maintenir des relations saines et durables, de s'attacher et d'exprimer des sentiments autres que du mépris et de la mesquinerie.
Pour certains membres, la seule chose qui nous lie est ce même sang qui coule dans nos veines.
Celui de l'ambition et de l'opulence, de la grandeur et de la vision.
Je me sens exclue de cet amalgame dysfonctionnel - mon père, doyen de sa génération, est également une tache sur ce tableau, et nous sommes toujours accueillis avec dédain et irrévédence.
- Il n'est pas trop tard pour faire demi-tour.
C'est la même rengaine à chaque visite, la dernière remontant à quatre ou cinq ans, lors des funérailles d'une tante aigre et haïe.
Je capte le regard désolé que mon chauffeur me décoche dans son rétroviseur.
Un profond soupir m'échappe, mélange d'agacement et d'exaspération, et je consens finalement à ouvrir la portière et à sortir de la voiture.
Je lui demande de rester dans les parages, au cas où mon départ des lieux serait devancé.
- Oh, Amyra ! Tu es là !
La voix de crescelle qui s'élève pour me souhaiter la bienvenue me fait claquer la porte un peu trop sèchement.
Je me retourne pour faire face à une jeune femme svelte et élancée, à la chevelure lustrée qui lui tombe en une cascade noire sur les épaules et la nuque, jusqu'à la mi-dos.
Sa robe rouge met sa silhouette en valeur ; la tenue satinée est coûteuse, une exposition volontaire de sa richesse et de ses caprices, et s'accompagne d'un boa de plumes que j'aurais bien voulu saisir pour l'étrangler.
Je chasse les pensées dérangeantes qui s'insinue lentement dans mon esprit, mes lèvres se relevant en un sourire froid et distant.
Isabelle n'a pas changé du tout, ni de physique ni de caractère, si ce n'est que l'avancement dans l'âge adulte lui a donné des rondeurs plus féminines et un port plus droit, presque altier.
- Cousine. Que je réplique d'un ton acide, en m'avançant à sa rencontre. Toujours un plaisir.
Je la sens m'observer des pieds à la tête, ses yeux de vipère s'attardant sur l'alliage métallique de mes jambes, visible uniquement au niveau de mes chevilles.
- Tu n'as pas changé, sauf les cheveux. Elle fait allusion à la teinture que j'utilise pour faire grisonner mes mèches et leur donner cette sagesse prématurée. La dernière fois que nous nous sommes vues, une dizaine d'années auparavant, je portais encore ma couleur naturelle. C'est coquet.
- Tu n'étais pas aux réunions précédentes. Que je lui fais remarquer en ignorant l'insulte camouflée.
- J'étais occupée. Des projets plus importants, des voyages. Et mon mariage.
Elle tend la main en remuant les doigts afin que je puisse avoir une vue parfaite sur l'énorme diamand.
Je fais mine de m'y intéresser.
Même si je ne porte pas Isabelle dans mon coeur, j'aurais souhaité pouvoir assister à la cérémonie.
Durant notre jeunesse, nous étions proches.
Deux dresseuses néophytes, passionnées par le même type et rêvant d'affronter ensembles la ligue de l'époque.
Mais mon accident avait fait volé ce rêve en éclats, et avec lui, cette amitié fraternelle également.
Je crois qu'elle ne m'a jamais pardonné ce coup du destin et c'est quelque chose que je ne comprendrais jamais - et que j'ai cessé de vouloir comprendre.
- Une invitation aurait été appréciée.
- Elle s'est sans doute perdue en chemin.
- Sans doute, oui.
Nos regards s'affrontent.
Le sien brille d'une hypocrisie mordante tandis que le mien n'est que le reflet d'une animosité sourde, contrôlée de justesse.
- Ils nous attendent à l'intérieur.
J'acquiesce en silence et monte sans empressement la volée de marche de marbre, qui mènent au portique de l'antique manoir.
Je suis sans doute la dernière arrivée, ayant préféré attendre jusqu'à la toute dernière seconde avant de décider si j'irais ou non me jeter dans la tanière des loups.
Alors que les valets nous ouvrent les larges portes de chêne, marquées des armoiries de la famille, et que nous franchissons le seuil, ma cousine me décoche un regard brillant de condescendance.
- Dommage que nos années de dressage soient révolues. Une démonstration devant la famille aurait pu être amusant.
Elle vise clairement une humiliation publique dans un domaine qu'elle croit maîtriser.
Je ne mords pas à l'hameçon, me contentant de hausser les épaules.
- Tu n'as jamais fais le poids contre moi. Ne crois pas que cela ait changé au fil des ans.
Elle tique, fronce les sourcils, et sa bouche délicate se tord en une grimace hideuse.
Isabelle est ce genre de femme qui ne tolère pas les piques et les commentaires désobligeants à son égard, mais qui pense que son statut et sa fortune la rendent intouchable.
Elle s'attend à ce que son entourage lui lèche les bottes et s'incline devant son auguste personne.
- C'est faux.
Je la vois tâter son oreille et j'esquisse un rictus.
Ses pokéballs servent de bijoux, de pièces d'apparât ; elle les considère et les traite comme de vulgaires objets.
Je crains que ce soit le cas pour les créatures qu'elles renferment.
Sans répondre à la provocation, je passe devant et me dirige machinalement vers la salle à dîner, où les convives sont déjà attablés.
- Nous sommes attendues, cousine. Cesse de me faire perdre mon temps avec des choses aussi triviales.
J'agite la main, un signe qui indique que pour moi, la discussion est close.
Je l'entends pester à voix basse tandis qu'elle retrousse les pans de sa robe et fait claquer ses talons avec une hargne renouvellée, comme une gamine qui désire faire entendre sa colère par tous les moyens possibles.
Son immaturité me fait presque sourire.
J'ai l'impression de retomber vingt ans en arrière.
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