Stegan Striker
C-GEAR Inscrit le : 18/09/2013 Messages : 2504
Région : Galar
| Le battement régulier de la pluie sonnait différemment selon qu'elle s'abattait dans les flaques de boue ou sur les plaques de tôle qui recouvraient partiellement la tranchée. Un clapotis régulier, presque apaisant, résonnait de concert avec un claquement métallique irritant et stressant, lequel semblait vouloir imiter des sons similaires bien plus lointains. Des échos de rafales d'armes automatiques parvenaient jusqu'à Stegan avec une régularité terrifiante. Mais pour lui qui entendait le hurlement des armes à longueur de journée, de tels échos faisaient partie du paysage, prenant part à un quotidien presque rassurant de régularité. Il se serait presque inquiété si ces bruits lointains s'étaient tus, autant par manquement aux habitudes que par le cruel constat que le silence des fusils annonçait souvent la fanfare des canons. Les frappes d'artillerie se faisaient plus rares ces dernières heures, mais le sifflement strident des obus plongeants n'était jamais bien loin.
Stegan était assis sur une planche vermoulue, juste histoire de dire qu'il n'était pas installé à même la boue. Le fond de la tranchée était envahi par l'humidité, lorsqu'elle n'était tout simplement pas inondée et qu'il était impossible d'y progresser sans se remplir les rangers d'eau froide et saumâtre. Depuis trois jours, il n'avait pas réussi à fermer l'œil. Alors qu'il avait enfin réussi à dégager un moment pour laisser ses camarades assurer la garde, et qu'il profitait d'un repos bien mérité dans un hamac tendu dans une cavité creusée à même le sol, l'ennemi avait attaqué. L'assaut avait été repoussé, mais avait été suivi d'une frappe d'artillerie, puis d'un autre assaut, lui-même suivi d'une frappe aérienne qui avait bien failli les déloger. Lorsque la nuit du premier jour était enfin tombée, l'espoir d'une accalmie s'était laissé apercevoir. Mais juste avant minuit, une sentinelle avait lancé l'alerte après avoir repéré un éclaireur ennemi qui tentait de s'infiltrer dans la tranchée. Un troisième assaut s'en était suivi, avant une pause d'une heure, interrompue par un second barrage d'artillerie, et ainsi de suite, sans discontinuer.
Manifestement, l'ennemi avait décidé que la position tenue par le régiment de Stegan était décisive. Voilà cinq fois que l'état-major leur envoyait du renfort, pour compléter les lourdes pertes que les frappes régulières des enchadreans leur prélevaient insatiablement. D'ailleurs, cette abondance de renforts semblait prouver que la position était décisive. Bien souvent, une seule demande de renforts pouvait mettre plusieurs jours à obtenir une réponse, pas toujours positive. Et voilà qu'un convoi de troupes fraîches rejoignait la tranchée chaque demi-journée. Cette régularité rendait amusante la disparité entre les troupes présentes depuis les débuts des hostilités, et celles qui venaient de rejoindre la ligne de front. Les vagues de renforts se distinguaient facilement selon l'épaisseur de la couche de boue qui recouvrait l'équipement des soldats, la crasse qui encombrait leur visage, le nombre de chargeurs dans leur gilet, la profondeur de leurs cernes et la vacuité de leurs yeux. Un uniforme à peu près propre et un regard attentif montrait une appartenance à l'une des dernières vagues de renforts, là où des bottes enfermées dans une épaisse croûte de boue séchée et un regard éteint laissaient plutôt suggérer une présence prolongée sur ce champ de bataille.
Stegan, lui, était épuisé. Il n'avait pu s'assoupir que deux à trois heures en cumulé depuis le début des assauts. Ses rangers beiges en cuir retourné étaient déchirées et détrempées, et ne protégeaient plus que de l'irrégularité du sol. Le froid l'étreignait depuis de très longues heures, au point qu'il ne le remarque plus que par le tremblement aléatoire de sa mâchoire. Son uniforme camouflé avait bruni sous les nombreux bains de boue qu'il avait dû prendre pour échapper aux obus, et la pluie autant que l'humidité l'assombrissait jusqu'à le faire paraître noir. Son gilet de combat avait été vidé de la grande majorité de son équipement, et seul y persistaient deux chargeurs de fusil d'assaut encrassés par la boue qu'il avait récupéré sur des cadavres. Son arme, percluse de points de rouille, de boue séchée et de rayures, ne fonctionnait encore que par la magie de la nécessité martiale. Son casque, dont l'hémisphère gauche arborait un bouquet de fibres de kevlar arrachées par une balle malchanceuse, ruisselait de pluie. Sa mentonnière était détachée et pendait paresseusement d'un côté de son visage, tandis que l'autre portion de la sangle manquait à l'appel, arrachée depuis longtemps par un séjour impromptu dans un champ de barbelés.
Son regard mi-clos laissait paraître deux iris éteints, dont l'éclat émeraude avait viré au vert bouteille. Ses sclères injectées de sang par le stress et la fatigue lui donnaient l'aspect d'un mort-vivant. D'épaisses couches de peau noircie lui faisaient office de paupières, et ses lèvres asséchées par la soif crevassaient jusqu'au sang en de nombreux endroits. Une cigarette allumée tenait miraculeusement à la commissure de ces lèvres inertes, et la fumée qu'elle générait n'était exhalée du corps du soldat qu'à la seule force de sa respiration. Ses mains entaillées en de nombreux endroits et aux ongles noircis étaient posées, inertes elles aussi, l'une sur son genou replié, l'autre sur la planche humide qui commençait à se laisser envahir par la boue. Les gants qui les protégeaient jusqu'à récemment avaient été réduits en charpie par les manipulations incessantes des armes, des gravats, et des nombreux appuis que Stegan avait du prendre pour s'extirper de sa tranchée, y replonger, ou y ramper.
Un soldat, très certainement issu de la dernière vague de ravitaillement au vu de son uniforme aux motifs encore discernables et de son pas encore assuré et rapide, passa devant Stegan en lui lâchant un regard en coin. Un mélange de pitié et de dégoût parut sur son visage, devant ce soldat tenant plus de l'épave que du combattant, trop épuisé ne serait-ce que pour lever les yeux vers lui. Stegan ne vit passer qu'une paire de bottes tout juste crottées, pour peu qu'il fût en état de traiter cette information que son cerveau à bout de souffle pouvait légitimement passer sous silence.
Soudain, un sifflement, puis un claquement. Un râle, suivi du bruit étouffé d'un corps qui s'effondre. Quelques mètres plus loin, quelqu'un prononce une phrase, hurlée au point d'être inaudible. Puis, un tir. Un autre claquement. Un autre. Trois autres. Dix autres. Des rafales. Des cris.
- Putain.
Les consonnes soufflées et les voyelles muettes de cet unique mot expriment sans le vouloir la fatigue et la lassitude de Stegan. Sans même lever ses yeux éteints, il prend une grande inspiration à travers sa cigarette, la crache dans la boue, et alors que les soldats plus valides que lui s'activent d'un bout à l'autre de la tranchée pour repousser l'assaut ennemi, il se redresse, chancelle, empoigne son arme, et s'écrase contre la paroi opposée de la tranchée. Il pose le canon de son arme sur le rebord, aligne son œil avec sa mire, et approche son doigt de la détente.
Pas besoin de plus pour tuer. | | | | |
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