Il faut se débrouiller pour survivre, au vu du monde dans lequel on vit. Pas le choix. Donc je me débrouille. La preuve : je suis toujours en vie pour vous en parler, ou plutôt pour vous le conter. Damoiselles et damoiseaux, je vais être honnête avec vous. Je comprends rarement comment il se fait que je sois encore là, avec mes deux bras, mes deux jambes… et tout ce qui peut aller avec. Mais ce soir, ce n’est pas mon histoire que je vais relater mais plutôt celle d’un ami.
Alors messieurs dames, installez-vous bien, commandez-vous une pinte d’hydromel, commandez-m’en une pour maintenir cette gorge en forme, et laissez-moi vous raconter l’histoire de la princesse déchue. J’entends les râles, car non, je ne chanterai pas. Je n’ai malheureusement pas ce talent et – croyez-moi – vous ne tenez pas à ce que je m’y essaie. Je ne suis pas barde, je ne suis pas ce Jaskier. Je n’ai peut-être pas de notes et d’harmonies, mais soyez-en sûrs, je saurai vous promettre rythme et cadence, émotions et silences. Je ne suis pas homme de mélopée, mais les mots je sais manier. Et sans davantage vous ennuyer, allumez bougies et chandeliers, que ma fable puisse être récitée.
Tout débuta par-delà le mont Gorgon, lors d’une nuit drapée de flocons. Que pouvait bien faire un sorceleur de l’école de l’Ours en ces contrées reculées ? Je ne le sais pas davantage que ce qui a pu me pousser à l’accompagner ! Isverin avait ses raisons, ses instincts ; en bon ami j’accordais ma foi au destin. La citadelle de Beauclair était tourmentée par une créature rodant la nuit, tuant les hommes qu’elle rencontrait durant sa furie. Les victimes étaient éventrées, certains de leurs organes dérobés. Horrible, me direz-vous, sordide peut-être ? Ces mots sont bien loin de la réalité que je ne vais omettre. Le prix fut fixé et le sorceleur fut missionner : évincer cette créature nous paierait à manger.
Dormir était alors le souhait d’Isverin, pour autant je lui intimai d’aider ces pauvres gens dans le besoin. Nous sortîmes donc en extérieur, dans l’espoir de croiser le monstre dévoreur. Si la faim l’attirait en ces lieux, le combat allait être périlleux. Je demandai alors à servir d’appât, afin que la bête affamée se rue dans mes bras. Je n’avais point peur, chers amis, en compagnie du sorceleur. Force et pouvoir se conjuguaient à merveille avec verve et savoir. Il ne fallut pas attendre bien longtemps avant que parvienne à mes oreilles un distinct bruissement. Un frisson me parcourut, et je constatais avec stupeur qu’Isverin avait disparu. Qu’allais-je devenir ? Qu’allait être mon sort ? Après quelques secondes, allais-je être mort ? Face à moi se dressait alors la créature menaçante, un cri s’éleva d’une voix presque féminine si elle n’était pas agonisante. Elle était décharnée, de longs bras ballants et des griffes acérées. Elle serait la source de nombreux cauchemars, si jamais comme moi vous la croisiez un soir.
Je ne m’étais jamais intéressé à la coordination plus que ça, c’est un fait. Si je pense savoir apprécier l’Art, le pratiquer sous une quelconque forme ne fait pas partie de mes compétences. J’ai toujours été avant tout attaché aux faits, à la réalité, d’où le métier de journaliste que j’exerce et que j’ai toujours voulu faire. Alors le versant sportif des combats de pokémons dans les stades m’a bien plus souvent intéressé que les prestations faites sur les planches des dômes, et cela a très nettement orienté ma pratique de journaliste, les sujets que j’ai pu aborder dans ma chronique au fil des semaines. J’ai donné des conseils pour entraîner ses pokémons au combat, parlé de la manière de se préparer avant d’aller défier un champion d’arène, j’ai fait des recherches sur plusieurs challengers de la Ligue. J’ai même eu la chance de pouvoir être commentateur pour des matches de la Ligue Pokémon, commentateur officiel ! Pour autant, Odell m’a fait remarquer récemment que je n’avais jamais produit de contenu à destination des coordinateurs spécifiquement. Il avait parfaitement raison – c’est l’avantage d’avoir un assistant pertinent, même s’il rougirait probablement comme une pivoine si je le lui disais – et je me dois de remédier à cela. Pour autant, je manque cruellement de connaissances dans le domaine pour proposer quelque chose de pertinent, d’utile aux coordinateurs qui peuvent suivre la Quotidienne ou spécifiquement mes rubriques. J’avais besoin d’acquérir les bases de la discipline, et c’est pour cette raison qu’Odell m’a inscrit à un stage de découverte.
Je suis donc à Méanville, pour ce stage. La première chose qu’on me demande – après m’être présenté brièvement au groupe – est de choisir deux de mes pokémons. « Il s’agit de la règlementation pour les concours de coordination. On ne peut participer qu’avec un nombre restreint de pokémons. La plupart du temps, la limite est à deux, mais cela peut aller jusqu’à trois, exceptionnellement. » Je ne le savais pas, et semble être le seul à le découvrir. Je garde donc l’attitude la plus neutre possible, afin de masquer la légère surprise. Chaque personne présente, soit une dizaine me comprenant, fait alors sortir deux de ses pokémons. Le choix a dû être fait au préalable pour qu’ils soient tous aussi rapide. Ce qui n’est définitivement pas mon cas. Je ne sais pas lequel de mes pokémons aurait le plus d’aisance et de facilités sur scène ; pour autant, je parviens sans mal à me figurer quels sont les deux pokémons à qui cette expérience plairait le plus. Eolia et Blaine. C’est donc pour cette raison que je laisse sortir la Lakmécygne et l’Iguolta. Je verrai bien ce que cela donnera. Après tout, notre objectif n’est pas de briller, mais seulement de nous y essayer.
« L’exercice maintenant, qui peut demander du temps, c’est – à partir d’un thème donné – créer une prestation, une histoire, ou simplement plusieurs tableaux. » Cela ne me parle absolument pas. Je n’ai jamais eu l’imagination suffisante pour créer de toute pièce un scénario que mes pokémons et moi-même devront jouer. Je vais me prêter au jeu, c’est important que je m’investisse, mais je n’ai aucun mal à comprendre pourquoi je n’ai jamais eu dans l’idée de devenir coordinateur. Je ne suis absolument pas fait pour ça. « Le thème qu’on a choisi pour vous, c’est le bonheur. Et maintenant, on va faire un petit brainstorming, pour voir ce que ça vous évoque. Autant scénaristiquement que visuellement. » Je regrette de ne pas avoir forcé Odell à s’inscrire avec moi, ou de ne pas avoir pensé à proposer à Léontine. Je suis seul, et j’ai l’impression qu’on essaie de communiquer avec moi dans une langue que je ne comprends pas. Enfin, j’ai compris tous les mots. J’ai bien compris, merci. Mais le sens m’échappe. Nous nous asseyons donc tous, en cercle, et chacun y va de son idée. « Je vois de la lumière. » « La quête du bonheur permanent dans la société actuelle. » « Les petites joies du quotidien. » « Des couleurs éclatantes. » « Le soleil. » Vient alors mon tour et pas un seul mot ne veut sortir de ma bouche, ou plutôt pas une seule idée ne vient se former dans mon esprit. Le blanc. Le néant. « Roy, quelque chose à partager au groupe ? » Toujours pas. « Euh… non… désolé… » Je ressens rarement l’envie de m’éclipser discrètement, et pourtant c’est le cas ici. On ne m’en tient heureusement pas rigueur. « Sans malheur, il n’y a pas de bonheur. » En effet, la phrase a une sonorité d’almanach de pensées positives à la mode, d’une banalité. Et pourtant, c’est une vérité, et c’est totalement adapté à ce thème du bonheur. Pourquoi ne suis-je pas capable de penser à de telles choses par moi-même ? Cela ne me semble pas dingue d’innovation ou de recherche, et pourtant je n’y parviens pas. Il y a quelque chose de profondément frustrant là-dedans. On m’aurait parlé de concret, d’un fait d’actualité ou autre, j’aurais pu élaborer sans difficulté, mais là, et dans une optique artistique… Je n’y suis pas. D’autres idées sont partagées, certains ne semblent même pas pouvoir s’arrêter tandis que je n'interviens toujours pas. « Bon, et bien nous allons nous quitter là-dessus. Merci pour votre participation, on se retrouve la semaine prochaine pour l’étape suivante : la construction d’un scénario. N’hésitez pas à réfléchir et à noter vos idées pour les ramener. »
Il est évident que je suis très peu confiant quant à la suite des événements.
J’entendais très bien le discours de Sam sur les réseaux sociaux, sur le fait que passe trop de temps sur Instagram, notamment. Elle se fichait de me voir poster des clichés de mes entraînements, de mon corps, elle ne jugeait pas là-dessus. Tout du moins elle ne jugeait plus, ou elle le faisait plus discrètement. Par contre, Sam ne se privait pas de me dire que cette omniprésence de l’écran et de la visibilité me coupait du monde autour de moi. Je n’étais pas d’accord avec cela. Je considérais, bien au contraire, que cela m’ouvrait au monde. Et j’avais décidé, ce jour-là, de lui prouver qu’elle avait tort. J’avais décidé d’utiliser Instagram de manière constructive, de ne pas simplement scroller sans but et naviguer dans le contenu. Ce que je tenais à lui montrer, c’est que l’application n’était pas que superficielle. Je n’allais pas lui faire entendre qu’elle ne l’était pas, que le physique et l’apparat ne primaient pas, je n’y aurais pas cru moi-même ; simplement qu’on peut se servir de ce réseau social comme d’un outil.
Je ne vais pas vous mentir, convaincre Sam n’a jamais été une mince affaire, et je savais d’emblée que je me lançais dans une croisade vouée à l’échec. Cela ne m’empêchait pas pour autant d’y aller gaiement. « L’intérêt d’Instagram, c’est que ça donne de la visibilité. Oui c’est le paradis pour les influenceurs, et je veux bien admettre que ce n’est pas l’apogée de notre civilisation, mais ça permet de mettre en lumière plein d’autres choses : des associations, des musées, des personnes qui font des choses super bien pour le monde, à plus ou moins grande échelle. Ça permet de diffuser du savoir, aussi. » Je déroulais mon petit exposé, que j’improvisais comme cela me venait. « Tiens, tu te rappelles quand je suis retourné à Roche-sur-Gliffe pour le colloque ? On a fait une sorte de collaboration. Mon nombre d’abonnés n’est pas énorme, et je sais bien qu’ils sont surtout là pour mes abdos, et un peu pour les pokémons. Mais ça a permis de faire découvrir à ces personnes le Bureau d’Étude des Fossiles, et s’il y en a dix pourcents qui s’y intéressent, ça fait déjà cinq cents personnes. Et si sur ces dix pourcents, il y en a juste un petit pourcent qui se dit que ça vaudrait le coup d’aller visiter, ou de faire un don, ou d’en parler à des proches, bah c’est déjà cinq personnes, et c’est déjà ça de gagné. Et inversement, des gens qui suivent le Bureau parce que fana des fossiles, bah il y a peut-être moyen qu’ils kiffent un gars qui poste du contenu un peu moins sérieux et pas toujours à leur sujet. Ça fait élargir les horizons. » J’étais sur ma lancée et je ne comptais pas m’arrêter là.
Je pianotais à la hâte un hashtag ou deux, à la recherche de contenu qui viendrait appuyer mes dires. Je suis alors tombé sur une publication récente, la photo d’un Palarticho. Je consultai alors le profil du compte ayant posté, nanakodex. « Regarde ! » J’étais plus qu’enthousiaste face à cette découverte. Certes il s’agissait là de l’exemple parfait pour illustrer mon propos mais, à ce moment précis, convaincre Samantha n’était plus dans mes priorités. Je voulais simplement partager avec elle ce que je venais de trouver. « Elle fait ses propres descriptions de pokémons, et les partage au monde ! » J’avais mis la main sur le prochain compte que j’allais épier. Je survolais déjà les quelques publications déjà faites, voyant défiler Moumoutons, Blancoton, du curry d’ici, un Sucroquin de chez moi. J’étais grandement curieux du détail de ces descriptions, je revins sur celle du premier pokémon que j’avais vu, à savoir Palarticho. Je n’étais pas foncièrement fan de l’espèce, mais en bon dresseur d’un Canarticho de Kanto, cela m’interpela peut-être plus qu’un autre pokémon. Je m’installai sur le canapé, téléphone sous le nez. « Rah ouais, c’est complet quand même, le boulot de la petite. » J’étais trop jeune pour me permettre d’appeler « la petite » cette Nanako. Je découvrais des points de stratégie, et même des commentaires personnels sur son propre Palarticho. J’aimais le côté humain de ce retour d’expérience, cette subjectivité assumée. Cela donnait un crédit particulier, de la véracité au propos, moins distancié qu’une description purement scientifique.
Sincèrement, cette jeune fille méritait d’être suivie, et je ne me retins pas de presser le bouton. Certes je ne pensais pas apprendre de nouvelles choses, puisque mon métier était justement de connaître les pokémons pour les soigner, mais ce n’était pas ce que je recherchais ici. Cette Nanako avait du mérite, et je souhaitais l’encourager dans sa démarche. Elle contribuait à une meilleure connaissance des pokémons sur Instagram, elle usait de ce réseau social à des fins de transmission, de partage de savoir. Ça me parlait, et je commençais même à me dire que ses descriptions seraient une parfaite alternative aux lectures du soir de mon fils. Le vocabulaire et les tournures de phrase étaient accessibles, et j’allais davantage pouvoir répondre aux questions de Tim. Je me surprenais à naviguer, de description en description, sans but particulier. Cette fois-ci, je m’attardais sur la description de Nounourson qui me fit grandement sourire. Vraiment, cette Nanako, je la trouvais adorable dans sa manière de s’exprimer et de retranscrire les informations. Cette nouvelle description ne faisait que le confirmer. Ni une ni deux, je balayai l’écran, pour une publication sur un autre pokémon. Je voulais tout lire.
Je dois admettre l’existence d’une certaine tension. Je suis sur le point de rencontrer une de mes idoles d’enfance : Cornelius Meyers. Cet homme, je regardais chacun de ses matches à la télévision ; dès qu’un challenger se présentait à la Ligue, j’avais espoir qu’il soit tiré au sort. Et l’obsession a commencé je ne devais même pas avoir cinq ans. C’est à cause de lui que j’avais cette peluche Oyacata, d’ailleurs. J’en tremble. Ce n’est pas dans mes habitudes de perdre mes moyens, et ceci l’est encore moins dans le cadre de mon travail. Il faut croire que l’ancien champion de la Ligue est la première exception à cette règle. Pour autant, je tiens à rester professionnel, à être à la hauteur de ce que j’ai à faire ici. Il s’agit d’une interview en un à un, comme de celles que j’ai pu mener avec plusieurs champions d’arène d’Unys. Là, sans dévaluer le rang et la popularité de mes précédents invités, c’est du niveau au-dessus. J’ai sur les épaules une pression immense, car c’est exactement cela : je vais devoir me montrer à la hauteur.
Pour éviter d’être déstabilisé au cours de l’entrevue, j’ai demandé à ce que monsieur Meyers soit invité quinze minutes plus tôt que ce qui était initialement prévu. Il m’était nécessaire d’échanger avec lui en amont, lui dire que je l’admire depuis mon plus jeune âge et qu’il fait partie de mes inspirations en termes de dressage Pokémon. Je dois évacuer tout cela de mon esprit afin de pouvoir me concentrer pleinement sur ce que j’aurai à faire, à savoir conduire une interview. « Monsieur Meyers vient d’arriver. Il passe au maquillage et je te l’envoie. » Odell, qui passe en coup de vent et que je n’ai pas le temps de retenir pour qu’il me tienne compagnie. Je sens mon rythme cardiaque accélérer tandis que je m’efforce à respirer profondément. Il ne s’agit plus là que d’une affaire de minutes. « Reste calme. Reste cool. Après tout, tu es Roy Harrison ; aujourd’hui, tu passes plus souvent à la télévision que lui. Alors reste calme, ce n’est pas différent de n’importe quel autre champion que tu as rencontré jusque-là. » Je fais de mon mieux pour me convaincre de ce que je dis. Cela n’a rien d’évident, alors je commence à faire les cent pas dans le studio, dans l’espoir d’évacuer la nervosité ne s’étant pas encore dissipée.
On frappe à la porte, avant que celle-ci ne soit ouverte et dévoile l’homme d’une cinquantaine d’années. Je me fige un instant, en le voyant entrer dans la pièce, avant de reprendre mes esprits – partiellement, mais suffisamment pour fonctionner – et d’avancer vers lui, main tendue. « Monsieur Meyers, c’est un honneur de faire votre connaissance. » Sa poigne est ferme, sans pour autant être écrasante et… sa peau est d’une douceur surprenante. Cela ne fait habituellement pas partie des éléments que je remarque, mais j’ai cette étrange impression que tous mes sens sont affutés. « Appelez-moi Cornelius. » F***. L’homme dont j’avais le poster juste en face de mon lit durant mon enfance et adolescence vient de me demander de l’appeler par son prénom. Je déglutis. « Bien sûr, si vous le souhaitez. » Je n’en mène vraiment pas large, je perçois que mon admiration pour l’ex-champion exerce une influence sur mon comportement, et cela me déplait fortement. « Nous allons bientôt commencer ? » Est-il pressé ou ne s’agit-il que d’une interrogation pour briser la glace ? Je serais particulièrement attristé de découvrir que Cornelius Meyers ne chercherait qu’à balayer cette interview de son emploi du temps. « D’ici quelques minutes, les techniciens doivent venir vérifier que tout est opérationnel. Ensuite nous pourrons commencer. » Je suppose que ce que je ressens correspond au moment crucial où il faut se lancer. Le moment ou jamais. « Monsieur… » Je me reprends. « Cornelius. » Je trouve cela étrangement intime, mais ma perception est probablement faussée par l’intensité que tout ceci a pour moi.
« J’ai demandé à ce que vous veniez quelques minutes en avance sur l’horaire d’interview car je dois vous dire quelque chose d’important pour moi avant que nous ne commencions. » L’ex-champion vient apposer un regard interrogateur sur moi. Je ne peux me permettre de douter, je dois m’exprimer maintenant. « Vous êtes la raison pour laquelle je me suis intéressé au dressage pokémon dès l’enfance, vous êtes celui qui m’a fait rêver de me rendre à la Ligue pokémon un jour. Vous êtes la raison pour laquelle je suis journaliste dans ce domaine et par extension pourquoi je suis ici aujourd’hui. Vous êtes une véritable inspiration pour moi, alors merci. » J’ai une chance, c’est que bien m’exprimer est la base de mon métier. Cela me permet de ne pas bégayer, de ne pas perdre mes moyens alors qu’intérieurement, je suis des plus fébriles. Un rire s’élève alors, et me surprend. Je m’interroge sur ce qu’il pouvait y avoir de comique dans mes promos. « Vous m’avez fait une sacrée frayeur, Roy. L’espace d’un instant, j’ai cru que vous alliez me révéler que vous êtes en réalité mon fils ! »« Si seulement… » La remarque m’échappe. Je me dois de rectifier. « J’aime mes parents de tout mon cœur, qu’il n’y ait pas méprise, mais il est possible que j’aie rêvé, à un moment donné, que ce soit le cas. » J’affiche un léger sourire. Je n’ai jamais été de ceux qui rient aux éclats, je suis néanmoins d’humeur à m’aligner sur l’hilarité de Cornelius Meyers.
« Merci de m’avoir fait part de cela, mais je dois vous corriger : vous êtes la raison pour laquelle vous êtes ici, et vous êtes aussi la raison pour laquelle je suis ici. Vous l’avez peut-être constaté, mais je n’apparais pas dans les médias, je décline systématiquement les interviews. Mais après avoir vu votre travail, je me suis dit pourquoi pas. Vous remercierez ma femme, c’est elle qui regarde votre quotidienne le matin. » Je reste interdit. Le feu me monte aux joues, et les larmes aux yeux. Je suis parfaitement conscient de fournir un travail de qualité, je m’investis corps et âme pour un tel résultat et ne laisse jamais rien au hasard. Pour autant, ces lauriers ont une saveur particulière, cette reconnaissance de mes efforts me touche. « M… Merci à vous. » Je me remercie également, intérieurement. Si cela était venu à sortir au cours de l’interview, j’aurais eu cette même réaction que je ne tiens pas à avoir à l’écran. Je ne tiens pas à produire un journalisme qui soit le reflet de mes émotions. Je ne dis pas là que c’est une mauvaise chose, simplement que ce n’est pas mon journalisme. Je n’y mets jamais rien de personnel car je considère que ce n’est pas le lieu pour cela. Désormais, je pourrai être pleinement centré sur la conduite de cet entretien avec l’ex-champion. L’échange avec mon idole est passé.
Il s’agissait d’une journée à peu près banale. Enfin, j’avais dû préparer en urgence le matin même un pique-nique pour Timothée, car j’avais oublié qu’ils avaient leur sortie à Winscor ce jour-là. Mais pour le reste, il n’y avait rien de bien particulier. Je me rendais sur mon lieu de travail, au poste d’observation de la Route 6. Tout était parfaitement calme, et je cherchais naïvement à m’occuper jusqu’à la pause déjeuner. Il y avait peu de passage en journée, dès que l’on s’éloignait des grands axes routiers. Il pouvait y avoir quelques randonneurs et quelques amateurs d’escalade, mais cela n’allait pas chercher beaucoup plus loin. Et en semaine, l’activité était davantage centrée sur les pokémons sauvages. Cependant, la règlementation spécifiait que je ne pouvais pas travailler en extérieur auprès des pokémons sauvages sans la présence à mes côtés d’un ranger. Cela n’était en général pas un problème, puisque Liam était également là. Pas ce matin, le natif d’Old Chister avait rendez-vous chez le dentiste. Alors je patientais. Il devait revenir en début d’après-midi.
Mon téléphone portable se mit à sonner mais, ne reconnaissant pas le numéro, je ne décrochai pas. Je considérais que si l’appel était important, la personne allait laisser un message. Le numéro rappela aussitôt. Cela m’interloqua, sans vraiment être en mesure de savoir si je devais m’inquiéter ou m’agacer. Dans le doute, je fis le choix de répondre. « Allô ? »« Monsieur de Léongrand, ici la police de Winscor. » Tout s’était arrêté, à ce moment précis. J’eus un mauvais pressentiment, comme je n’en avais jamais eu auparavant. Je sentis ma poitrine s’étreindre et il me fallut quelques secondes avant de pouvoir articuler quoi que ce soit. « Oui, c’est… c’est bien moi. »« Monsieur, ce matin, le bus de votre enfant est entré en collision avec un autre véhicule. Pouvez-vous venir sur place pour… »« Comment va mon fils ? » Je sentis le sol se dérober sous mes pieds et les larmes monter. Je me rappelai immédiatement à l’ordre : je ne pouvais pas pleurer pour l’instant. Je devais garder les idées suffisamment claires pour faire ce que j’avais à faire. Je ne savais même pas ce que j’avais encore à faire. « On… On ne sait pas monsieur. Aucun des accompagnants n’a survécu, certains enfants non plus, d’autres ont été grièvement blessés et le reste est en état de choc. C’est pourquoi nous contactons tous les parents pour qu’ils viennent. Il faudra identifier les enfants, et certains corps. » Je m’efforçais de ravaler mes sanglots, quand bien même mon cœur et ma tête étaient sur le point d’exploser. Je ne sais pas si j’avais peur, si j’avais mal, ou si j’étais simplement assommé par l’information. « e dois venir où ? » M’ancrer dans la réalité, dans le concret, s’avérait mon seul moyen pour survivre à cela. « L’hôpital Saint-James. Tous les patients y ont été envoyés. »« D’accord, je me mets en route. » Sans attendre d’avantage, je raccrochai.
J’eus des difficultés à mettre ma veste, ce qui me fit perdre patience. Je m’étais énervé, avais jeté le manteau, puis le ramassai pour y récupérer les clés de ma voiture. Il fallait que je sache. Il fallait que je retrouve Timothée au plus vite. En m’installant au volant et mettant le GPS sur mon téléphone, je réalisai que j’allais devoir appeler Meghan, et Sam. Que j’allais devoir leur dire. Je ne voulais pas le faire, je me demandais même si je devais le faire, si je ne devais pas plutôt attendre de savoir de quoi il en retournait. Je ne savais pas. Et j’avais de toute manière plus d’une heure de route pour prendre une décision. Peu après avoir démarré, je mis machinalement la musique, avant de l’arrêter net. Non, je n’avais pas de playlist « mon fils est peut-être mort, ou en souffrance, ou terrorisé, loin de moi » et même si j’en avais eu une, je ne l’aurais pas mise. Ce trajet devait se faire en silence. Cependant, il ne fallut pas quelques minutes sur l’asphalte pour me dire que les filles m’en voudraient de ne pas les avoir prévenues sur l’instant. Et elles auraient eu raison. Cependant, je luttais déjà – encore – pour bloquer les larmes, afin de voir la route. Je roulais excessivement vite, sans me préoccuper des limitations de vitesse, pas plus que du temps pluvieux. Avec le recul, j’ai été stupide, car on venait de me dire que mon fils venait d’être victime d’un accident de la route et ma réponse fut d’avoir un comportement des plus dangereux en voiture. Que ce serait-il passé si j’avais eu le moindre souci ? Alors je ne pouvais pas, en plus de cela, avoir au téléphone les mères de mon fils, et il n'était pas non plus envisageable de m’arrêter pour les appeler et ensuite reprendre la route. Je devais tenir bon, jusqu’à arriver à Winscor.
Je crois que cela fut le trajet le plus long de ma vie. Mon corps était entièrement crispé, le pied enfoncé sur l’accélérateur, la mâchoire serrée, les ongles incarcérés dans la housse de mon volant. Je doute d’avoir été en mesure d’avoir la moindre réflexion ; j’étais passé en pilote automatique. A ce niveau-là, il s’agissait d’un mécanisme de survie. Mon regard était fixé sur la route qui défilait, et je ne crois pas que j’entendais réellement ce qu’il se passait autour de moi, les indications du GPS n’étaient rien de plus qu’une voix lointaine. J’avais la tête sous l’eau. Jusqu’à ce que mon téléphone se mette à sonner. Un rapide coup d’œil me permit de constater que Meghan m’appelait. Je… Je n’étais pas prêt pour me confronter à cela. En même temps je n'avais pas le choix. « Oui… »« Eddie ! Eddie ! Il faut… Je… Tim… » Elle avait été informée. « Je suis en route pour l’hôpital. » Je m’entendais être si froid, si distant. Je me détestais de m’adresser ainsi à ma meilleure amie, à l’une des femmes avec qui j’élevais mon fils. « Tu… Tu sais ? »« Oui, la police m’a appelé tout à l’heure, j’ai direct pris la voiture. Je devrais arriver là-bas d’ici trente-cinq minutes, d’après le GPS. » Être totalement inerte émotionnellement était mon seul moyen pour avancer encore, même si je n’étais pas forcément conscient de cela sur l’instant. Je n’allais pas au-delà de me considérer comme un horrible père, sans cœur. « Il est peut-être… » J’entendis la voix de Meghan se briser puis s’éteindre. Elle n’était pas en mesure de prononcer ces mots, et je n’étais pas en état de les entendre. Ce n’était pas possible, ça ne pouvait pas être le cas. Timothée allait forcément bien, il nous attendait juste sagement dans un lit d’hôpital, avec quelques égratignures sans gravité. « Sam est au courant ? »« Je… je sais pas, c’est Addison, la mère de Jamie, qui m’a appelée quand elle a su. Elle n’a pas le permis, donc je la prends avec moi. »« Ok, je te laisse récupérer Sam et Addie, vous me rejoignez sur place. Je vous dis quand j’arrive et je vous dis si j’en sais plus. »« O… Ok. » Je pressai la commande sur mon volant pour raccrocher. J’étais incapable de tenir plus longtemps sans m’effondrer. Je ne pouvais pas me le permettre, pas avec Meghan à l’autre bout du fil. Elle était à la limite de complètement craquer, rester purement pragmatique m’avait permis de nous conserver en capacité d’agir.
Je maudissais la circulation infernale de Winscor. L’urgence était absolue et j’étais resté à rouler au pas pendant une demi-heure, ce qui n’avait visiblement pas été prévu par mon GPS, Je n’ai jamais fait autant usage de mon klaxon, mais j’ai fini par arriver devant l’hôpital Saint-James. Je me suis précipité, j’ai couru sur le parking jusqu’à l’entrée du bâtiment, jusqu’à l’accueil. « Je cherche mon fils, Timothée de Léongrand, il était dans l’accident de bus. Je ne sais pas où il est. » Si j’étais parvenu à me contenir jusque-là, l’affolement me saisissait. La peur me défonçait le bide. J’avais envie de pleurer, de vomir, de hurler, de juste m’accroupir en boule dans un coin. Mais ce n’était toujours pas possible. Tim allait avoir besoin de son papa, alors j’allais devoir être à la hauteur de mon rôle de père pour le réconforter. Je vis alors la préoccupation se dessiner sur le visage de l’infirmière qui me faisait face, la tristesse et la compassion dans son regard. J’arborais le même lorsque je devais annoncer à des dresseurs que leur pokémon était décédé. « Non. » Je me reculais d’un pas. « Non, ne le dites pas. Je… Je ne veux pas que vous le disiez. » Ma main, tremblante, venait se plaquer sur ma bouche, ma vision était totalement embuée par les larmes. J’étais planté là, immobile, écrasé sous le poids de cette annonce qui n’avait pas été encore faite. « S’il-vous-plait, dites-moi qu’il va bien. Je vous en prie ! » La jeune femme fit le tour du comptoir pour se rapprocher de moi. « Venez, on va aller s’asseoir. »« Je ne veux pas m’asseoir, je veux le voir. Je veux voir mon fils ! Amenez-moi à mon fils ! » Je ne saurais dire si j’étais réellement en colère. Ce n’était pas contre elle, même si elle en était le réceptacle. La torture ne pouvait durer plus longtemps, je voulais pouvoir voir Tim, le prendre dans mes bras, le serrer contre moi.
« D’accord. J’appelle immédiatement un médecin qui vous conduira à votre fils. Je vais simplement vous demander de patienter quelques minutes par là-bas. » Il me fallut quelques secondes avant de hocher la tête à l’affirmative, sans un mot, puis m’éloigner vers la rangée de sièges qui devait faire office de salle d’attente. Il était inenvisageable de m’asseoir, je commençai alors à piétiner nerveusement. Dans l’attente impatiente qu’on vienne me chercher. Je vis d’autres parents d’élèves de la classe de Timothée entrer à leur tour, tout aussi inquiets que moi, tout aussi affolés. Jerry et Delilah, les parents d’Asa. Ils ne me virent pas. Ils se dirigèrent droit vers l’accueil, comme je l’avais fait quelques minutes plus tôt. L’infirmière leur parla brièvement, et ils se hâtèrent en direction de l’ascenseur. Mes émotions et pensées s’entrechoquaient, entre le soulagement de savoir qu’on ne leur avait pas annoncé de trop mauvaise nouvelle et le sentiment d’injustice. Pourquoi mon Timothée et pas Asa ? Je me haïssais d’avoir ces pensées-là. Comment pouvais-je oser penser cela ? Je n’avais aucun contrôle là-dessus ; je n’avais aucun contrôle sur rien, de toute manière. « Monsieur de Léongrand ? » Je redressai aussitôt la tête, en alerte, avant de m’avancer vers cette femme d’une cinquantaine d’années et que je supposais être le docteur. « C’est moi. »« Je suis le docteur Kittle. Je suis au regret de vous annoncer que votre fils n’a pas survécu à l’accident. » L’entièreté de mon corps tressaillit. « Non… » Cette fois-ci, le barrage céda, il céda complètement. Ma main vint agripper la blouse du médecin, tandis que je me recroquevillais, pour finir accroupi. Les larmes que j’étais parvenu à contenir jusque-là débordaient. Les tremblements de mes mains étaient devenus incontrôlables. J’avais mal, j’avais mal comme jamais je n’avais eu mal avant. C’était une lame qu’on venait d’enfoncer dans mon cœur, dans mes entrailles. Je voulais hurler, mais ma voix ne suivait pas. Je voulais frapper, mais mon corps ne suivait pas. La seule chose que je parvenais à faire était de rester prostré et de pleurer. Je ne voulais pas y croire, même si je savais que c’était la réalité. La putain de réalité. « Est-ce que vous pensez être en état pour m’accompagner et nous confirmer qu’il s’agit bien de votre fils ? » Je restai interdit, entre atterré et enragé. N’avait-elle pas un minimum de décence ou de compassion ? Je pris une profonde inspiration, entrecoupée de sanglots, avant de me redresser. J’allais devoir affronter cela, c’était une nécessité. Je venais de décider que tout ceci ne serait vrai qu’une fois que j’aurais vu Timothée. « Allons-y. » Je fus pris d’une détermination nouvelle, celle de constater que l’enfant que j’allais voir ne serait pas Tim. Je me mis intérieurement à prier Arceus pour que ce ne soit pas mon fils, que ce soit l’enfant de quelqu’un d’autre. Je n’avais, à cet instant précis, plus aucun scrupule à cela.
Nous prîmes le chemin de ce que je supposais être la morgue, prenant l’ascenseur en direction du premier sous-sol. Le décor et l’ambiance étaient aseptisés, je ressentais la froideur et l’inhumanité du lieu. Cela sentait la mort, ce qui s’avérait hautement inconfortable. Tout en sachant parfaitement de quoi il en retournait et ayant été régulièrement confronté à la mort dans mon métier, je trouvais l’endroit effroyable. Tout bascula quand je vis ces plusieurs corps, des petits corps, sous des draps, sur les tables d’examen. Ils étaient au nombre de quatre. Quatre familles avaient perdu un enfant dans l’accident. J’attendais d’avoir la confirmation que je n’en étais pas. Nous nous approchâmes d’une table, et le médecin souleva le drap blanc pour ne dévoiler le visage de l’enfant. De mon enfant. Je le reconnus immédiatement, avec sa petite bouille ronde et ses cheveux blonds. « Mon bébé… » Je pleurais. Je passais la main dans ses cheveux et je pleurais. Dans mon esprit, plus rien d’autre qu’une immense tristesse et une douleur fulgurante, vertigineuse. Mon monde venait de s’effondrer, pour de bon. Je ne pouvais plus me cacher derrière quoi que ce soit. C’était bien Timothée allongé sur cette table, mort. « Il est mort sur le coup, les secours n’ont rien pu faire. » Cela n’a absolument pas adouci ma souffrance, tout du moins sur l’instant ; mon bébé était mort. « Je suis désolée. » Pourquoi fallait-il qu’il meure ? J’aurais mille fois donné ma vie pour la sienne. Il était trop jeune, il avait encore trop de belles choses à vivre. Penser à tout cela ne faisait que me faire bouillir de rage. J’avais besoin d’envoyer mon poing dans quelque chose, et ce quelque chose fut le mur derrière moi. « Monsieur de Léongrand, arrêtez ! » Je continuais à enchaîner les coups, malgré mes phalanges ensanglantées, malgré la douleur. J’avais besoin d’avoir mal dans mon corps comme j’avais mal dans mon cœur. « Monsieur de Léongrand, s’il-vous-plaît. »« Il… n’aurait pas… dû partir. Ça… n’aurait pas… dû être lui. » Les sanglots m’empêchaient de parler clairement, tant ils s’étouffaient dans ma gorge.
Weeeeeeeeeeeee ! C’est trop fun je tourne ! Et je tourne ! Et je tourne encore ! Wouhou !
Enfin, là, ça commence à beaucoup tourner… Et vite, en plus de ça. Au point que ça donne quand même un peu le tournis. Puis j’ai l’impression de voir toujours le même mot défiler sous mes yeux, encore et encore. NOSE. Je n’ai pas la moindre idée de ce que ça veut dire, mais c’est ce que je vois. NOSE. NOSE. NOSE. Et… ah, je crois que ça ralentit, et maintenant je ne bouge même plus. Meh. Juste rester comme ça, c’est un peu ennuyeux, je trouve. Disons que quand on peut s’amuser à valser comme je le faisais, ça devient vite nul de ne plus le faire. Je m’arrête juste devant cette lettre S, et puis c’est tout. Je ne sens plus le vent, d’ailleurs. Sauf que moi je veux encore tourner là ! Non mais vraiment, c’est tout ce qui m’intéresse, en fait. Tourner.
Heureusement pour moi, ça recommence, enfin ! Je sens que je me décale vers la droite… Ah. Non. Je reviens vers la gauche. Je repasse devant le S, et me dirige même vers le O. Est-ce que ça va accélérer un peu ? Je ne me plains pas trop parce que ça bouge, mais quand même, ça serait mieux si je pouvais aller plus vite. Et donc… Mais… Non ! Je repars encore dans l’autre sens, puis dans l’autre sens. Je ne fais maintenant que d’aller et venir entre le O et le S. C’est frustrant. Surtout que, du coup, je vois toujours le même paysage. Ok, c’est vachement beau vu de là-haut, mais je préfère quand je peux voir tout le panorama, tout ce qui se dessine à l’horizon. Là, toujours la même chose sous les yeux. Boring ! Puis la sensation de ballotement, pfiou, ce serait con d’avoir le mal de mer vu où je me trouve, quand même. Je vais finir par croire que c’est pire que de rester immobile, ressasser toujours sans vraiment avancer. Mais bon, je ne suis pas sûr que je puisse faire autre chose que ça. Et en même temps, je suis doué pour ce que je fais, pour me laisser porter par le vent ; et tourner, encore et toujours tourner. Jusqu’à ne plus tourner, puis tourner de nouveau. De jour, de nuit. Au moins j’ai une belle vue, je peux contempler le monde, ou tout du moins le petit bout qu’il m’est offert de contempler, de là-haut.
Afin de te servir ton thé dans la salle des professeurs, tu remontes légèrement les manches de ta veste de ton tailleur rose, tu y rajoutes une goutte de lait et un peu de sucre avant de t’installer pour le déguster. Un collègue vient te saluer. « Bonjour, comment allez-vous ? » lui réponds-tu avec un grand sourire. Il ne mériterait même pas ton attention, cet imbécile, mais tu fais semblant de l’écouter, toujours avec le sourire. Cause toujours, tu m’intéresses… « Ça passera, je ne m’en fais pas pour vous. » Être à l’écoute n’a qu’une seule utilité : mettre les personnes en confiance. Tu n’accordes aucun autre intérêt à leur vie privé que celui qui te concerne. Les informations pourront potentiellement te servir contre eux.
La pause terminée, tu rejoins ta salle de classe pour un cours portant sur les procédures administratives, ta spécialité. Ton objectif ici n’est pas de leur transmettre ta faculté à utiliser la réglementation qui régit l’exercice de la fonction d’agent à ton avantage, mais de leur apprendre à suivre les règles, à les apprendre par cœur et les appliquer. Tu ne cherches pas à créer ici des esprits critiques, bien au contraire. Le cours est magistral, tu t’exprimes sur les notions que tu as décidé d’aborder sans la moindre interruption – tu ne saurais les tolérer – de tes recrues. Tu dispenses le savoir, ils en disposent. « Pour la semaine prochaine, je vous demanderai un écrit réflexif de quatre pages sur cette problématique. » Tu attends les réactions, car tu sais qu’il y en aura, pour mieux les mater. « Mais, Madame, vous nous avez déjà donné un écrit à rendre la semaine dernière pour la même date. » Tu souris à la recrue en question et emploies un ton doucereux pour lui répondre. « Cadet Roussel, n’oubliez pas qu’il est exigé de vous d’employer les termes adéquates quand vous vous adressez à d’autres personnels. Vous avez de la chance que je ne sois pas de ceux qui s’en offusquent, mais il s’agit d’un cadre à tenir, et cela vous sera reproché en dehors de ma classe. » Tu sais exactement où tu vas avec ce laïus et conserves toute ta clémence, en apparence. « Vous comprendrez donc que je me dois d’agir en conséquence. Je vous demanderai, à tous car il faut apprendre que les erreurs d’un seul individu impactent l’intégrité du corps du Glaive, une page supplémentaire sur le devoir que je viens de vous demander. » Ils ne sont cependant pas au bout de leurs peines. « J’ai parfaitement en tête le premier devoir. J’ai cependant à cœur de vous préparer au mieux pour ce qui vous attendra au sortir de l’école. Je serais peinée de vous voir subir votre prise de poste par manque de préparation. C’est pourquoi je vous donne ce second devoir ; les criminels n’attendront pas que vous ayez terminé votre enquête en cours pour commettre des délits. Vous devez être en mesure de vous adapter à l’imprévu. Et si vous avez su prendre de l’avance, ce second devoir aura un impact moindre sur votre organisation, n’est-ce pas ? Considérez ceci comme un entraînement. » Pas une seule voix ne s’élève pour contester. Ils savent qu’ils ont tout intérêt à accepter l’ordre sans chercher à négocier, à se montrer disciplinés. Ainsi, tu quittes la salle de classe. Tu dois désormais te rendre dans le bureau de ton capitaine, pour avancer sur un autre tableau professionnel.
« Capitaine, puis-je m’entretenir avec vous quelques instants ? » Il est temps pour toi de placer mes pions comme tu sais si bien le faire. Tu maîtrises parfaitement l’échiquier politique, faire tomber tes adversaires n’est en aucun cas un problème, Regardez la professionnelle faire. Après t’être installée sur la chaise face au bureau du capitaine, tu replaces de l’annulaire une de tes longues mèches rousses derrière ton oreille. « Je suis inquiète pour le lieutenant Suzumi. Il traverse une passe particulièrement difficile, et je ne sais pas vraiment comment l’aborder mais peut-être qu’il pourrait bénéficier d’une aide psychologique pour surmonter les éléments de sa vie privée. » Tu ne révèles pas tous les détails directement, car tu ne veux pas être perçue comme une balance. Tu veux montrer que ton inquiétude est réelle et que tu es mue par la bienveillance que tu portes à ton collègue. « Je ne peux rien faire sans éléments plus précis. Que se passe-t-il ? » A toi de jouer. « Je ne suis pas vraiment à l’aise à l’idée de répéter ce qu’il m’a confié mais… si c’est pour son bien. Il a récemment appris que sa femme le trompait, et il le vit très difficilement. Je crains que son état émotionnel puisse altérer l’exercice de ses fonctions. »
Un nom de moins sur la liste des prétendants au poste de direction de l’école de police. Il ne restera bientôt plus que toi. Avec ton sourire, ton tailleur rose et tes escarpins, tu seras bientôt à la tête de ce centre de formation et tu pourras ainsi former les agents de Sinnoh de la manière dont tu le souhaites : des bons petits soldats qui obéissent aux directives sans réfléchir. Tu ne comptes cependant pas arrêter ton ascension en si bon chemin. Ton objectif est de redonner à la Police l’autorité qui est sienne au sein du système. Et pour cela, tu dois devenir la numéro un du Glaive de Thémis.
Apparemment, les rangers d’Unys – tout du moins certains d’entre eux – avaient été envoyés en formation sur le mont Abrupt. Je l’ai appris de TJ qui m’avait envoyé un message pour me demander si j’étais dans le coin. Alors. Pas trop, mais suffisamment pour que je me dise que ce soit pas si pire de faire le déplacement. TJ est un gars que j’apprécie et avec nos plannings de la mort, on ne risque pas de se croiser accidentellement. Sauf mission du Polygone bien sûr. Bref. Il a dit qu’il profitait de l’occasion pour s’offrir un week-end à Voilaroc. Pas compris pourquoi cette ville un peu éclatée, hormis le fait qu’elle soit sur des cailloux, mais bon. Chacun ses goûts, hein, juste que c’est pas là que j’irai faire du tourisme perso. Qu’importe, Voilaroc, c’est clairement accessible pour moi, donc sans l’envahir sur les deux jours, juste un petit resto le samedi soir, c’est top. Après je rentre sur Rivamar et le tour est joué.
J’ai laissé TJ choisir le resto : ce sont ses vacances, et je mange de tout, alors autant que le choix lui revienne. Et il a opté pour de la cuisine traditionnelle de Sinnoh. Je peux comprendre. Il est d’Unys, c’est normal qu’il s’essaie à la gastronomie locale. Pour moi, ça n’aura rien de nouveau, mais je m’en fous totalement. J’aime ça, et puis de toute façon, la seule chose que je retiens, c’est que je vais manger. Globalement, ma réflexion sur le sujet s’arrête là. Du coup, une fois arrivé devant le resto (je me repère pas trop mal à Voilaroc, j’ai pu y aller pas mal de fois, en vivant à Rivamar, notamment pour le centre commercial), j’entre. Je trouve bien vite TJ, le nez visiblement dans le menu. J’attends sagement qu’un serveur m’approche, ce qui ne tarde pas. « Je suis attendu pour une réservation au nom de Mayers. » Je suis alors poliment escorté jusqu’à la table que j’avais déjà dans le viseur. « Hey, mais n’est-ce pas la nouvelle superstar Nessa Finnegan que voilà ? » Je m’attendais à tout sauf à ça. Clairement je fais les gros yeux. « Shhhhh ! » Je lui fais signe de couper ça net avec ma main. J’ai envie de crever. En soi, je m’en fous un peu, je commence à prendre le pli des gens qui me reconnaissent dans la rue. Mais j’aimerais pouvoir passer ma soirée tranquilou avec TJ, en fait. Si on pouvait ne pas être dérangés par des gens qui voudraient prendre une photo, quand même ça serait mieux. Lui, ça le fait rire. On verra quand la cinquième ou la sixième personne se sera pointée…
« Franchement, t’abuses. » L’amusement du ranger ne semble pas se dissiper pour autant. « Non mais je comprends que ça traîne à se préparer pour le concours d’entrée au Polygone. » Je sais qu’il plaisante, que ce n’est absolument pas un reproche de sa part. On n’est pas dans le boulot, alors TJ est cool. Il n’est un tyran qu’en mission, et quand on lui demande de nous entraîner, aussi. N’empêche que ça fait écho à des doutes que j’ai pu avoir, et peux encore avoir. Donc meh. Je crois que le ranger le remarque, parce qu’il se reprend. « C’était pour rire, si jamais. Ça t’allait bien, le rôle de présentateur télé. » J’apprécie le retour. Il n’est pas déterminant, j’ai bien vu la manière dont le public m’a accueilli dans ce rôle que je découvrais, et j’avais été agréablement surpris. Il n’empêche que ça permet d’évacuer ce gros truc de mes updates récentes dans les sujets de discussion à aborder, et ce n’est pas plus mal. Ça permet de se concentrer sur le reste. Je demande des nouvelles d’Alec, de sa fille. Puis je décide de basculer sur les sujets plus délicats, plus personnels. Je sais pertinemment que TJ ne les abordera pas de lui-même, alors je mets les pieds dans le plat tout seul comme un grand. « Et la vie sentimentale ? » Je sais qu’il voudrait se poser, bâtir quelque chose, mais son boulot reste sa priorité, et il est barré en mission tous les quatre matins, alors c’est chaud. Il faut trouver quelqu’un qui accepte ça. « Oui. Tout à fait. » Je comprends le message. On en discute un peu, voir s’il en est toujours au même point. J’en apprends davantage sur le contexte, sur sa famille qui lui mettrait la pression pour transmettre le nom de Mayers et faire voir le jour à la prochaine génération de rangers de la famille. Angoisse. Lui ne serait pas contre, même que ça lui plairait pas mal. Mais je peux comprendre qu’avec ça en plus dans un coin de sa tête, ça doit pas être fifou les dates. Puis TJ finit par me retourner la question. Spontanément, je ris. « Toujours autant pas dans le délire. Si ça me tombe dessus, trop cool. Sinon, ma vie est plutôt pas mal comme elle est, ça me va. » J’ai une famille aimante et présente, des amis proches que je chéris sincèrement, pourquoi besoin de plus ? J’aime pouvoir partir dans tous les sens sans contrainte, moi.
Il y avait des soirs où j’étais assez content de pouvoir pleinement vivre ma vie de célibataire. J’étais père d’un enfant de six ans, qui était depuis sa naissance devenu ma merveille, le centre de mon univers. Pour autant, cela pouvait faire barrage à d’autres parties de ma vie, il faut également être honnête sur ce plan-là. Le fait que Tim ait été chez ses mamans me permettait de rencontrer l’un de mes récents matchs. Oui, j’avais cédé à l’appel des « applications de rencontre » depuis quelques mois, et mes soirées en solitaire avaient quasiment disparu du tableau. Ce soir-là, suite à quelques échanges de messages et de photos qui ne sauraient être diffusées, je me rendais à l’adresse qui m’avait été donnée. Je n’avais pas l’intention de rester, après coup, et me disais qu’en plein centre de Kickenham – où je me rendais – je n’allais avoir aucun mal à trouver un taxi, quelle que soit l’heure de mon retour.
J’entrai dans le bar où nous nous étions donné rendez-vous, à la recherche du visage que j’avais pu voir sur l’application. « Eddie ? » Je me retournai, et il était là. Pas de mauvaise surprise, loin de là. « Dan, c’est ça ? » Il hocha la tête et m’invita à le suivre en direction d’une table haute. Nous avons commandé une bière. « Je ne m’attendais pas à entendre un autre accent kalosien ici. » Je ne pus faire autrement que sourire à cette remarque. « Moi non plus. » La plupart des ressortissants kalosiens à Galar étaient centralisés à Winscor. Je n’en avais rencontré que très peu à Kickenham depuis mon arrivée. « Je me permets d’être curieux, mais t’es d’où ? » Je n’avais pas grand-chose à perdre à répondre, et je dois admettre que j’étais également curieux. « Illumis, et toi ? »« Pareil. » Bon, Illumis est la plus grande ville de Kalos, donc les probabilités n’étaient pas exceptionnelles sur ce point. Cela n’aidait cependant pas à dissiper la curiosité, bien au contraire. « Centre ou périphérie ? »« Centre. »« Quel quartier ? »« Rouge. » Je répondais du tac au tac. « Attends que je te regarde bien. » Dan approcha son visage du mien, l’examina. « Oh merde. Eddie. Me dis pas que t’étais gardien au water-polo, il y a quoi… quinze ans ? » Je me suis décomposé. Je ne m’attendais absolument pas à tomber sur un coéquipier du water-polo, encore moins dans de telles conditions. J’essayais de me remémorer, et il y avait effectivement bien un Daniel dans l’équipe. Danny. « Wow. Wow ! Et bah, t’as pas mal changé depuis l’époque. » Peut-être était-ce la barbe qui le changeait autant, je n’étais pas sûr. J’essayais surtout de me convaincre que tout ceci était bien vrai, que ce fruit du hasard était réel. « Toi pas tant que ça, assez facile de te reconnaître, une fois que je me suis dit que je te connaissais peut-être. » Forcément, cela modifia momentanément la nature de votre échange. L’heure était aux retrouvailles, aux questions d’usage sur ce que chacun devient. J’éludai stratégiquement Timothée de l’équation ; dire qu’on est père pouvait parfois casser la dynamique, j’avais retenu la leçon. J’appris qu’il était homme d’affaire, sur Kickenham pour quelques jours seulement. Vinrent alors les vieux souvenirs de l’époque, de nos quelques interactions, adolescents et, de fil en aiguille, à cette fois où nous avions failli nous faire surprendre dans les douches et n’avions plus jamais rien osé ensuite. « Je suppose qu’on a une revanche à prendre. » Il m’adressa un clin d’œil pour ponctuer sa phrase. « En effet. » Reprendre le programme où nous nous étions arrêtés me convenait parfaitement. Et je crois que cette idée de revanche sur ce moment du passé avait ajouté quelque chose d’intéressant en plus. Le moment restait sans conséquence, mais c’était un peu plus qu’un coup d’un soir. Plutôt une ancienne promesse que nous pouvions finalement honorer.
Quelques minutes après, nous avons quitté le bar pour nous rendre dans sa chambre d’hôtel. Et on peut dire que nous avons su honorer cette promesse. Une ancienne complicité s’était temporairement renouée. Je m’étais même, exceptionnellement, autorisé à rester jusqu’au matin, sans dormir pour autant. La journée de travail qui suivit s’avéra compliquée.
Je me suis toujours demandé si cette journée avait été rêvée ou si Gus avait effectivement eu quelque chose à voir là-dedans, s’il avait fait en sorte que je me projette dans son corps. Je ne suis pas spécialiste des capacités psychiques des pokémons, je ne l’ai jamais été, je n’ai donc – après toutes ces années – toujours pas d’explication. Il n’empêche que, ce jour-là, je me suis réveillé et je n’étais pas dans mon lit alors que j’avais souvenir de m’y être couché la veille. Je me trouvais sur l’énorme coussin rouge sur lequel Augustin dort habituellement. C’était étrange mais pas autant que lorsque j’ai voulu me lever. C’était impossible, mes jambes ne voulaient pas me faire me mettre debout. C’était encore plus bizarre que ça, parce que je ne sentais plus mes jambes, comme si… je n’en avais pas. La confusion me fit émerger plus rapidement que ce dont je pouvais en avoir l’habitude. Je n’avais effectivement pas de jambes. Je regardai alors immédiatement mes mains et découvris des bras – ce qui était déjà un point positif – mais pas les miens. Je n’eus aucun mal à identifier ces mains tout sauf humaines. Une gélatine quasiment transparente, une sphère jaune-orangé à l’intérieur, et trois doigts, le doute n’était pas possible : j’étais Augustin. J’étais mon Symbios. J’avais besoin de me voir dans un miroir pour m’assurer que c’était bien vrai. J’avais quelque peu de mal à y croire, ce qui peut se comprendre ; je ne suis toujours pas certain d’y croire vraiment, bien que le souvenir demeure présent.
Je savais que la salle de bain n’était pas loin, et je voulais m’y rendre. Le problème résidait dans le fait de parvenir à me déplacer jusque là-bas. Augustin lévitait, alors j’avais à me contenter de faire de même. Pour autant, je n’avais pas la moindre idée de comment m’y prendre. Je n’avais jamais essayé de flotter pour la simple et bonne raison que cela m’était impossible. Est-ce que je devais penser à flotter ? Cela ne me semblait pas naturel, car très contraignant. Pour cette espèce, c’est naturel, spontané. Comme la respiration ; on ne pense pas à respirer, on le fait. Je songeai alors à l’angoisse que cela serait, si nous oubliions de respirer, ou comment respirer. Je m’interrogeais, envisageant que la lévitation pourrait être comme la marche, un apprentissage sur lequel il faut se concentrer dans un premier temps, puis qui devient un automatisme. Je ne savais pas quoi en penser. Par contre, je connaissais d’autres informations sur les Symbios, et je comptais m’en servir à mon avantage. En tenant leurs mains, les Symbios décuplent leurs capacités psychiques : peut-être était-il possible que cela me permette de léviter. Je l’espérais sincèrement et m’exécutai.
Je me concentrais de toutes mes forces pour parvenir à m’élever dans les airs, forçant par la même occasion sur la poigne que je me donnais. Je ne tenais vraiment pas à devoir me traîner au sol avec mes deux bras. Accéder aux pouvoirs psychiques de mon pokémon m’était nécessaire pour être autonome. Et ce fut un soulagement lorsque je me sentis décoller, lorsque je sentis le contact avec le coussin diminuer et que je me vis gagner en hauteur. Enfin, cela ne dura pas bien longtemps, la joie fit office de distraction, ce qui me causa de retomber aussitôt. Je soupirai. Mentalement tout du moins. A l’intérieur de cette enveloppe gélatineuse – étonnamment confortable, il faut le dire – il n’était pas possible de réellement soupirer. J’allais donc devoir rester parfaitement concentré pour flotter jusqu’à la salle de bain et faire face au miroir. J’étais donc reparti et découvris bien vite que se déplacer allait être encore plus compliqué que ce à quoi je pensais. Léviter était une chose, se mouvoir – en avant, en arrière, tourner – était une autre paire de manches. Je partis bien trop vite dans la direction voulue, et pas du tout précisément. Je rencontrai la bibliothèque d’un peu trop près à mon goût et eus surtout peur de me la renverser dessus. Je n’avais cependant pas eu mal, protégé par ma gelée. Heureusement, car je ne suis pas certain que j’aurais été capable d’arrêter la chute du meuble et de le remettre en place avec une capacité psy, comme Gus aurait su le faire. Cela m’inquiétait tout de même, de ne pas me débrouiller et, par conséquent, de me mettre en danger. Si j’étais venu à mourir, serait-ce Augustin ou moi qui serait mort ? La pensée m’angoissa suffisamment pour que je la balaie de mon esprit. Je devais conserver mon focus sur mes déplacements. Ce fut laborieux de me rendre jusqu’à la salle de bain, cela nécessita plusieurs arrêts par forcément volontaires. Je m’étais mollement aplati contre la porte, au ralenti. J’arrivais à freiner, pas encore à m’arrêter. C’était ridicule, et j’étais bien content de ne pas avoir de témoin de cela. Je tournai la poignée et entrai dans la pièce, puis pris un peu de hauteur pour faire face au miroir. Plus de doute possible, j’étais un Symbios, j’étais mon Symbios.
La prochaine étape s’avérait évidente : trouver Augustin. Ou plutôt s’agissait-il de me trouver moi ? Je n’étais pas encore certain de quel point de vue adopter. Était-il au moins sûr que Gus s’était retrouvé dans mon corps ? Je devais vérifier.
Dans cette ruelle mal éclairée d’Ondes-sur-Mer, tu attends ton contact. Tu dois une nouvelle fois partir, et le plus vite sera le mieux. Sauf qu’il te faut cette nouvelle identité avant de pouvoir le faire. Cette fois-ci, tu comptes te rendre à Paldea. Tu vas devoir repartir de zéro, retrouver un travail dans laquelle la vérification est minime. Cela commence à être frustrant, à force, de devoir recommencer une énième vie, avec une énième identité, dans un énième lieu. Tu commençais à t’habituer à ce quotidien unysien, à ton logement – modeste mais suffisant – à ton quartier. Certaines personnes te reconnaissaient, au supermarché notamment, et c’est une sensation agréable. Tu n’aurais jamais cru apprécier cela ; plus le temps passe, plus c’est le cas. Tu n’es plus la Mev que tu étais dans ta prime jeunesse, au sortir de la majorité, loin de là. Tu aspires désormais à une vie prospère, calme, chose que tu n’auras jamais. D’une manière ou d’une autre, la Team Rocket semble toujours parvenir à remonter jusqu’à toi. C’est pour cette raison que tu pars d’ici, de cette ville que tu commençais seulement à apprivoiser. La lassitude se mêle à la frustration, mais tes pensées sont bien vite ramenées à la réalité lorsque ce fameux contact apparait.
Sans un mot, il te tend un dossier dont tu te saisis. A l’intérieur de celui-ci se trouve qui tu seras demain. Lydia Beckett. Tu as décidé de revenir au roux, ta couleur naturelle, après avoir passé des années à le dissimuler sous diverses teintures. Peut-être s’agit-il là de l’expression d’une envie d’être à nouveau toi, peut-être te dis-tu qu’on ne viendra plus te chercher de manière aussi évidente. Tu vérifies que toutes les informations soient bien là, qu’il ne manque aucun document. Tu vérifies également la qualité du passeport car c’est sur cet élément que tout repose actuellement. Tout semble ok. Tu tends donc l’enveloppe contenant le cash au faussaire, toujours sans s’adresser la moindre parole. Vous pouvez maintenant reprendre votre chemin, comme si cette rencontre n’avait jamais eu lieu. Ton sac est déjà prêt, tu décolles à la première heure pour un vol intérieur, puis un trajet en bus, prendre l’avion d’une autre ville jusqu’à Johto, un road-trip en stop et un décollage pour Paldea. Tout sera fait sous nom d’emprunt, hormis le dernier vol qui s’effectuera sous ta nouvelle identité ; tu ne laisses rien au hasard. Tu n’as pas vraiment le choix ici. Et puis, cela est devenu anodin, à force, tu approches de la dixième itération. Ce n’est jamais confortable, et les prochains jours s’avèreront stressants, mais cela ne t’effraie pas. Cela ne t’effraie plus. Tu es seule et ne peux compter que sur toi-même. Ta règle d’or est de n’impliquer personne d’autre, personne d’innocent. Tu as commis cette erreur par le passé et t’es promis de ne jamais la réitérer. Ainsi, tu fonctionnes en solitaire, veillant à ne jamais développer de lien avec qui que ce soit, rien qui ne risque de faire lever les soupçons sur d’autres personnes. Hors de question. On ne doit pas pouvoir te tracer, et personne ne doit payer le prix de la piste que tu laisses à remonter. C’est comme ça.
Capuche sur la tête, tu retournes donc dans ton appartement, une dernière fois. Durant le trajet en bus, tu es en hypervigilance, tu surveilles que personne ne te prenne en filature. La sensation d’être suivie est survenue plusieurs fois durant la semaine passée, d’où cette décision de partir. Tu préfères être trop prudente plutôt que d’être morte. Aucun des passagers dudit bus n’attire ton attention. Tu descends cependant deux arrêts plus tôt, un peu de marche dans le froid d’Unys te fera le plus grand bien, avant de le quitter définitivement. Une fois chez toi – tant que ça l’est encore – tu sors des nouilles instantanées du placard et mets de l’eau à bouillir. Tu ne dormiras pas cette nuit. Tu dois vérifier l’intégralité de ta planification et t’assurer que tu as le matériel nécessaire pour cela. Téléphones jetables et cartes prépayées, suffisamment de liquide pour t’en sortir mais pas trop pour ne pas éveiller les soupçons en cas de contrôle, quelques vêtements, de quoi manger et une gourde remplie. Tu voyages léger. De toute manière, tu n’as rien de personnel ici et cela fait bien longtemps que tu ne t’attaches plus au matériel, au même titre que tu ne t’attaches plus aux personnes. Tu vis simplement et efficacement. Malheureusement, cela ne semble plus te suffire.
Nous avions fêté ce nouvel an entre nous, Meghan, Sam, Timothée et moi. Nous voulions nous retrouver en petit comité pour profiter de ce moment convivial, sans les amis, sans la famille étendue, sans personne d’autre que nous. Je m’étais surpris à vouloir, moi aussi, un temps de calme. Ce n’était pas vraiment mon genre, pourtant. Si Noël était par essence un moment à vivre en famille, je voyais le changement d’année comme l’occasion de faire une fête démesurée avec mes amis, avec mes potes, avec tout le monde. J’aimais qu’il y ait de l’ambiance, bouger, danser, rire, crier, et boire, aussi. Cette euphorie presque hystérique ne me disait rien cette année. J’aurais tendance à l’expliquer par l’année que j’avais eue. Beaucoup de changements, de risques pris sur le plan professionnel, et je me trouvais encore dans une incertitude qui devenait lourde, inconfortable. J’avais quitté mon poste dans cette clinique vétérinaire située en plein centre de Kickenham qui me permettait d’emmener et déposer Timothée à l’école. Certes je n’étais pas le plus heureux, je n’étais pas dans ce qu’on pourrait appeler un environnement de travail sein, et je commençais à ne plus mettre de sens à ce que je pouvais faire au quotidien.
Je ne vais pas mentir, changer d’air, partir à Hisui, avait été l’une des choses les plus excitantes que j’avais pu faire dans ma vie, sur le plan professionnel. La séparation avec Tim a pu être difficile par moments, mais je ne regrette en rien cette décision. Grâce à cette participation aux recherches sur la faune de l’île récemment découverte, je me suis senti vivant. Incroyablement vivant. Mais pas seulement, j’avais le sentiment – et même la conviction – d’avoir été utile, et que c’était exactement ce dont j’avais besoin, ce que je recherchais dans un job : le sens. Puis je n’avais pas fait autant d’années d’études pour que ça ne soit pas mis à profit, aussi. Cette aventure à l’autre bout du monde m’avait donné l’envie de davantage d’action dans mon quotidien professionnel. A mon retour à Galar, après ces quelques mois à Hisui, je ne parvenais pas à reprendre un emploi dans une clinique vétérinaire, encore moins que rampe pour être repris dans celui duquel j’avais claqué la porte. Vinrent alors les mois de demandeur d’emploi. L’inactivité me déplaisait au plus haut point, je passais une grande partie de mes journées à la salle de sport, dans l’espoir de penser à autre chose. Je ne trouvais rien qui ne me convienne, rien qui ne me permette de rester auprès de mon fils, à Kickenham. J’avais la chance d’avoir pu mettre de côté grâce aux mois excellement bien payés à Hisui, ce qui me constituait des réserves financières pour survivre à ce passage à vide professionnel dont je n’étais pas encore sorti.
Alors oui, cette fin d’année me laissait effectivement songeur, au moment de la rétrospective, et c’était sans doute cette pensée lancinante qui m’empêchait de profiter des festivités comme il se devait. Je ressentais une certaine frustration à me retrouver coincé de la sorte, à ne pas parvenir à trouver un poste qui me convienne alors qu’être indépendant et pouvoir subvenir aux besoins de mon fils étaient mes priorités dans la vie. Pour autant, malgré le constat teinté d’amertume, je souhaitais rester positif et combatif. J’avais espoir de trouver une manière d’organiser mon temps et mon exercice d’une manière qui puisse me convenir, qui puisse me permettre de rester le père que je voulais être. Je n’envisageais pas d’arrêter les recherches, de solliciter mes amis, les collègues que j’ai pu me faire – hors ma précédente clinique – pour ne me fermer aucune porte. J’étais déterminé à solutionner ce problème au cours de l’année à venir, et le plus tôt était le mieux.
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Eddie #DA0000 avatar ️Fuu Tadokoro
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