Dès le début de la visite, l'appartement nous fait bonne impression. Bien qu'elle soit quasiment prise entre quatre murs, la porte non-fermée menant à la pièce à vivre permet à la lumière venant de la baie vitrée d'atteindre également l'entrée. De l'autre côté, c'est la fenêtre de la cuisine qui apporte de la luminosité. Ainsi, nous n'avons pas tant l'impression de pénétrer dans un endroit exiguë qui ne mène qu'à quelques pièces et un couloir. Avec de la décoration, ça pourrait être encore mieux.
L'appartement est composé d'une grande pièce à vivre qui permet l'installation d'une table à manger et d'un salon, ainsi que de deux chambres, une salle de bain, des toilettes séparés et même une porte menant sur un grand espace de rangement. Ce qui achève de nous convaincre sur la taille et la composition des pièces est la cuisine : grande et spacieuse. Il est possible d'y installer plusieurs plans de travail tout en ayant encore assez de place pour circuler convenablement. Une porte mène à un espace où peut être entreposée de la nourriture ou servir de grand placard à balais.
Nous nous rendons ensuite sur la balcon, depuis lequel nous avons une bonne vue sur Mozheim car il se situe au quatrième étage. Il y a un autre immeuble juste en face, mais il est plus bas que celui dans lequel je me trouve et ne bloque par la vue qui s'étend plutôt loin, jusqu'aux montagnes que l'on peut atteindre en parcourant quelques kilomètres depuis la sortie de la ville. Nous balayons du regard la rue en contrebas : ce n'est pas un grand axe, une voie seulement, à sens unique. Les bruits de circulations ne devraient donc pas être un problème.

Lorsque la visite se termine, Cannelle remercie l'agent immobilier et demande à déposer un dossier. Il s'agit là du bien qui nous convainc le plus parmi ceux que nous avons visité aujourd'hui. Le troisième. Au départ, nous étions un peu inquiète à la perspective d'avoir des difficultés à trouver un logement, puisque Neuvartault est loin et que nous ne pouvons pas venir facilement au bon vouloir des rendez-vous donnés. Alors en plus des avantages que nous trouvons à ce lieu, nous prenons aussi ce point en compte. Dans le pire des cas, si l'appartement ne nous convient finalement pas, nous pourrons toujours en changer à nouveau. Ce sera des efforts, des dépenses, et la source d'une certaine fatigue, mais rien d'insurmontable pour nous installer dans notre nouvelle vie.
Une vie où nos voisins ne nous connaissent pas et ne savent pas non plus que Cannelle est à la fois veuve et mère en deuil.

La visite que nous venons d'effectuer était la dernière de la journée. Cannelle peut prendre son temps pour flâner un peu dans Mozheim avant de retourner prendre le train pour Illumis. Les horaires font qu'elle ne peut pas enchaîner la visite et le transport. Ce soir, elle dort chez ses parents qui ont accepté de l'héberger plutôt que de la laisser rentrer directement à Neuvartault où elle serait seule. La solitude ne nous dérange pas, bien sûr, mais nous comprenons que sur ce point nous devons faire semblant pour garder sur nous les bons sentiments de nos parents. Après la tragédie qui a frappé la famille, Cannelle est la seule famille qui leur reste.
Notre mère nous a d'ailleurs fait une confession à ce sujet, il y a un peu plus d'une semaine. Dans un moment de faiblesse, elle a avoué qu'elle aurait espéré avoir également du soutien de la famille de Daniel, ou tout du moins que les deux familles s'uniraient pour traverser cette épreuve. Après tout, de son côté, il y a des parents qui ont perdu un fils et un petit-fils. Cannelle avait eu l'air peinée, puis sa mère s'était excusée de se plaindre ainsi étant donné qu'ils ne lui avaient même pas, à elle non plus, témoigné le moindre soutien ou affection. Depuis notre mariage, les parents de Daniel avaient une dent contre Cannelle car elle avait emmené leur fils vivre plus proche de la campagne, loin d'eux. Ils avaient pourtant toujours la même influence sur lui, à le faire travailler dans l'entreprise familiale. Nous ne nous en soucions pas, mais Cannelle devait parfois faire semblant d'être préoccupée, surtout depuis la naissance de Nicolas, puisqu'elle souhaitait, en bonne mère, que son fils ait une relation avec tous ses grands-parents.

Nous n'en avons rien dit à notre mère lors de ses aveux, mais nous soupçonnons qu'eux aussi aient fait affaire avec la Team Galaxie. Ainsi, leur silence, en plus de venir d'un mépris pour leur belle-fille, pourrait être également stratégique. Lorsque nous sommes seules et que j'y pense, je ne peux m'empêcher d'avoir un léger sourire : si c'est vrai, ils ne sont pas en position de nous poser problème. La seule chose dont je dois m'inquiéter et de savoir s je risque de les re-croiser dans le cadre de mes fonctions au sein des Galaxies. Nous verrons bien. Pour le moment nous ne sommes qu'une nouvelle recrue, une sbire tout au plus qui a la chance d'avoir une relation avec un haut-gradé, ce qui lui confère un statut.
Il nous paraît plus judicieux, pour le moment, de nous préoccuper d'une problématique à la fois au sein de ce groupe. Actuellement, il s'agit de faire nos preuves afin d'obtenir la confiance de nos supérieurs.

Nous nous laissons nous perdre dans une petite rue commerçante. Elle est charmante, avec des plantes qui grimpent le long des murs, des arches fleuries devant l’entrée de certains magasins, et des échoppes assez modernes ou aux marques que nous n’avons jamais vues à Neuvartault. Peut-être à Illumis, ceci-dit, mais il y a tellement de choses là-bas qu’il est difficile de tout retenir. Ou même de rendre quoi que ce soit vraiment remarquable, sauf à renforts de grandes illuminations ou d’absurdité qui attire inévitablement le regard.
Cannelle s’arrête devant la vitrine d’une boutique de vêtements où sont proposées des robes aux couleurs vives. Des motifs sont présents sur le tissu sans rendre les pièces ridicules ou en leur donnant la propriété de faire mal aux yeux. Certaines nous font penser à des étapes de la météo, avec une robe que nous identifions comme ensoleillée, une autre pluvieuse, voire même une aurore boréale. Cette dernière est moins à notre goût : trop de couleurs différentes. Cependant, celle de soleil nous attire bien plus. Nous sommes certaines que son jaune irait avec nos cheveux et nos yeux. Alors, comme nous avons le temps, nous entrons dans la boutique pour une petite séance de shopping. La première depuis la mort de Daniel et Nicolas.

- Je peux demander l’avis de ma momartik ?, la vendeuse hoche la tête lorsque nous ressortons de la cabine habillées de la fameuse robe. Merci.

Il est peut-être atypique de demander son avis à une pokémon, mais Grimhilde a toujours eu un grand sens de l’esthétique. Lorsqu’elle approuve une de nos tenues, je sais qu’elle ne se trompe pas. La preuve : tout le monde considère la garde-robe de Cannelle comme impeccable, logique et lui allant très bien.
La momartik apparaît dans la cabine d’essayage. La peau de ses bras, comme des manches de vêtement traditionnel johtoien flottent doucement sous l’impulsion de ses pouvoirs de lévitation. Habituée de ce type de lieux, Grimhilde comprend tout de suite la raison de sa présence hors de sa pokéball. Elle hoche la tête, signifiant qu’elle accepte la demande et se met à tourner autour de sa maîtresse. Nous nous efforçons de prendre les poses habituelles qui lui permettent de voir à quel point l’étoffe nous va bien.

- Alors, qu’en penses-tu ? Ce serait un achat impulsif, donc je veux qu’elle soit vraiment bien.

Au bout de quelques secondes supplémentaires, la momartik hoche la tête dans un signe d’approbation. Un très léger courant d’air froid s’élève dans la cabine, ce qui fait bouger le tissu du jupon. Cela nous permet de remarquer le potentiel encore plus chatoyant de cette robe les jours où il y aura du vent. Le sourire aux lèvres, nous remercions notre momartik avant de la renvoyer dans sa pokéball afin de ne pas perturber le fonctionnement du magasin. Il ne manque plus qu’à passer à la caisse, puis nous pourrons nous diriger vers la gare.

C’est l’heure de pointe lorsque Cannelle monte dans le train, mais nous avons la chance de le prendre dans la bonne direction. Les travailleurs vont dans l’autre sens : ils partent de Mozheim le matin pour travailler à Illumis et font l’inverse le soir. Il y a donc peu de gens à l’intérieur du wagon, ce qui permet à Cannelle de se placer sur un siège duo sans voisin. Elle en choisit un au commencement d’une fenêtre, afin d’avoir une vue la plus étendue possible. Il n’y a rien de bien intéressant à faire dans le train et nous n’avons rien pris pour nous occuper l’esprit non plus. Il faut dire que, depuis que nous sommes enfants, nous avons un certain talent pour rester assises sans rien faire. Du moins, c’est ainsi que le perçoivent les autres car il se passe toujours beaucoup de choses dans nos têtes. Ou plutôt, dans la mienne. Quand personne ne fait attention au regard de Cannelle, comme lorsqu’elle est tournée vers cette fenêtre et que le paysage défile à toute vitesse devant ses yeux, je peux laisser libre court à mes songes sans risquer d’être démasquée car notre visage prendrait une expression qui ne vas pas avec sa personnalité. Cela a beau ne pas arriver souvent, nous savons que c’est un risque et nous ne souhaitons pas le prendre.
C’est, ceci-dit, de plus en plus complexe pour nous. Depuis que nous avons commencé nos activités au sein de la Team Galaxie, bien qu’il ne se soit rien passé de bien palpitant pour le moment - à part le premier meutre du rituel d’entrée - la porte vers une future liberté s’ouvre de plus en plus devant nous. Sa lumière filtre à travers cet interstice et nous aveugle, ce qui me pousse à avoir de plus en plus envie de nous dévoiler. Il ne faut pas aller trop vite, il faut se modérer, être toujours plus prudente, de plus en plus, d’une autre manière, je le sais, et pourtant il y a des moments où je ne parviens pas à taire l’euphorie qui est née en moi le jour où Nicolas et Daniel n’ont plus été. Lorsque la vie a quitté leurs corps pour toujours, la flamme de la mienne s’est rallumée. Elle cherche à s’intensifier, toujours plus, jusqu’à prendre possession de tout mon corps, ce que je ne peux pas me permettre de la laisser faire. Après tout, le but n’est ni de finir en prison, ni de se faire abattre sans sommation.

Nous avons toujours su, même lorsque nous n’avions pas les mots pour le formuler, que notre vie serait un jeu d’équilibriste constant que nous devrions doser avec attention. Aujourd’hui, c’est comme si la corde sur laquelle nous marchons avait changé et que nous devions nous y adapter à nouveau. C’est un défi que nous sommes prêtes à accepter sans effectuer le moindre pas en arrière.
Je souris en regardant le paysage défiler.