Après avoir transporté un énième carton, je m'accorde une pause, adossé au rebord de fenêtre. Mes bras commencent à me faire mal. Pendant que je me repose, Aram continue de s'activer. J'attends le moment où il se moquera gentiment de mon endurance en l'observant.

Il paraît que le grand amour c'est un truc unique, qui ne doit être ressenti qu'une fois, sous une forme absolue de ce qu'est le sentiment amoureux, plus fort que tout, capable de balayer tout ce qui était avant et tout ce qui viendra après.
Je suis pas d'accord.
C'est vrai qu'un grand amour est unique, qu'il est une forme de toute puissance du sentiment amoureux, mais je refuse de le considérer unique ou absolu. Il doit pouvoir y avoir plusieurs grands amours. Je le sais, car j'en ai deux. Pas en même temps, le précédent s'est terminé depuis longtemps, mais ces deux relations sont accompagnés de sentiments si forts que je refuse d'ôter à l'un ou l'autre le caractère d'un amour si intense qu'il puisse être qualifié de grand.

Les mêmes personnes qui prétendent que le grand amour n'arrive qu'une fois me diront peut-être que je suis encore trop jeune pour comprendre ou que c'est car je ne l'ai pas encore vécu. C'est peut-être vrai qu'en ayant pas encore trente ans mes affirmations sont prétentieuses, mais il est hors de question que je revienne sur mes positions face à ce type d'argument. Car dire que je ne l'ai pas encore vécu c'est insulter la mémoire de Phil et faire un énorme doigt d'honneur à Aram. Le premier qui ose faire cette remarque, je lui casse la gueule, rien à foutre des conséquences.
Je réserverai le même traitement à ceux qui comparent. C'est tout aussi irrespectueux, ça se fait pas, et ça va aussi contre le caractère unique des grands amours. Ces deux relations que j'ai la chance d'avoir vécu – de vivre encore pour la seconde – sont toutes les deux exceptionnelles, si belles que je serais incapable de les décrire, et m'apportant plus de bonheur que j'aurais jamais cru pouvoir en ressentir. C'est une question de temporalité, de personne, de contexte, de plein de choses qui font que même si je peux toutes les deux les qualifier de "grandes", c'est bien un des seuls points commun qu'elles ont.

Je sais que je suis un cas particulier, c'est sûrement pour ça que les gens ne considèrent pas qu'il puisse y en avoir plusieurs. Je ne souhaite à personne de voir un de ses amour mourir. Peut-être que si la maladie n'avait pas emporté Phil je n'en aurais aussi eu qu'un seul grand amour, sûrement même, mais les choses ne se sont pas déroulées ainsi alors je considère qu'il ne sert à rien d'y penser. Ni de le prendre en compte dans ma conception des choses.
La seule chose à faire, c'est continuer d'avancer avec ce que j'ai, avec ce bonheur que j'ai eu la chance de vivre et celui qui m'accompagne désormais au quotidien. Formulation à prendre au pied de la lettre, car aujourd'hui s'accomplit un rêve que je n'ai jamais eu la chance de concrétiser la première fois : Aram et moi, on emménage ensemble.

Cette nouvelle état de nos vie me met dans un état d'euphorie que j'ai rarement ressenti. Je me sens grandir et m'accomplir, faire un pas de plus vers la vie de mes rêves. Bien sûr tout ne se passe pas comme prévu, il y a des imprévus, des couacs, des difficultés innatendues, mais quand je me pose et y réfléchi un instant, tout ce que j'en conclus est que c'est encore mieux que je l'imaginais.

Peut-être que, dans plusieurs années, j'établirai une échelle entre ces deux amours. L'expérience aidant : j'ai déjà passé plus de temps avec mon Limonde* que j'ai pu en passer avec Phil après tout. Mais je sais déjà, avec certitude, qu'ils seront tous les deux à jamais grands.

La moquerie arrive enfin, je râle faussement et reprend le travail.