J'aurais voulu être une artiste...

Chen s'est surpassée, comme à chaque fois. Contrairement à ma première prestation, où je m'étais lâchée sur la complexité de mon costume, prothèses et maquillage compris, là ce ne sont que quelques bouts de tissus, du moins en apparence. Une simple tenue qui aurait pu être portée dans la rue. Bon, ce n'est pas trop mon style, elle est un peu trop punk à mon goût. Ou plutôt trop rock. Et très, très rouge. Mais ce ne sera pas vraiment moi, sur scène. Uniquement mon personnage. Et il faut y avouer que, mes a priori de côté, ce personnage avait une sacrée classe. Ironique, pour une femme des enfers. Peut-être que sulfureuse serait le terme le plus adapté, flirtant avec la limite de la vulgarité sans toutefois la dépasser.

Je voulais absolument pouvoir faire un reveal. J'ai prévu de mettre Ange au cœur du récit, avec sa méga évolution et, puisqu'il faut bien que je trouve une place dans le récit, il me semblait évident de me transformer à mon tour. J'en avais parlé à Chen, qui a patiemment dessiné ce que j'avais en tête. Cette femme a vraiment des doigts de fée, elle sait vraiment tout faire. Enfin… Pour ma demande, c'est surtout son cerveau qui a dû carburer. Quand j'ai terminé de lui faire part de mes exigences, elle m'a regardé avec des yeux de Hoot-Hoot. Difficile de cacher un deuxième costume sous le premier, qui laissait plus de place à la peau qu'au tissu. Mais on a rusé et, à deux, on a trouvé une solution. Et, pour ce que j'en vois, c'est à la hauteur de mes attentes.

Pour cette raison, le haut est la pièce la plus sophistiquée. Tirer sur les bretelles le transformera de débardeur rouge à bustier blanc. Je me sens un peu à l'étroit, mais il faut bien qu'il tienne et je pense que j'aurais plus angoissé si je m'étais sentie libre d'y bouger. Le bas, en revanche, n'est qu'un short banal, si ce n'est pas sa couleur. Chen m'a montré la jupe qui le couvrira. Je ne l'ai pas encore essayé, mais c'est très prometteur. Je noue mes cheveux avec mes mains. Normalement, j'aurai une sorte de chaîne pour les attacher, pendant la prestation, et une autre sur les hanches, mais le travail du métal prend du temps. J'ai juste le droit à quelques photos pour avoir une première idée du résultat, mais la colorisation reste à faire. Au vu du travail abattu depuis le tout début de cette émission, je n'ai aucun doute qu'elles seront terminées à temps. Il faudra seulement que je répète un peu avec pour être assez à l'aise pour les mettre et les défaire en un rien de temps.

- Vous savez, Miss Chen, vous pouvez être vraiment fière de ce que vous avez accompli.
- Oh… Non, ce n'est rien. Vous en revanche…
- Moi, je suis dernière du classement, il n'y a aucune fierté à en tirer.
- Ne dîtes pas ça s'il vous plaît…
- Pourtant, c'est la vérité.

J'avais répondu avec une légère agressivité, une amertume qui ne devrait jamais retomber sur les autres mais que je n'avais pas su contrôler. Même en faisant de mon mieux, avec trois rubans de coordination à mon actif, j'étais incapable de me distinguer de débutants dans le domaine. Peut-être en raison de la petitesse du jury. Ou ils étaient tout simplement meilleurs que moi. J'aurais pensé avoir vu les choses en suffisamment grand pour ma première prestation, et même si la seconde, plus simple, avait eu plus de succès, je devais faire preuve d'encore plus d'ambition. D'où ces costumes qui devraient susciter la surprise, d'où les décors complexes qui vont appuyer l'esthétique que je souhaite, d'où mon entrée très graphique qui, je l'espère, captiveront l'attention. Je veux mettre des étoiles dans les yeux. Et marquer les esprits.

- Sorry… Ma peine ne concerne que moi, elle ne devrait pas retomber sur vous.
- Ce n'est rien. La finale d'une émission telle que celle-ci attise forcément la pression.
- C'est vrai, mais ça n'excuse rien.
- Parlons plutôt accessoires, s'il vous plaît.

A trop vouloir rectifier de mes mots, je n'avais pas remarqué que ça mettait la costumière dans l'embarras. Elle va chercher deux boîtes noires, carrées et peu épaisses, des écrins à bijou comme ceux que l'on voit dans les grands magasins. Je me demande vraiment ce qu'elle va me montrer. Je lui ai laissé mon méga-anneau et mon absolite avec pour seules demandes de l'élégance et de la discrétion. Si le public remarque la méga-gemme, le reveal final n'aura plus d'effet de surprise. Mais j'aimerais tout de même être en mesure de porter le bijou à l'avenir : ce sont des objets rares qui pourront s'avérer bien utiles en prestation, à condition de ne pas abuser de la mécanique.

Chen me tend le premier étui, que j'ouvre d'une main un peu fébrile. J'ai l'étrange sensation de me faire offrir un cadeau précieux, tout en sachant qu'il est purement professionnel, mais elle n'efface pas mon impatience de le découvrir. Au centre, la gemme est inchangée, sertie dans un mince anneau en métal argenté pâle. Le bracelet en lui-même est fait de perles blanches, réparties sur plusieurs rangs, et s'achève sur un fermoir aimanté. A la longueur, je devine qu'il s'agit de celui destiné à mon Ange.

- Il ne risque pas de casser ?
- Le fil choisi est plus résistant que celui trouvable dans le commerce. Le principal risque serait qu'il soit perdu, pour éviter des blessures si votre absol le coince sur un obstacle.
- Oh… Je vois, c'est bien pensé.
- Si vous connaissez le territoire sur lequel il peut se balader, vous pouvez toujours ajouter une puce de localisation pour le retrouver en cas de perte. Elles n'émettent qu'à courte distance.
- C'est une bonne idée, merci. Et le bracelet est sublime. C'est vous, l'ange dans cette histoire. Vous avez réussi à exaucer mon vœu. Je n'avais rien en tête et pourtant vous avez lu dans mes pensées.
- Oh non, ce n'est pas moi, vous savez. Ce sont les équipes qui…
- Alors je vous en prie, transmettez mes remerciements à vos équipes mais acceptez également ceux qui vous sont destinés.
- Je… Merci à vous.

Je secoue la tête. Cette jeune femme est adorable, mais refuser à ce point de voir le beau en soi peut rendre la vie plus difficile. J'aimerais réussir à l'aider, mais aussi éviter de la gêner davantage. Je choisis de changer de sujet en ouvrant le deuxième écrin, celui qui m'est destinée. Mon méga-anneau. Le bijou est sensiblement identique, en dehors de la taille de la gemme et du bracelet en lui-même. Je l'essaye de suite. Moi qui déteste les montres trop imposantes, les proportions sont parfaites : je peux bouger librement sans qu'il ne menace de tomber.

- Hum, il est un peu trop grand… Il faudra enlever une section de perles, mais…
- Ne vous donnez pas cette peine. Vous en avez déjà bien trop fait pour quelque chose qui ne sera même pas visible pour les spectateurs.
- Mais non, ce n'est rien.
- Ce n'est pas rien, c'est tout simplement parfait.
- On ajoutera cette extension élastique avant le fermoir pour vous permettre de le mettre et de l'enlever sans devoir utiliser l'autre main. Le bracelet est juste clipsé à cet endroit, vous voyez ?
- Très astucieux. Et tout ça en seulement quelques jours !

- C'est gentil, mais je ne suis pas toute seule vous savez…

Je lève l'index pour lui intimer de se taire. J'ai comme l'impression de ne pas pouvoir donner mon avis sans qu'elle ne se cherche des excuses. La plupart des gens en cherchent lorsqu'ils sont négatifs, mais elle, elle réussit l'inverse. C'est à la fois adorable et un peu frustrant à la longue. Mais un sourire timide se dessine sur les lèvres de Chen, de ceux qui nous font tout pardonner, comme ceux des enfants qu'on n'a pas le cœur de gronder.

- Alors ? Vous voulez les essayer ?
- Avec joie !

J'appelle mon absol hors de sa pokéball. L'atelier est aménagé pour permettre à de plus grand pokémon de venir se costumer, alors il n'est lui-même pas à l'étroit, mais sa méfiance reste palpable. J'espère qu'il sera tout de même assez à l'aise pour monter sur scène. Il a déjà participé à un concours, mais l'échelle n'est pas la même. Heureusement, Chen est la personne idéale pour lui redonner un peu confiance en l'être humain, mes parents et moi mis à part.

Ange reste bien à distance de Chen, mais il ne montre pas de signe d'agressivité ou de nervosité excessive.

- Tu sais mon beau, tu vas avoir le droit de croiser pas mal de techniciens, ne serait-ce que les cameramen.

Il ne me comprend évidemment pas, mais au fond, j'espère qu'en lui expliquant calmement les choses, il ne craindra pas la situation lorsqu'elle se présentera. Il n'est pas serein pendant les répétitions à cause des cadreurs. Heureusement, le travail fait sur le concours précédent a placé des bases, parce que cette semaine, c'est une course contre la montre. Les costumes changeants, les décors mouvants, les répétitions compliquées… Ce n'est pas à première vue ma semaine. Je ne peux pas me donner qu'à moitié pour la finale, mais je me mets moi-même des bâtons dans les roues en optant pour cette histoire ultra-chorégraphiée. Et si Ange panique en cours de prestation ? Un bruit dans le public, ou des équipes techniques un peu trop proches… Le voir relativement calme face à la couturière me rassure légèrement. J'attrape le bracelet qui lui est destiné et je m'approche, accroupie, pour lui passer au poignet de sa patte.

Je le sens s'agiter. Je tente de l'apaiser en lui parlant doucement et ça a l'air de marcher, mais qu'en sera-t-il le jour J ? A l'inverse, aux répétitions, il ne semblait pas inquiété par le mur de flammes qui lance la prestation, contrairement à mes autres pokémons. Son instinct de survie a totalement été perverti par ses anciens propriétaires et tortionnaires. Peut-être qu'il parviendra à mettre suffisamment de distance entre mon Absol et le public, comme un rempart de défense, prêt à se rallumer en cas d'attaque ? C'est peu probable. Mais au moins, tant qu'il brûlera, ça devrait aller. En espérant que ça suffise à lui donner assez confiance pour aller au bout des choses.

Même s'il n'était parmi nous que depuis peu, je ne concevais pas cette prestation sans lui. Déjà, sa fourrure blanche était parfaitement dans le thème couleur et un excellent support de projection, pour le teindre temporairement en rouge sur le début du spectacle. Mais c'est surtout son histoire, du moins celle que je lui imagine. Celle d'un pokémon qui a tant subi de son milieu et qui pourra enfin déployer ses ailes, maintenant qu'il en est libéré.

Peut-on vraiment dire que je le comprends ? Probablement pas. Tant de violence, tant d'injustice, je ne pense pas qu'on puisse avoir ne serait-ce qu'une vague idée de ce que ça représente tant qu'on ne l'a pas subi soi-même. Un déferlement que je ne peux pas vraiment représenter en prime time. Il y aura des enfants dans la salle, et devant leurs écrans. Certains seront sans doute seuls, placés là pour que leurs parents n'aient pas à les surveiller. Ils n'auront pas les clés pour comprendre le sujet si je l'aborde de manière aussi brutale et je n'ai aucune envie de les traumatiser. Et puis je ne peux pas ignorer que certains pourraient se reconnaître. Si j'avais eu plus de temps, j'aurais fait mes recherches pour le présenter de la bonne façon, pour leur faire comprendre que ce n'est pas normal et à qui s'adresser sans pour autant les choquer. En une semaine, j'ai préféré la sécurité : imager. En conséquence, la fin me paraît peut-être un peu trop niaise pour certains membres du jury. On verra bien ce que ça donne, mais j'ai espoir.