On disait souvent que l'on se souvenait toujours de ce que l'on faisait juste avant qu'un évènement marquant se produise ou qu'une nouvelle - bonne ou mauvaise - soit annoncée. Yura n'aurait pas l'anecdote la plus passionnante à raconter lorsqu'elle se remémorerait les souvenirs de ce moment, des années plus tard. Lorsque les alarmes se mirent à hurler et que la base se drapa d'une lueur orangée, elle terminait de se brosser les dents, avant-dernière étape de sa routine nocturne avant d'aller prendre quelques heures de repos. Sous la surprise, elle avait manqué de s'étouffer en avalant le dentifrice de travers. Il lui fallu plusieurs tapes sur la poitrine et de longues gorgées d'eau arrachées au robinet avant de retrouver des capacités respiratoires normales. Le moment n'avait pas duré longtemps mais il lui avait fait perdre un équilibre précieux au sein d'une urgence dont elle ne connaissait encore rien.

La moitié de son uniforme oublié, la Ranger se glissa hors de la salle de bain commune pour rejoindre ses collègues qui se pressaient vers le bureau du boss. Les lieux étaient déjà bondés, trois rangées désordonnées se formant déjà à proximité de la table de briefing. Ce n'était pas sa toute première alerte rouge mais elle n'en avait jamais vécu dans cette base. Même si elle faisait partie des retardataires, il devint vite évident avec chaque nouvel arrivant que le bureau n'était pas prévu pour accueillir tant de personnes en même temps. Il fallait dire qu'ils ne disposaient pas des plus grandes installations, la zone de Volucité accueillant en tout trois QG de Rangers. En plus de la base désertique, il existait aussi une base maritime et une base forestière avec lesquelles ils se partageaient le boulot. Chacune accueillait des spécialistes qui se mêlaient peu. A vrai dire, Yura avait eu peu d'occasions de croiser ceux de sa propre base alors elle imaginait bien qu'il ne soit pas aisé de former des liens avec ceux venant des deux autres coins de la capitale.

De longues minutes passèrent avant que la sirène ne se calme enfin. Les Rangers laissèrent passer un soupir de soulagement commun qui aurait pu être comique si la situation n'avait pas paru si grave. On se calme les enfants. Les traits sérieux du chef étaient apparus au-dessus de la mer de têtes qui bouchait toute la visibilité. Il portait des signes évidents de stress, un détail qui ne rassura personne. L'homme avait plus de bouteille que quiconque ici présent et il en fallait beaucoup pour lui faire manifester ses émotions. Des nouvelles sont arrivées de Kalos. Il hocha la tête en direction de quelqu'un en-dessous de lui et l'écran occupant tout un pan de mur s'alluma. Un cratère est apparu au beau milieu de Cromlac'h- Un cratère ? Mais y a pas de- D'un regard, le chef interrompit le pauvre bleu qui avait décidé de s'exprimer. Je disais donc... Au même moment, une vidéo prise depuis les airs apparu à l'écran. La qualité était un peu pauvre mais, qu'importe le nombre de pixels et l'agitation, il aurait été difficile de louper la large faille ouverte au sol dont s'échappait une masse importante de fumée. L'angle ne permettait pas d'en voir plus, on ne pouvait que deviner le magma qui devait bouillonner plus en profondeur. La foule retint son souffle, choquée. Ce cratère s'est littéralement matérialisé au milieu de la ville il y a trente-cinq minutes. Nous ne disposons pour le moment pas de plus d'informations. La FRK vient de lancer un appel d'urgence à toutes les autres régions. Tous les Rangers qui ne sont pas attendus sur d'autres missions prioritaires doivent être dépêchés à Kalos, ordre de la FRU.

Un murmure bruyant s'était répandu comme une traînée de poudre qu'on aurait allumé. Des regards choqués étaient échangés. L'annonce avait tout d'une mauvaise blague. Même au sein d'un monde peuplé par tant de créatures capables de repousser toutes les limites du possible, l'évènement restait hallucinant. On ne parlait pas ici d'un Pokémon spécifique créant des dommages, on ne savait apparemment pas qui était en cause. Une apparition pareille était aussi bien différente des catastrophes naturelles recensées ces dernières années. Une nouvelle espèce divine était elle impliquée ? A moins qu'un très grand nombre de Pokémon ne soient à mettre en cause ? Mais lesquels ?

Yura était resté silencieuse, le cerveau en ébullition. Malgré l'horreur de la situation, il lui était difficile d'ignorer le titillement de la curiosité. Lorsque ses pensées la trainèrent à Kalos, elle s'assombrit néanmoins aussitôt. Charlie était toujours en poste là-bas aux dernières nouvelles. Il faudrait qu'elle l'appelle dès qu'elle sortirait d'ici.

Le chef tapa dans ses mains jusqu'à ce que l'attention de ses subalternes reviennent sur lui. N'oubliez pas : prudence avant tout. Vous ne pourrez aider personne si vous vous laissez dépasser par les évènements. Vous donnerez même plus de travail aux services d'urgence. Réfléchissez donc à vos actions et agissez toujours à plusieurs. Il avait la voix ferme d'un père bienveillant. Un brouhaha de à vos ordres et oui chef lui répondit. Nos équipes techniques sont en train d'organiser votre transport jusqu'à Kalos. Préparez vos affaires en attendant de recevoir votre ordre de mission. Emportez un maximum de matériel. Un nouveau murmure parcouru la foule, les visages se faisant plus sérieux. La valeur d'un Ranger se mesurait aussi à sa capacité à traiter rapidement les informations. Il fallait être capable d'absorber un choc sans finir paralysé par le doute ou la peur. Les moments de vide seraient les plus difficiles à surmonter mais, pour l'heure, ils avaient tous un but à accomplir. Rompez. Je compte sur vous pour revenir entiers. Un fin sourire se dessina sur les lèvres de l'homme avant qu'il ne les encourage à bouger.

Le groupe se déplaça doucement, le couloir devant d'abord se vider avant que les personnes proches des portes ne puissent se mettre en route. Ils procédèrent dans le calme, certains Rangers plus expérimentés ordonnant aux autres de se partager les espaces. Lorsque Yura pu enfin descendre les escaliers, elle se fit diriger vers les dortoirs où elle boucla rapidement ses affaires. Son sac sur le dos, elle avisa la salle d'équipements mais préféra ne pas aller bousculer le fragile équilibre qui semblait s'opérer là-bas. A la place, elle s'éclipsa par une porte menant vers l'extérieur. Elle voulait s'assurer que Charlie allait bien avant d'être complètement emportée par le tourbillon de toutes les choses qu'il restait à faire.

Lorsqu'elle se tenait dans l'ombre jetée par la base, Yura aurait presque pu croire que tout était normal. Pourtant, la donne avait belle et bien changée et elle craignait que l'évènement serait de ceux qui laissaient des traces indélébiles. Laissant ses sombres pensées de côté, la Ranger se saisit de son smartphone et scrolla sa liste de contacts jusqu'à tomber sur celui qu'elle cherchait. Elle pressa immédiatement le bouton d'appel et colla l'appareil à son oreille. De longues secondes s'écoulèrent, rythmées par des tonalités qui la menèrent directement à la messagerie vocale. La voix familière de Charlie lui annonça qu'il n'était pas disponible et de laisser un message ce qu'elle ne fit pas. Tant pis. Elle n'était pas étonnée qu'il n'ait pas eu l'occasion de répondre. Elle le fut un peu plus lorsque le téléphone se mit à vibrer dès qu'elle l'eut glissé dans sa poche de pantalon. Charlie ? La question paraissait un peu bête mais elle lui semblait légitime à l'entente de tout ce vacarme au bout du fil. Désolé, Yu. J'suis dans un camion et c'est le bordel. L'homme devait parler fort pour être entendu au-dessus de fracas métalliques et d'un ronronnement puissant de moteur. Je suppose que t'es en route vers la zone ? Ah. Vous savez. Je devrais pas être étonné. Mais ouais. On s'est entassé comme on pouvait avec le matos. Je crois qu'on va faire pareil. Il y eut un blanc curieux qui n'avait rien d'étonnant vu la situation. Il était difficile de trouver les mots quand il y avait tant de choses à dire et si peu de temps. C'est vraiment la merde, Yura. J'y suis même pas encore et je le sens déjà. Il soupira directement dans le micro et la Ranger songea qu'il paraissait déjà fatigué. Fais gaffe à toi, okay ? Au moins jusqu'à ce que je sois là pour t'aider à te sauver les fesses. A ça, l'homme rit de bon cœur. C'était bon à entendre même si le son paraissait presque malvenu dans une conversation si sérieuse. Promis. Tiens moi au courant de l'avancée si tu en as l'occasion. Je te contacte dès que je suis sur place. Il ne restait plus qu'à raccrocher, Yura avait dit tout ce qu'elle avait à dire après tout et elle avait encore des affaires à préparer. Pourtant, elle resta sur la ligne jusqu'à ce que Charlie ne vienne briser le silence. Sans doute d'instinct avait-elle compris qu'il avait encore besoin de parler. Merci d'avoir appelé. Vraiment, ça m'a fait du bien d'entendre une voix amicale. Hm. Souffla-t-elle sans trop savoir quoi dire d'autre avant que la communication ne soit coupée. Il comprendrait. Avec Charlie, ils se connaissaient depuis assez longtemps pour ça.

L'agitation occupait encore les couloirs lorsqu'elle passa la porte de la base. Yura parvint néanmoins à se frayer un chemin entre ses collègues jusqu'à la réserve où elle se dénicha un espace libre au sommet d'une armoire pour poser son sac. Elle procéda ensuite avec soin et méthode pour y entasser un maximum d'équipements. En plus d'outils précieux lors de ce genre d'intervention, elle embarqua pas mal de kits de soin et de matériel de survie. Elle pouvait remercier son expérience au coeur du Mont Renenvers qui lui avait au moins donné un aperçu de la dangerosité d'un milieu volcanique. Elle prit donc soin de caler des filtres à air tout au-dessus, là où elle pourrait les attraper rapidement. Deux emplacements à l'extérieur du sac pouvaient aussi accueillir de petites bouteilles d'oxygène. Une fois le dessus bouclé, elle n'eut plus qu'à fixer son casque au rabat. Toute cette opération n'avait pas duré plus de quelques minutes mais, déjà, les visages autour d'elle avaient changés. Il était temps que Yura cède sa place à son tour.