Ce jour-là, il n’a pas réfléchi. Il n’avait pas le temps de réfléchir, pas la tête à ça. C’était… comme un trop plein. Comme une sensation d’étouffer, niché au creux de ses poumons. Une fumée trop oppressante, qui refusait de se dissiper tout à fait. Ces moments où, engoncé dans ses habitudes, dans son quotidien, il se noie derrière ses sourires et ceux-ci ne sont plus que factices. Le brouhaha de la clientèle du Flamingo n’est plus un cocon qui l’enveloppe, mais la plus stridente des agressions sonores. Les volutes d’alcool, et ces assiettes qu’il sert par habitude et dont les odeurs lui coupent définitivement l’appétit.
Non pas que les cocktails soient moins bien servis qu’à l’accoutumée. Non pas que les plats soient moins appétissants. C’est lui. Il sature.
« Esme ! Je… j’ai besoin d’un break. »
Machinalement, il a un regard pour sa manager, un autre pour Lia qui ne le voit pas partir. Elle va lui en mettre plein la tête, pour ça. Disparaître en plein milieu de soirée. Rien à foutre. Il doit… prendre l’air. Alors il sort, et la fraîcheur nocturne le fait frissonner. C’est l’espace d’un instant. Il a simplement pris ses clés et son téléphone, le reste n’est pas important. En cet instant, il a juste besoin de respirer. Inspirer, expirer. Fortement. Il lève la tête, en ce début d’année les étoiles sont visibles assez tôt et il reste ainsi, avant de… se mettre à courir. Comme ça. Il sait où il va. Son cœur bat la chamade, il n’y a rien de rationnel dans l’envie irrépressible qui le parcours et il atteint, en sueur, la porte de son appartement. En de rapides mouvements, il récupère l’étui de son saxophone, une veste posée à l’arrache sur son canap et… direction le port, tout proche.
Vingt minutes plus tard, ça y’est : lui, son bateau et la mer. La nuit s’est installée rapidement sur Ohana et ce n’est sans doute pas prudent mais… il est enfant des vagues. Il a besoin d’elle, il a besoin de cette étendue infinie qui reflète simplement les étoiles, et qui se laisse uniquement troublée par le roulis de l’Extravaganza qui avance, tranquillement. Jusqu’à s’arrêter. C’est un rituel, pour le Lucci, de s’arrêter un instant plus ou moins long, quand il navigue.
Mais là… c’est différent. Il est réellement seul, entre ciel et mer. Aucune pokéball glissée dans ses poches, il n’y a pas songé un instant. Aucun ami pour l’accompagner et bavarder pendant des heures. Personne. Juste lui et ce besoin inextinguible de… couper avec tout le reste. C’est rare quand ça lui arrive, lui, le bout-en-train, l’éternel coqueluche du Flamingo, le barman tout sourire, l’ami des uns, le « toi mec t’es too much ! » des autres. Il est généralement de ceux dont on se dit qu’il peut tout supporter, faire face à n’importe quoi, toujours avec le sourire. « Ah, ça, Santiago, il sourit tout le temps ! ». « C’est un roc, ce type, toujours optimiste ! » Oui. Oui, c’est vrai. Souvent.
Pas toujours. Toujours n’existe pas. Souvent, seulement.
Et des fois, faire toujours face, comme les sirènes sur la proue des navires, balayées par les flots et la force des vagues… il tient droit, il fait en sorte de garder le cap. Autant qu’il le peut. Jusqu’à ce que la sirène décide de prendre le large. Comme lui, ici. Dans le silence. Tout en avançant, le bruit de son moteur presque étouffé dans la nuit, il profite de cette sensation : être au milieu de nulle part, avec lui-même pour simple compagnie. Pour certains, c’est le genre de moment où l’esprit cogite de trop, ou les questions remontent et les problèmes avec.
Là… non. C’est comme si tout se mettait sur pause : le moteur de l’embarcation qu’il arrête, et son cerveau avec. Durant de longues secondes, il observe autour de lui. Il s’est éloigné de la côte et même s’il peut deviner l’aura des lumières d’Ohana, au loin, il est bien seul. Peut-être pas le seul être vivant pour autant, il sait à quel point ces eaux grouillent de vie aquatique… mais là, il ne cherchera pas à les déranger, et espère qu’ils en feront de même.
La brise marine le fait frissonner, et il resserre contre lui sa veste de jogging qu’il a eu la bonne idée de récupérer. Cela n’enlève rien au bien-être qu’il ressent, ici. Il avait besoin de ça, couper avec tout le reste, se retrouver, s’entendre respirer et profiter du silence de la mer, ce silence que l’on sait « vivant », en quelque sorte, mais qui n’est parasité en rien. Cette eau qui peut être traître toute autant qu’accueillante, et dans laquelle il glisse une main distraite. Il pourrait rester des heures ainsi, à se perdre et s’endormir… il l’a déjà fait, mais c’est un coup à se choper une pneumonie au passage.
Non, ce soir il ne s’endormira pas ici. Enfin, il n’espère pas.
Au bout de bien une demi-heure de contemplation, son regard s’attarde sur son étui et, en des gestes délicats et bien plus posés qu’à son habitude, il l’ouvre. Dedans, son saxophone. Cette extension plus poétique, plus vraie qu’il ne peut l’être par les mots. Il les connaît bien, les mots, mais par le saxo il se livre, se découvre, se met à nu. Il s’exprime plus qu’il ne pourrait le faire autrement. Cette facette fragile qu’il préfère garder discrète, en vérité. Il joue dans un groupe d’amis de longue date. Il joue parfois avec ses proches, mais les musiques sont différentes.
Quand il est seul, comme ici, l’instrument crie ses maux. De ceux qu’il ne préfère pas partager à voix haute. Car… il est un roc, non ? L’éternel optimiste.
Alors, au milieu de nulle part, seul sur son petit bateau, cette fois encore, il se livre et il joue. La mer et ses mystères pour spectateurs.