Parfois, lorsque ses yeux s’attardaient trop sur le rivage mangé par les vagues, Mana’arii se surprenait à penser aux fantômes qui le hantaient.
À celui d’une sœur que la liberté avait appelée et au large qui l’avait avalée.
Onze enfants partageant le même sang n’avaient jamais réussi à souffler loin de lui les cendres d’une rancune dont les braises léchaient inlassablement les versants de son cœur trop humain.
Cela faisait désormais neuf ans depuis le départ de Vai’ata et le temps censé guérir son immaturité n’avait eu de cesse d’alimenter les sentiments qui l’avaient transpercés de part et d’autre ce jour-là. Même s’il balayait les accusations du revers de la main, l’insulaire savait : il n’allait pas mieux.
Encore moins bien.

Entre lui et ses souvenirs, il n’y avait que l’amertume des trahisons trop vives.

Ouvrant son portable d’un geste habitué, l’insulaire s’accorde quelques secondes pour vérifier l’heure affichée sur le cadran électronique. La journée était encore jeune, un peu trop jeune pour la passer à broyer du noir et à se plaindre d’un abandon consumé par les années.
Il faudra éventuellement penser à rentrer..., murmure-t-il surtout à lui-même.
Mana’arii n’était pas du genre à fuir ses responsabilités. Après tout, il était le bras droit de la matriarche depuis presque une décennie...
Là où d’autres de ses frères et sœurs trouvaient bonheur dans la poussière de la ferme et dans les travaux manuels, lui avait décroché un CDI devant les fourneaux et les bains des tout petits. Difficile de croire qu’il n’avait pas envie de fonder sa propre famille après avoir sacrifié son enfance à élever l’égoïsme de ses parents.

Une autre conséquence du départ de son aînée dont il se serait bien passé.

Grimaçant légèrement, le jeune homme secoue brusquement la tête afin d’en chasser toutes les pensées parasites qui la gangrènent. Il faisait pitié à se plaindre ainsi.
– Et pourtant, c’était tout lui, ce besoin de vivre dans le passé pour ne surtout pas questionner l’avenir.

On y va?, siffle-t-il en jetant un regard à Mihzuu’oh non loin de lui.
Surpris, le chaton met un terme à sa contemplation fascinée d’un point invisible dans l’univers pour ramener son regard doré vers l’insulaire. Un sourire, c’est tout ce qu’il lui renvoie. Mais si, à tout hasard, il te prenait l’envie de te mettre à la poursuite d’un quelconque objet en mouvement… Et que, par malheur, j’avais de la difficulté à te rattraper., murmure-t-il avec amusement, soufflant les grandes lignes d’un scénario coupable qu’il n’est pas certain d’assumer.
Fais-moi perdre mon temps…
C’est ce qu’il aimerait lui demander plus franchement.
Mana’arii savait ce qui l’attendait une fois dans sa maison de poussière… Après tout, il connaissait mieux ses heures de repas que le fond de sa poche. Là où les autres enfants avaient l’autorisation implicite de les oublier et de passer tout droit, lui était constamment tenu d’être présent.
Autrement, qui aiderait maman?
Même si les cinq premiers rejetons avaient quitté le foyer familial, il restait toujours six bouches à nourrir… Trois fois par jour, ça ne se faisait pas si facilement.

Et pourtant, il ne cesserait jamais de chercher un prétexte pour se soustraire aux obligations qui le menottaient depuis qu’il avait treize ans.

Fuir.
Fuir loin d’ici, se barrer loin des difficultés qui embrumaient son avenir incertain…

Mana’arii aimait Alola. Il en aimait les températures, l’ambiance, les gens… L’archipel, constamment, brillait d’une joie de vivre qu’il ne pensait jamais caresser autre part. Elle imageait, à ses yeux, les contours d’une perfection en laquelle il ne croyait qu’au travers elle.
Et pourtant, l’insulaire aurait tout fait pour s’en éloigner.
Pour fuir les conditions de sa naissance et calquer les traces égoïstes de Vai’ata dont le départ, en plus de le blesser, l’avait rendu jaloux à en crever.
C’étaient des pensées que Mana’arii avait honte de couver et de nourrir. Des « et si… » qui n’auraient jamais dû voir la couleur du jour… Après tout, un Ehu-kai ne partait pas. La famille était trop importante et les relations qui les unissaient les uns aux autres agissaient comme d’indestructibles chaînes à leurs poignets, mais surtout à leur cœur.
À onze rejetons liés par le sang, l’ambition ne pouvait exister que dans la limite du raisonnable – que dans le confort de leur château de poussière. Les difficultés engendrées par la pauvreté, ils les avaient surmontées à dix.
On ne pouvait pas les amputer d’une partie de leur identité

Était-ce ce lien d’apparence si puissant que Vai’ata, du haut de ses seize ans, avait tenté de fuir?
Avait-elle prit peur en réalisant que son ambition serait immanquablement étouffée par les obligations? Les avait-elle seulement un jour aimés...?

Pendant toute son enfance, sa sœur aînée avait toujours été son indétrônable modèle de perfection.
Gamin, Mana’arii n’avait de yeux que pour sa splendeur et, même s’il avait davantage l’habitude d’être comparé à Tuane et à Vaheana, c’était d’elle dont le septième s’inspirait.
La personne qu’il était aujourd’hui, c’est à elle qu’il la devait… Et cette perspective, de par sa seule existence, lui filait la nausée. Pourrait-il un jour la personne? Tirer un trait sur le passé et se remettre à avancer?
L’idée aurait presque pu lui arracher l’ombre d’une espérance s’il ne se connaissait pas aussi bien – véritable suppôt de la rancune.

Une chance que Mihzuu’Oh était là…

Viens., répète-t-il, porté par l’espoir de se convaincre lui-même.
Cette fois, le chaton n’hésite pas. Revenant vers son partenaire, il glisse doucement sa tête contre le bras de celui-ci en ronronnant puis plante ses iris ambrées dans les siennes en tous points semblables. Même pour me rendre service, tu serais incapable de te casser..., rigole-t-il en masquant son amertume dans les intonations enjouées. Abandonnant la pulpe de ses doigts à la douceur du pelage, il pousse alors un soupire déterminé en se relevant.
Croise les doigts pour qu’on ne mange pas encore des malasadas pour le désert.
Mana’arii avait des préoccupations immatures. Du haut de ses vingt-deux ans, il ne possédait pas la grandeur d’esprit de s’émanciper du confort familial… Et qui pouvait-il blâmer pour ça?

Dans la sécurité du foyer, il pouvait être n’importe quoi – n’importe qui.

On disait de l’herbe qu’elle était toujours plus verte chez le voisin – que le soleil brillait mieux à l’autre bout du monde et que le bonheur se cachait toujours ailleurs.
Mana’arii était conscient que ce n’étaient que des foutaises et qu’il était nécessaire de cultiver son propre jardin pour le voir prospérer…
Mais ses peurs l’avaient toujours réduit en esclavage et le partisan du moindre effort n’avait jamais osé affronter les mauvaises herbes qui parsemaient son terreau.
Il avait toujours été l’esclave de ses terreurs, incapable d’avancer par crainte de calquer ses pas aux traces maudites par l’irresponsabilité parentale. Et s’il avançait, que deviendrait-il? Rejeton raté, délaissé par l’excellence familiale…
Mana’arii avait bûché pour atteindre le 8/10 dont il se vantait un peu trop souvent. Sa perfection – bien qu’illusoire – était le fruit d’un travail acharné que seule la peur avait su motiver. Et si ce n’était qu’éphémère?
Et si, en acceptant d’évoluer, il perdait ses couleurs et tombait dans les pièges qu’on lui avait posé? Les questions le tétanisaient : il ne savait plus comment faire face à sa crainte de l’avenir.

Chaque soir, il s’endormait avec la certitude que son ciel avait plus de chance d’étinceler s’il fuyait plutôt qu’il en chassait les nuages qui l’obscurcissaient…
Et que, lorsque ceux-ci l’auraient rattrapé, il n’aurait qu’à partir aussi loin qu’il le pouvait.

Voyant les contours de la maisonnée familiale se tracer sous ses yeux avides d’inquiétudes illogiques, l’insulaire étouffe un soupir alors que ses lèvres tracent la fine ligne d’un rictus. Il aimait sa famille. Il en voulait à Vai’ata d’avoir fui cet amour inconditionnel et de lui avoir préféré ce que le reste du monde avait à lui donner…
Mais peut-être n’aurait -il jamais pu être assez.

Je suis de retour !, siffle-t-il d’une voix mélodieuse en traversant la porte d’entrée de leur château de poussière.
Jamais silencieux, jamais calme ; leur royaume était l’épicentre d’une activité constante. Attablé, l’un des deux jumeaux lève son regard vers ce frère avec qui il partage sa chambre puis lui rend un sourire aux trous conséquents.
Son cœur se serre alors que la honte s’empare de son regard voilé par l’hypocrisie.
Comment pourrait-il abandonner la douceur de cette vie-ci ?

Comment pourrait-il les abandonner comme Vai’ata l’a fait avant lui?

Hey… Ça avance bien tes devoirs? Heia n’est pas avec toi?, s’interroge-t-il devant l’absence suffisamment surprenante pour être notable du deuxième benjamin.
Peu à peu, le sourire s’efface au profit d’une moue ennuyée qui s’esquisse sur les traits du plus jeune des deux. Enfance traitresse aux sentiments toujours trop forts, toujours trop vifs.
Il a terminé avant moi…
Un haussement de sourcil, c’est tout ce que le septième peut lui renvoyer face à cette déclaration inattendue. Et il n’est pas resté pour t’aider?
Couteau bêtement renfoncé dans la plaie alors que l’ennuie laisse place à l’agacement. Secouant vivement la tête, Heiaitu retrousse le nez de cette mimique caractéristique de son mécontentement. Des deux enfants, il était incontestablement le plus près de ses sentiments… Et le moins difficile à cerner également.

Décidant de ne pas attiser le feu qui anime sa colère, Mana’arii retire ses souliers d’un geste habitué puis s’approche en tirant une chaise près de son frère. Déjà, il a tout oublié des pensées irrationnelles et égoïstes qu’il couvait en solitaire près de la mer.
Tu veux un coup de main?
Et la frustration d’être seul dans une famille de onze rejetons s’envole au profit d’un sourire montagne-russe dont l’ainé ne peut se passer.