Léocadia Sorbet
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| Flocons januaires II, Calendrier de l'Après. Léo connaît beaucoup de synonymes du mot « bonheur » et parmi eux figure le fait de pouvoir se réveiller un matin dans un bon lit douillet, entre les murs chaleureux d’un joli chalet en montagne, pour rouler aussitôt sur le corps endormi mais déjà maugréant de sa meilleure amie. Clara ne tarde pas à la repousser d’une main bourrue sur le visage, et alors qu’elle-même cherche précisément à le dégager de ses propres cheveux tout ébouriffés, elle sent cette même main se mettre à tâtonner dessus de façon incertaine. Léo étouffe un rire en émergeant enfin de sa chevelure comme elle l’aurait fait d’une couverture et ne perçoit pas tout de suite que l’immobilité de son amie traduit une sorte de malaise difficile à identifier. « Léo… ? » À l’interrogation perplexe de Clara, elle s’entend répondre quelque chose qui relève moins du discours que du mugissement. Par réflexe, elle cherche l’un de leurs pokémons dont le cri ensommeillé aurait pu couvrir sa voix, mais en se retournant, elle s’appuie malencontreusement sur ses cheveux, et la douleur improbable qu’elle ressent au niveau de la joue lui indique que ceux-ci ne prennent pas racine sur son crâne mais… partout sur son visage ?! Sans comprendre, elle s’extirpe brusquement du lit et regrette aussitôt de ne pas avoir assez de ventre pour cacher à sa vue les deux énormes pieds velus qui la maintiennent debout. « Bah merde alors... murmure Clara derrière elle après s’être redressée en tailleur pour mieux l’observer. On dirait un Monaflèmit… En plus poilu... Et un peu plus mignon aussi… ? Tu m'diras c'est pas dur. » Léo considère ses mains tout aussi épaisses puis se retourne vers elle, le regard perdu au milieu de sa nouvelle fourrure, brillante et noire. « Qu’est-ce qui m’arrive ?! » pense-t-elle miauler, mais ce n’est tout au plus qu’un « Argbleubl. » de petit veau affamé. À voir Clara se couvrir lentement le bas du visage d’une main songeuse, elle comprend qu’elle lui offre un spectacle par trop comique bien malgré elle et ose pour finir se confronter à son reflet, qui lui renvoie l’image de ce qu’on lui a présenté à l’école comme… l’abominable homme des neiges ! « Un yéti ! » Oui, « Prfreubl. » Ses cheveux auront finalement eu raison d’elle ! Clara est debout, à présent, et chose qui n’était jamais arrivée auparavant, elle doit tordre le cou pour la regarder dans les yeux : « On va avoir un gros problème, Léo : j’crois bien qu’t’es encore en train d’grandir. » Léo se met à piétiner et porte ses énormes paluches à sa tête comme un Sim impuissant face à un départ de feu. « Faut qu’tu sortes. Attends. » Clara enfile rapidement des vêtements chauds et l’entraîne à l’arrière du chalet – évidemment elle se cogne la tête contre l’encadrement de la porte et reçoit une douche de neige pour sa peine. Par bonheur, le voisinage est clairsemé en haute montagne et Léo, maintenant qu’elle s’est accroupie dans la poudreuse, ressemble de loin à un gros toutou noir un peu pataud. « Vois l’bon côté des choses : au moins t’as pas eu à nous prendre la gueule sur c’que t’allait bien pouvoir te mettre. C’est comment la fourrure ? » Léo, frustrée de ne pouvoir se faire comprendre, se contente de grommeler. Et c’est avec un rire gras que Clara lui vole son petit plaisir habituel – celui des jeux de mots pourris : « Bah alors, on s’est réveillée de mauvais poil ? » Ce à quoi elle aurait adoré lui répondre quelque chose comme : il va falloir me caresser dans le sens du poil pour que je reprenne du poil de la bête ! Mais en vérité, il lui suffit d’y songer pour se mettre à glousser bêtement, ce qui lui donne du même coup envie de se rouler dans la neige – et comme il lui paraît merveilleux alors de ne faire plus qu’un avec la montagne ! Elle croit en entendre le pouls avec une acuité inimaginable, sa fourrure semblable en cela aux vibrisses d’un chat. Oui : elle sait intimement où la montagne est solide, où elle s’apprête à éternuer, et Clara, qui s’est remise à l’observer après avoir cherché des provisions à l’intérieur, ne met pas beaucoup de temps à le comprendre. Celle-ci, sans plus de cérémonie, lui grimpe avec enthousiasme sur le dos : « T’as encore grandi ! J’allais chercher tes oreilles pour m’y accrocher, mais dans toute cette fourrure, c’est comme chercher des poils sur un œuf ! » Un rire pour Clara, un borborygme pour Léo, et les voilà parties explorer la haute montagne afin d’en percer tous les mystères !
Jour 3 ; 785 mots. | | | | Léocadia Sorbet
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| Flocons januaires II, Calendrier de l'Après. Seule sur les routes, et alors ? Le fait d’avoir quitté le nid ne dispense évidemment pas la grande gourmande qu’elle est d’honorer l’incontournable tradition de la galette des Rois ! Chaque année, elle se remémore immanquablement la dernière qu’elle a eu le bonheur de partager avec sa famille au complet – autrement dit : quand sa maman était encore là – et le pincement au cœur finit toujours par se faire sentir. Alors elle feint de s’ébrouer joyeusement et se persuade que les circonstances importent finalement bien peu : toutes les occasions ne sont-elles pas bonnes pour s’empiffrer s’émoustiller les papilles ?
Bien sûr, sa situation est un peu « précaire » – Clara et sa vie de bohème lui auraient ri au nez ! – au sens où elle n’a pas accès à une cuisine pour préparer elle-même sa propre galette ; mais qu’à cela ne tienne, il y a d’excellentes boulangeries et pâtisseries à Ludester ! Elle aurait volontiers essayé de retrouver l’adorable petite mémé qu’elle a rencontrée quelques jours plus tôt pour passer ce moment en sa compagnie, hélas elle a été incapable de resituer le pas de sa porte – qu’elle avait pourtant mis un certain temps à déneiger !
C’est un peu frustrant, elle s’en rend compte maintenant qu’elle est assise sur le lit de sa chambre d’hôtel. Celle-ci est rudimentaire, mais propre et bien chauffée, et c’est tout ce qu’elle demande ; cependant les mignons pépiements de ses pokémons lui font d’autant plus prendre conscience de son besoin de présence humaine. Et c’est trop bête, vraiment : elle a acheté une galette poire chocolat pour deux ! Bien sûr, son seul estomac y suffirait amplement, mais elle éprouve une tristesse indéfinissable à l’idée de ne pas la partager avec quelqu’un. Clara aurait rétorqué que c’est aussi l’avantage de voyager seule : il n’y a personne pour vous juger quand vous vous offrez le plaisir régressif de manger un gâteau entier sans l’aide de quiconque ! C’est plus fort qu’elle, néanmoins : le plaisir des autres redouble généralement le sien – et elle a toujours été d’un naturel partageur. Heureusement, elle a aussi acheté plusieurs galettes miniatures pour ses pokémons et a même demandé une petite couronne, au cas où. Leur satisfaction lui réchauffe un peu le cœur ! Chausson paraît ravi et ses babines remuent déjà vers la galette de Rhubarbe qui est comme chaque fois disposé à lui céder un peu de ce qui lui revient. Charlotte est distraite et rebondit dans ses bras entre chaque bouchée. Mimosa butine adorablement à ses doigts pour qu’elle lui effrite un morceau de galette.
Léo pousse un soupir attendri, malgré tout. Son petit papa n’est pas là pour l’appeler « Mon amour » ; et lui n’a personne pour l’appeler « Mon petit papa tout doux », ce qui est plus terrible encore ! Elle vient tout juste de l’avoir au téléphone, évidemment, et c’est toujours le même combat. Par bonheur, le petit cri de Chausson la détourne de ses tristes pensées. Elle remarque qu’il s’est cogné la quenotte contre quelque chose de dur et son visage s’illumine aussitôt de joie : « Oooh, Chausson ! Mon petit Roi !! » Le lapereau a recraché la fève en forme de baie Kika au creux de sa patte, semble bien ennuyé que celle-ci ne se mange pas et l’offre donc fort généreusement à Rhubarbe qui l’accepte en agitant joyeusement ses feuilles. Il paraît bien plus intéressé par la petite couronne dorée que Léo lui met entre les oreilles avec un rire ravi. « Et Rhubarbe sera donc ta Reine – enfin, ton Roi aussi, hé ! » Au même instant, il y a des cris d’enfant au-dehors – un petit garçon qui appelle sa grand-mère – et Léo s’étonne d’être debout la seconde d’après. « Non, décidément, c’est trop bête ! » s’indigne-t-elle dans un murmure en emballant fébrilement sa galette. « Je vous emmène avec moi, mes petits amours ! On va retrouver notre mémé ! » Et sa petite mémoire n’aura pas d’autre choix que de coopérer ! Elle enfile son manteau, son écharpe et son bonnet en vitesse puis claque la porte de sa chambre.
Les rues de Ludester sont toujours joliment décorées de lumières et il lui est d’abord difficile de se concentrer sur la direction à prendre. Comment est-elle arrivée sur le perron de la gentille vieille dame, la dernière fois ? Elle se rendait dans un magasin de vêtements. « Par ici, il me semble... » Et si elle n’aime pas le mélange poire chocolat ? se demande-t-elle avec inquiétude. Quoiqu’elle adore la frangipane, elle a pensé que cela ne ferait pas de mal de changer un peu. Et il n’est pas dit qu’elle se contente d’une seule galette ! Et si elle n’est pas seule, finalement ? Elle avait l’air de l’être, quand elle l’a rencontrée !
Léo songe bien tendrement à elle et tout se passe comme si le cheminement de ses pas épousait peu à peu celui de ses pensées, les secondes guidant les premiers. Ainsi ce n’est pas l’adorable petite maison qu’elle reconnaît, mais le profil familier qui se découpe dans l’encadrement de l’une des fenêtres. Elle s'immobilise tout à coup, sourit sous les flocons de neige qui lui auréolent timidement la tête dans la lumière des réverbères. Sa gentille petite mémé semble vouloir profiter du spectacle qu’offrent les joies extérieures, et il faut bien qu’elle la remarque en fin de compte, qu’elle approche un peu plus son nez de la vitre – y appliquant un baiser de buée –, plissant ses yeux myopes afin de mieux la distinguer. Et Léo sent son cœur fondre lorsqu’elle la voit se redresser avec l’air lumineux de celle qui vient de reconnaître une amie. Elle n’a plus froid du tout. Jour 6 ; 960 mots. | | | | Léocadia Sorbet
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| Flocons januaires II, Calendrier de l'Après. Sans comprendre comment, Léo se retrouve devant une cité monumentale dont elle ne parvient pas à distinguer le sommet, caché dans la barbe de nuages qui l’encercle. Ses jambes se mettent à trembler, amorcent un pas, sans quelle ne le veuille, sur le chemin qui se déroule autour de la forteresse et semble grimper tout en haut à la façon d’un étroit escalier en colimaçon où le moindre faux pas vous romprait le cou. Hélas, il est difficile pour elle de regarder où elle met les pieds, tant elle est occupée à contempler cet endroit plus bizarre qu’harmonieux : une espèce de cône hérissé de tourelles aux formes irrégulières, presque toutes fumantes, reliées quelquefois par des escaliers vertigineux et percées de fenêtres aux couleurs changeantes qui forment un tout disparate.
Elle perçoit le pelage chaud de son Flambino contre sa jambe et s’arrête un instant pour savourer le fugace soulagement qu’elle éprouve malgré tout : « O-oh, tu es là aussi, mon lapin en sucre… » Lui non plus ne semble rien comprendre à ce qui leur arrive. Elle met du temps, d’ailleurs, à s’apercevoir que le paysage autour d’elle se métamorphose fréquemment, sans prévenir. Elle doit quelquefois faire un écart pour éviter d’étranges véhicules – des fiacres ? – dont s’échappent des éclats de rire ; les promeneurs, quand ils la remarquent, la regardent bizarrement, la faute à ses vêtements, sans doute, qui n’ont rien de commun avec les leurs. Peu rassurée, elle préfère prendre Chausson dans ses bras et accélère le pas. Même l’odeur de boulangerie qu’elle peut sentir çà et là ne la réconforte pas. Par Arceus, où est-elle tombée ? Tout est si étrange, fascinant, et elle aurait pu s’en émerveiller si elle n’avait pas le sentiment viscéral de jouer sa vie à chaque foulée ! Elle traverse des quartiers tantôt joyeusement animés, tantôt dépeuplés, aux pavés déchaussés qui lui mordent les pieds. Il n’y a aucune trace de pokémon, ici ; seulement un chat dont le feulement l’effraie au point de la faire se retrancher dans une venelle. La seconde d’après, elle atterrit sans transition dans un beau jardin aux airs bucoliques, à mille lieues des odeurs pénétrantes et du profil dentelé de la citadelle. « Est-ce qu’il ne faisait pas jour, juste avant… ? » murmure-t-elle avec confusion. Ce qu’elle voit, à présent, est un crépuscule rosissant. Elle se retourne pour examiner l’endroit d’où elle est venue, mais nulle trace de la venelle malpropre où elle s’était aventurée. « Tu y comprends quelque chose, Chausson… ? — Chausson ? »
Léo fait brusquement volte-face pour tomber nez à nez avec une jeune femme à l’air espiègle et à l’imposante chevelure châtain qui l’observe attentivement. Elle rougit et bredouille confusément : « P-pardon, je ne voulais pas m’introduire chez vous, e-en fait je ne sais pas du tout comment… » Les yeux – gris, croit-elle distinguer – de la femme tombent sur son pokémon et son visage s’illumine aussitôt : « Ah ! Mais si vous nous venez d’Anima, je comprends votre dépaysement. — Anima… ? Léo a toutes les peines du monde à cacher sa perplexité. — Je ne me trompe pas, sans doute, puisque vous avez eu la charmante idée d’animer votre peluche ? Comme c’est touchant ! Allons bon, suivez-moi à l’intérieur, sinon vous risquez de prendre froid. »
Léo cille bêtement. Prendre froid ? Alors qu’il fait si doux ? Elle essaie d’observer discrètement la tenue de la jeune femme : une jolie robe venue d’un autre temps, rehaussée de fourrures… Elle n’a décidément aucune idée de l’endroit où elle a atterri mais son instinct lui murmure qu’il ne vaut mieux pas passer pour une parfaite intruse. Peut-être rêve-t-elle ? Doit-elle pour autant suivre une parfaite inconnue ? Celle-ci semble bienveillante mais…
Comme si elle avait suivi le cheminement de ses pensées, la jeune femme la regarde par-dessus son épaule tout en s’engageant sur une allée bien entretenue bordée d’arbres imposants. « Oh, mais je manque à tous mes devoirs ! Bienvenue à la Citacielle, mademoiselle ! Je m’appelle Ashane et vous êtes ici chez moi. Je suis curieuse, cependant : qu’est-ce qui vous amène dans la capitale du Pôle ? » Léo sent que son cœur va éclater – sa tête aussi, tant il y a de choses à se représenter. Anima ? Citacielle ? Pôle ? Que doit-elle répondre ? La femme semble percevoir son désarroi car elle esquisse un sourire qui se veut compatissant : « À vrai dire, mademoiselle, il est heureux que vous soyez tombée sur moi. Vous avez de quoi intriguer, et beaucoup se seraient méfiés. » Léo déglutit difficilement, et son inquiétude ne tarde pas à gagner Chausson, qui se met à frémir. « Par exemple, j’ignorais que les descendants d’Artémis pouvaient arborer des cheveux autres que blonds ou roux – non pas que les vôtres ne soient pas très beaux ainsi ! Cela dit, vous semblez avoir une maîtrise remarquable de votre pouvoir… » Artémis ? Descendants ? Pouvoir ? Mais de quoi parle-t-elle ? Elle doit s’efforcer de faire bonne figure ! « E-euh, o-oui… » C'est raté. Elle fait semblant d’être absorbée par le paysage qui les entoure, mais elle est incapable d’en apprécier la beauté pour l’instant. Tout paraît étrangement… factice ? L’allée mène à une grande demeure au toit d’ardoises et pointillée par endroits d’un lierre délicat. Elle espère y trouver un asile...
Par bonheur, la jeune femme est une pipelette – comme elle aurait pu l’être, si elle avait été dans son assiette ! « Et vous, les animistes, êtes plutôt connus pour votre sens de la famille, raison pour laquelle je m’étonne de vous trouver seule ici… Vite, un mensonge ! — C’est que… La Citacielle… ? est si grande et imposante que je me suis égarée. Mon papa doit me chercher à l’heure qu’il est ! Son petit papa ! miaule-t-elle intérieurement avec dépit. — Ah ! Vous êtes donc venue avec votre père. — O-oui, et aussi avec mon oncle et ma tante. Ils ont quelque chose à faire ici, mais je ne sais pas bien quoi. Moi, je voulais juste absolument découvrir… Euh… — D’autres horizons ? » complète-t-elle avec un air entendu.
Léo acquiesce et considère la porte de bois finement sculptée derrière laquelle elle s’apprête à disparaître. Elle ne sait pas du tout ce qui l’attend, mais elle ne gagnera sans doute rien à trahir sa panique. Il va lui falloir s’adapter… et trouver une façon de rejoindre les siens ! Du reste, rien n’est impossible, n’est-ce pas, tant que Chausson se trouve à ses côtés ?
Jour 9 ; 1090 mots. Univers choisi : La Passe-miroir de Christelle Dabos. | | | | Léocadia Sorbet
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| Flocons januaires II, Calendrier de l'Après. L’horloge du domicile familial indique vingt-et-une heures passées. C’est le moment où Léo s’avachit sur le canapé avec Clara pour regarder un match de Ligue, gros saladier de pop-corn à portée de main – hélas son petit papa ne pourra pas les rejoindre avant la fin de son service ! Depuis quand s’intéresse-t-elle à ce genre de compétition, d'ailleurs, n'aurait-il pas manqué de s'étonner ? Eh bien, depuis qu’elle suit Giacomo dans son défi des arènes, évidemment, et qu’elle a mis un pied dans le monde magique – non. – des supporters ! Ainsi, à chaque tour, elle y va de son petit commentaire admiratif ou plaintif à l’égard des pokémons qui donnent ou reçoivent des torgnoles, fait volontiers la connaisseuse, ce qui, au bout d’une heure, lui vaut un regard amusé et moqueur de Clara : « Tu t’imagines affronter la Ligue un jour, toi ? » lui demande-t-elle en fronçant le nez. Quelle idée terrifiante ! s’écrie Léo intérieurement en sentant son petit cœur battre douloureusement. « Oh non, surtout pas ! Je serais morte de trouille ! » Elle s’imagine surtout dans son rôle de soutien indéfectible. Giacomo, lui, pourrait venir à bout de la Ligue un jour, elle en est certaine ! Mais sa réponse ne semble pas satisfaire Clara, qui la dévisage : « C’est surtout que tu te pâmerais devant Gwenael Somerset, ouais ! » Léo rosit violemment et manque de s’étouffer avec un pop-corn – Chausson, qui ne rate rien du match non plus, se met à la regarder bizarrement. « N-n’importe quoi, d’abord ! » s’indigne-t-elle enfin après s’être essuyé les yeux. « Tu loupes aucun de ses matches ! — C’est faux ! J’ai raté celui du 16 et 24 janvier, celui du 1er et 8 février, et celui du 6 mars ! — J’ai l’impression que tu connais son agenda mieux que lui ! J’suis sûre que t’as dû pleurer toute la nuit après les avoir ratés. Léo s’agite sur le canapé, de plus en plus rouge. — Mais ! Mais pas du tout ! De toute façon j’ai regardé les rediffusions. Puis elle poursuit sur un ton docte, index levé : Je pense simplement que c’est important d’encourager notre champion ! Il vient de Galar, quand même ! Naturellement, Clara croise les bras et la toise avec un air incrédule : — Ah oui, bien sûr, madame fait dans le chauvinisme maintenant. Et Léo, sans surprise, a tout à coup l’air plus bête qu’à l’ordinaire : — Hé hé, c’est quand même le comble pour une fille aussi chevelue que moi d’être chauv - — Allez bonne nuit. — Roh mais non ! Clara ! Reviens ! »
Elle regarde, impuissante, le dos de son amie s’éloigner inexorablement. « Pff. » Un pop-corn pour la peine. « Il n’y a plus que toi et moi, Chausson. » feint-elle de déplorer. D’un œil un peu défiant, le lapereau, qui sent qu’on ne va pas le laisser tranquille, la regarde approcher de lui. Quand il est sûr qu’elle ne veut pas lui voler ses pokéblocs, il se détend et la laisse s’allonger à plat ventre sur le canapé – elle fait ça souvent, de façon à pouvoir l’observer niaisement et… voilà, c’est toujours pareil : lui faire un bisou péteur sur la patte, sur le museau, puis sur le « bidou » comme elle dit. Il piaille. « Tu nous imagines, toi, affronter la Ligue ? » À en juger par le regard concentré qu’il pose sur l’écran, il semble prendre la chose très au sérieux ! Attendrie, elle n’a pas le courage de tout éteindre pour aller se coucher, et puis, elle aime accueillir son petit papa quand il rentre enfin de sa longue journée de travail.
C’est ainsi qu’elle s’endort irrésistiblement sur le canapé.
La première chose qu’elle perçoit, c’est la moiteur du vestiaire où règne une atmosphère étouffante. Elle a l’impression d’être écrasée par une chape d’eau chaude qui étouffe lugubrement la rumeur des cris au-dehors. Une foule en délire, croit-elle reconnaître, et certainement pas pour elle. Pour qui, alors ? Elle n’a pas entendu le nom du champion qu’elle est censée affronter, ou ne s’en souvient tout simplement plus. Tout se mélange dans sa tête. Pourquoi se donner tant de mal ? La peur de décevoir la taraude comme un aiguillon. Elle sent refluer cette nauséeuse envie d’impressionner – qui ? Sa famille ? Ses amis ? Sa maman surtout, en vérité. C’est pour elle, et sur son injonction qu’elle est là, mais elle n’en sait pas plus. À peine se souvient-elle de son propre nom. Les cris redoublent. On acclame le champion, sans doute, mais son identité n’atteint jamais sa conscience. Impossible d’élaborer une quelconque stratégie ainsi ! Stratège, elle ne l’a jamais été, de toute façon. Un bourdonnement se déclare dans ses tempes comme les premiers crépitements d’un feu de forêt. Elle considère sa ceinture de Poké Balls, sans comprendre ce qu’elle fait là. Elle a, juste sous la main, pas moins de six compagnons fidèles, beaucoup plus forts, beaucoup plus endurcis qu’elle, prêts à la suivre jusqu’au bout, et elle craint tout à coup de ne pas être à la hauteur de leurs ambitions – s’agit-il vraiment de leurs ambitions, d’ailleurs ? Elle n’ose pas les sortir, de peur que ses angoisses ne se communiquent à eux. Elle reste seule, oublie que, si elle est là, c’est parce qu’elle a gagné le droit de l’être, qu’elle l’a emporté sur huit champions – mais enfin, quelle bêtise ! Elle n’a jamais été d’un tempérament compétitif, encore moins belliqueux ! Et elle a mis tant de temps à ne plus sangloter bêtement chaque fois que Chausson ou un autre de ses petits trésors a mordu la poussière ! Non, décidément, ça n’a aucun sens ! Alors, brusquement, elle quitte le banc où elle se morfondait et ouvre la porte dont elle est venue – pas celle, bien plus grande et intimidante, d’où elle aurait dû sortir afin de déboucher sur le stade immense cerclé d’écrans pour que tout Galar assiste à sa déconfiture. Elle fuit en piaulant et en courant comme un poulet sans tête : « C’est décidé, demain, je me mets à la coordination ! » Sa voix lui paraît venir d'ailleurs. C’est alors qu’une lumière aveuglante lui brûle les yeux et qu’en sort un gigantesque ruban dans lequel elle s'empêtre malencontreusement. La seconde d’après, elle se réveille au pied du canapé, nez contre le tapis. « Gn… Chaussooon... » Elle se retourne sur le dos, constate qu’elle s’est à peine assoupie dix minutes. Son lapereau lui saute joyeusement sur le ventre. « La Ligue, c’est trop effrayant, mon petit bébé. Je préfère m’empiffrer de pâtisseries et faire des blagues nulles pour le restant de mes jours. Voilà. » Jour 10 ; 1120 mots. | | | | Léocadia Sorbet
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| Flocons januaires II, Calendrier de l'Après. « CLARA ! C’EST L’HEURE DU TÉLÉFILM ! » Ce doit être la magie des fêtes qui pousse l’aventurière désabusée à s’avachir si complaisamment dans le canapé aux côtés d’une Léo ridiculement trépignante. « C’est quoi le titre cette fois ? Un cerveau pour Noël ? Un coup de coude. — Chut, ça commence ! — Ouais, ouais, par l’habituelle musique de clochettes qui nous fait espérer un miracle ou – Un deuxième coup de coude. — Oooh, regarde l’adorable Sorbébé !! »
De toute façon, ce n’est pas comme si elle pouvait s’enfuir de ce sympathique chalet en montagne, loin des commentaires nigauds de sa meilleure amie, n’est-ce pas ? C’est en tout cas ce que semble penser Léo, qui se blottit avec satisfaction contre son bras. L’idée de profiter de la neige pour faire du ski ne lui a de toute évidence jamais traversé l’esprit. C’est juste un coup à se casser le genou, d’après elle – la luge, à la rigueur ! Mais elle tient plus de l’otarie gestante que de la leste panthère des neiges, en vérité : la position avachie, étalée, molle… lui sied beaucoup mieux. Et puis, sur des skis, elle aurait plutôt l’allure d’un Doduo qui se serait mis en tête – et dans une seule, pas deux ! – d’apprendre à voler. Non, son petit plaisir, à elle, c’est de se prélasser bien au chaud quand au-dehors il fait froid ; c’est de regarder tous les téléfilms de Noël programmés depuis le mois d’Octobre et qui la décomplexent totalement sur son jeu d’acteur à deux noigrumes. Il n’y a que Rhubarbe qui ne la juge pas à cet égard : même son Rongrigou semble lui reprocher de s’intéresser à autre chose que des baies !
Alors la voici enrobée d’un pyjama en pilou-pilou – à motifs Coquiperl –, les orteils épanouis dans des chaussettes épaisses et moelleuses, emmitouflée dans un plaid tout doux. Chausson, comme d’habitude, lui sert de peluche – ou de souffre-bisous –, et malheureusement pour lui, il n’a plus la force de lui opposer une quelconque résistance après avoir passé la matinée à faire fumer la neige sous la course folle de ses petites pattes. De part et d’autre de la télévision, le paysage blanc de l’après-midi se découpe dans le cadre des deux fenêtres rehaussées de rideaux colorés. Elle croit entendre au loin, venant des pistes, des cris faussement apeurés et des rires bienheureux. Elle n’y est pas, bien sûr, mais vit cet autre bonheur par procuration en soufflant doucement sur son chocolat chaud onctueux parfumé à la cannelle – dans lequel elle a ajouté des morceaux de guimauve en catimini pour que Clara ne lui prédise pas un terrifiant diabète !
Ah ! Clara a beau faire mine de râler, elle sent bien, au fond, leur communion secrète ! Léo comprend intimement que son amie nomade ne voit pas d’inconvénient à se sédentariser confortablement pour quelques jours, et c’est tant mieux. Elle meurt d’impatience de découvrir l’heureux couple du téléfilm !! Le visage de Clara ne tarde d’ailleurs pas à s’allonger : « Ah. C’est le même acteur qu’hier. — N’importe quoi ! s’indigne Léo par réflexe ; mais elle se penche aussitôt pour y regarder de plus près. T’es sûre… ? C’est qu’elle n’est pas très physionomiste… — Et encore une fois, elle est beaucoup mieux que lui ! Léo pouffe dans son chocolat et lui présente niaisement sa moustache : — Est-ce que tu consentiras à te laisser contaminer un peu par l’esprit de Noël si je te propose un verre de vin chaud à la place du chocolat trop sucré ? Clara feint de s’étirer capricieusement : — Ah ! Ouais ! Fais donc ça, ma douce, je peux changer de chaîne pendant ce temps ? — Non, je regarde !! »
La vérité c’est que, depuis la cuisine ouverte – pas question de rater une minute du téléfilm, elle n’est pas folle non plus ! –, Léo adore écouter les traductions et les résumés désobligeants de son amie. Après tout, c’est aussi drôle et beaucoup moins douloureux que de se casser la figure dans la neige !
Jour 14 ; 678 mots. | | | | Léocadia Sorbet
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| Flocons januaires II, Calendrier de l'Après. Mon petit papa chéri,
Comme je te l’ai promis à Illumis, je t’écris maintenant que je n’ai plus assez de réseau pour t’entendre distinctement au téléphone. C’est amusant de revenir au format de la lettre, même si ça me rappelle un peu le temps où je n’étais pas capable d’écrire sans erreur ! On m’a donné ce beau papier ici, j’espère que tu l’aimeras. Je ne connaissais pas le pokémon en filigrane : figure-toi que c’est un Hélionceau. Adorable, non ?
J’ai eu du mal à m’aventurer sur les routes (c’est toujours un peu effrayant en hiver) mais j’ai réussi ! Je ne savais pas exactement où mes pas me mèneraient, je savais juste que plusieurs bourgades peu éloignées les unes des autres m’attendaient. J’ai finalement atterri entre Bourg Croquis et Quarellis, dans un tout petit village nommé Bouderie. Bouderie, oui ! Rassure-toi, il porte très mal son nom : personne ne boude, ici, et jusqu’à maintenant je n’ai vu que des ridules souriantes aux coins des yeux. Je trouve ce nom mignon, cela dit, comme l’endroit. Il me fait penser aux babines froissées et aux grosses joues gonflées de Chausson quand il est renfrogné, aux colères passagères, sans conséquence. Jean-Guy m’a dit qu’ici, la sérénité et la légèreté l’emportaient sur la rancœur et la gravité, et j’ai déjà pu constater qu’il avait parfaitement raison.
Jean-Guy, c’est un gentil monsieur que j’ai rencontré à l’entrée du village. Je venais à peine d’arriver et la première chose que j’ai remarquée, c’est un petit attroupement sur un terrain de fin gravier, malgré le froid. Il n’y avait que de vieux bonhommes qui lançaient… des boules ! Au début, je ne comprenais quasiment rien de ce qu’ils disaient : ils avaient l’air d’avoir un langage bien à eux. Par exemple, la première expression que j’ai entendue, c’est quand un autre monsieur est arrivé, et que l’un de ses copains s’est moqué de lui (je crois ?) en lui disant : « Ah ! En voilà un qui fait la Micheline ! » Mon étonnement a dû crier bien fort ou me donner l’air bien bête parce que c’est à ce moment-là que Jean-Guy m’a aperçue et s’est approché de moi pour m’expliquer : faire sa Micheline, c’est oublier d’apporter son coffret de boules de pétanque ! La pétanque, papa ! Je n’avais aucune idée qu’une telle activité existait, et que c’était considéré comme un sport très sérieux à Kalos ! Le principe est relativement simple : sur le terrain, il y a ce qu’on appelle un « but », une toute petite boule en bois de trois centimètres de diamètre environ, et il faut marquer des points en lançant ses boules (en métal et jusqu’à huit centimètres de diamètre !) le plus près possible du but. Tu sauras d’ailleurs que le but a plusieurs autres noms : le cochonnet, le bouchon, le petit, le têt, et même le pitchoune ! C’est fou, hein ?
Jean-Guy a quatre-vingt-deux ans, mais ce n’est pas le plus vieux de ses copains. Ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas l’habitude de voir de nouvelles têtes par ici, encore moins d’aussi jeunes, et même s’ils m’ont un peu taquinée au début (je n’arrêtais pas de faire des « paloufs » ! c’est un tir raté, quand on lance la boule beaucoup trop court, pff), ils m’ont appris à jouer avec beaucoup de patience et de bienveillance ! Et c’est vraiment très rigolo ! Voilà cinq jours que j’y suis, et je les rejoins chaque midi avec un panier à pique-nique et mon propre coffret de boules de pétanque à l'effigie de Strassie (j'ai hâte de pouvoir te les montrer !) : c’est Jean-Guy qui me l’a offert ! Et maintenant, comme un petit rituel, c’est moi qui lance le cochonnet !
Tu vois, c’est peut-être un peu étonnant, mais je ne m’ennuie pas du tout ici. Clara dit que j'ai déjà l'âme d'une mémé, et c'est sans doute vrai. Ou alors, ce sont tous ces pépés qui ont l'âme encore jeune ! Et ça me paraît plus juste. J’apprends beaucoup de choses sur l’histoire de Kalos, sur ses traditions, et tout le monde est si gentil ici. Jean-Guy a un regard rigueur et confiant qui accroche tout, j’espère être comme lui quand j’aurai quatre-vingt-deux ans ! Mais ça veut dire que tu ne seras peut-être plus l Il m’a présenté la plupart des villageois, m’a montré ses maisonnettes préférées... Les boiseries sont si charmantes ! Mimosa n’a pas arrêté de butiner aux fleurs des balcons et Charlotte s’est fait beaucoup d’amis.
Bien sûr, il n’y a pas beaucoup de commerces, même pas un centre Pokémon. Toute l’activité du village tourne autour de la pétanque, d’un petit café qui sert aussi de bureau de tabac et d'une épicerie-crêperie qui diffuse une bonne odeur sucrée. Ne t’inquiète pas pour moi, d’ailleurs, j’ai une chambre juste au-dessus, et tout ce dont j’ai besoin, grâce à Madeleine, la gérante ! Elle est vraiment très gentille et m’a appris à faire la citronnade comme on l’aime ici, avec un soupçon de sirop d’orgeat ! C’est divin, même en hiver ! L’ambiance est toujours conviviale : quand on y entre, on a l’impression de recevoir un bisou de bienvenue sur les joues. Je pense que tu t’y plairais beaucoup.
Je ne me suis pas trop mal débrouillée, non ? Tout ça grâce à la générosité des habitants ! Parfois, je me dis que j’ai une chance insolente, mais j’essaie de bien le leur rendre. Je parle beaucoup avec Madeleine : elle me raconte ses voyages et ses amourettes de jeunesse, me montre des photos de ses enfants... Ils lui manquent, c’est évident, et comme ils ont dû s’installer à Roche-sur-Gliffe pour leur travail, ils viennent rarement la voir. Et puis, tu sais, son mari est mort il y a deux ans, après cinquante-trois ans de mariage ! On appelle ça des noces de merisier ! C’est beau, non ? Je vais rester encore quelques jours parce que je n’ai pas encore fait la connaissance de tout le monde et que je suis déjà très attachée à eux. D’ailleurs, aujourd’hui, j’ai appris une nouvelle expression : « faire un biberon » ! C’est quand tu lances ta boule et qu’elle colle le but. C’est vraiment trop chou ! Bon, par contre, le pauvre Marcel s’est fait un tour de reins : à la pétanque, c’est à celui qui y échappera le plus longtemps ! Ne t’inquiète pas pour lui, je vais faire tout mon possible pour l’aider à se rétablir !
J’espère que tout va bien de ton côté, mon petit papa, et que tu es aussi bien entouré que moi. Je ne sais pas quand ma lettre te parviendra, mais je t’appelle dès que le réseau me le permet. Prends bien soin de toi, et lis ma lettre à Granny : je suis sûre qu’elle adorerait Bouderie ! Plein de bisous sur tes petites joues !
Ta Léo qui t’aime et pense bien tendrement à toi. ♡
Jour 16 ; 1160 mots. | | | | Léocadia Sorbet
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| Flocons januaires II, Calendrier de l'Après. Il lui semble bien que quelque chose cloche, ce matin-là, mais c’est avec la résignation des ancêtres qu’elle s’arrache à la chaleur de son lit en miaulant un « Ouille, mon pauvre dos ! » Il y a dans sa voix étonnamment chevrotante l’accent de l’habitude. Elle a une étrange conscience de ses gestes par la prudence avec laquelle elle les exécute, mais ne fait plus attention à la pomme bienheureusement ratatinée qui apparaît dans le miroir au moment de sa toilette, ni à l’épais moutonnement de cheveux gris qui dégringole par-dessus son épaule. Elle enfile une ample robe claire, de celles qui permettent de profiter des beaux jours tout en se protégeant du soleil, sa capeline fétiche et ses chaussons d'extérieur, comme elle les appelle, puis sort de sa petite maison. Elle met plus de temps qu’à l’ordinaire, évidemment : ses bonds de cabri sont devenus de petits pas timorés et il lui semble que le sol est plus proche, qu’il l’attire chaque jour davantage. Par bonheur, le brave Alexis, un garçon si aimable et si prévenant qui habite à deux maisons de la sienne, lui a installé une rampe fort pratique et elle n’a plus à risquer de se rompre le cou en descendant les marches du perron. Elle progresse tranquillement, les mains nouées au bas de son dos voûté. Oh, elle n’a jamais autant senti l’entrave de son corps mais enfin, elle n’est pas infirme, et elle sent qu’elle a le temps, qu’elle peut savourer le moment présent à son aise. Elle ne questionne pas vraiment son état, a l’impression de se livrer à une routine salutaire, et c’est ainsi qu’elle porte ses petits pas tant bien que mal vers le parc fleuri, s’arrêtant quelquefois pour regarder passer un cycliste – tout doucement, pour éviter le torticolis –, avec un regard satisfait qui n’est pas sans rappeler l’attention sereine des bovins. Elle a le sourire par défaut et les yeux plissés de celle qui n’y voit plus grand-chose mais a décidé que la vie valait la peine qu’on lui offre une figure bienveillante en toutes circonstances. Elle rencontre quelques-uns des villageois qu’elle connaît – elle les connaît tous, par ici –, s’étonne toujours – comme une adulte prise sur le fait d’avoir vieilli – de se faire appeler respectueusement, tendrement parfois, « Madame Sorbet » ; les gens sont gentils, ne lui font pas sentir le poids de la sénilité, elle n’est pas de trop, mais vraiment, « Bonjour, Madame Sorbet ! », c’est si étrange, si incongru, depuis combien de temps ne l’a-t-on pas tout simplement appelée Léo ? Et puis il y a les promeneurs de passage, ceux qui lui sourient timidement et qui détournent pudiquement les yeux de peur qu’elle ne se mette en tête de vouloir faire leur connaissance en épiloguant sur le beau temps – ce n’est pas méchant, on s’imagine qu’une petite mémé s’ennuie et qu’elle n’a que ça à faire, parler aux inconnus de tout et de rien, et certains jours c’est vrai, elle voudrait être un peu moins seule et que ses interactions ne se limitent plus à l’aide qu’on lui fournit si généreusement au quotidien ; néanmoins il faut bien que vieillesse se fasse, paraît-il, alors elle lâche un énième soupir résigné – mais un soupir souriant, toujours.
Elle ne se sent pas si vieille, pourtant. Sa figure et ses mains parcheminées contrastent sans doute avec ses yeux vifs, ceux d’un esprit resté jeune, comme s’il y avait eu méprise. Les faits sont là, hélas : elle ne peut plus vraiment se baisser pour cajoler les fleurs du bout du nez. Du moins peut-elle encore les contempler tout son soûl !
C’est pour cela qu’elle éprouve chaque fois tant de plaisir à atteindre enfin le petit parc fleuri – son petit parc. Elle s’assoit, comme toujours, sur son banc favori, lentement, péniblement n’oserait-elle rectifier, le popotin prudent, en éclaireur – elle s’aperçoit d’ailleurs qu’elle a oublié sa canne ; mais en a-t-elle vraiment une ? ou s’y refuse-t-elle tout simplement ? et pourquoi Chausson n’est-il plus là pour lui donner le bras ? –, en somme elle s’assoit par degrés, dans un long soupir de soulagement poussé par ses vieux os, et la voilà enfin paisiblement installée, ses petites mains lovées contre ses cuisses, prête à regarder le long film de l’existence. Il fait un temps radieux, elle en enlèverait presque son chapeau, mais elle ne doit pas ; il paraît qu’elle est fragile, il faut faire attention à vous, Madame Sorbet, qu’elle court le risque de faire une méchante insolation, pensez à bien vous hydrater, je vous ramène de nouveaux packs d’eau cet après-midi, et puis c’est à l’ombre de son chapeau qu’elle peut observer discrètement les jolis couples comme celui qui se forme à cet instant sous ses yeux.
Ah, c’est souvent la même parade amoureuse ! La dernière fois, c’étaient deux jeunes garçons ; une autre fois encore, impossible à distinguer, à mort les genres, c’est bien la seule utilité d’y voir flou ; là, c’est plus net, presque convenu, mais elle trouve ça beau quand même – l’amour naissant l’est toujours dans sa gauche simplicité. Ils sont charmants tous les deux ; on se regarde fébrilement tout en feignant de ne pas être trop atteint, on s’apprête à se quitter mais on ne sait pas trop comment, on pense déjà à la prochaine fois sans comprendre pourquoi il doit nécessairement y avoir un intervalle entre les deux ; pour paraître raisonnable, se dit-on, pour faire semblant, pour se manquer et se retrouver avec plus de plaisir encore. Là, qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de nous-mêmes, la bise ? juste un baiser sur la joue ou carrément sur les lèvres ? Elle en glousserait presque. Bien sûr c’est le heurtement de nez et le baiser maladroit sur la joue qui l’emportent, à charge de revanche. Il a toutes les peines du monde à s’en aller, mais c’est quand même elle qui le regarde partir, allez savoir pourquoi ; et puis tant mieux, ça arrange mémé : « Psst ! » Léo agite vivement sa petite main fanée en direction de la jeune fille, « Psst !! », qui se pointe du doigt pour être sûre qu’il s’agit bien d’elle, et comme la petite mémé insiste avec enthousiasme, elle approche, mais ne sait pas quoi répondre quand on lui demande abruptement : « Mais pourquoi ne l’as-tu pas embrassé, ce charmant garçon ? » On rougit très fort, et puis de quoi se mêle-t-elle mamie, mais on n’ose pas le lui dire en ces termes évidemment, alors on lui grimace un sourire gêné et on s’enfuit.
Léo ne se vexe pas, elle reste là, à écouter tranquillement le pouls de la matinée, et elle s’étonne à peine lorsque la jeune fille revient pour s’installer timidement à côté d’elle, comme pour rejouer la scène, la refaire, parce que c’était indélicat de sa part de s’en aller comme ça, parce qu'on laisse pas mémé dans un coin et qu’elle a peut-être envie de savoir ce que celle-ci pourrait bien avoir à lui dire sur les charmants garçons et les baisers qu’on peut leur donner.
Léo, qui a tout compris, la taquine d’un léger coup de coude comme s’il s’agissait de sa propre petite-fille : « Alors, alors… ? On hésite encore et puis, finalement, pourquoi pas : on se prend au jeu. Un sourire en coin : — Alors il y a qu'je sais pas trop comment m’y prendre. — Comment l’embrasser ? Ah ! Tu te poses la même question lorsque tu t’apprêtes à tartiner ta biscotte de confiture ? C’est pourtant simple, il y a ta bouche – elle lève sa main gauche –, la sienne – lève la droite en vis-à-vis –, et paf – oui : paf ! –, vos deux bouches ensemble, en plus doux si tu préfères, mais tu vois l’idée. On rit doucement, l’air de dire que c’est plus compliqué que ça n’en a l’air, et c’est presque en bredouillant qu’on s’explique : — C’est que… Il est pas très entreprenant. J’aurais bien aimé qu’il fasse le premier pas mais… — Rien du tout. Si tu en as envie, c’est à toi de le faire, mon petit. Embraaasse le garçon, là – cette fois elle tape le dos de sa main droite contre sa paume gauche, insiste avec l’énergie de ceux qui n’ont décidément plus de temps à perdre en tergiversations – bouche contre bouche ! On rit encore, la gêne ne se dissipe pas. La petite mémé sait déjà quel est le problème. — Mais s’il veut pas ? — Eh ? S’il ne veut pas, il te le dira, mais si tu ne fais rien, tu ne sauras jamais. Et puis, à quoi ça peut bien servir d’autre, un garçon, à part être embrassé ? Elle laisse échapper un petit gloussement fripon. C’est ce que ma meilleure amie disait ! Cette fois, le rire est un peu plus franc – et puis il y a ce timide cri du cœur : — J’ai quand même peur qu’il me repousse… Mémé fait claquer sa langue contre son palais à plusieurs reprises : — Qu’est-ce que ça peut faire ? C’est ta vanité qui parle, mon petit. S’il te repousse, tant pis, ça ne t’en rendra pas moins aimable, et il y aura un tas d’autres garçons à embrasser ! Et s’il ne te repousse pas, tu imagines ? Ah, ces jeunes ! Bientôt tu vas me dire « J’ai peur que ça finisse ! » alors que ça n’a même pas encore commencé ! La jeune fille tricote avec ses doigts, et Léo se dit qu’il n’y a que dans ce genre de petit village qu’on se pose tant de questions. — Mais c’est que… Il est spécial. J’aimerais vraiment qu'ce soit lui. J'veux pas tout faire rater, vous voyez ? Se donnant l’air d’être confrontée à un nouveau problème, autrement sérieux, Léo feint de réfléchir intensément. — Dans ce cas… Elle marque une pause pour dramatiser sa réponse, puis reprend très solennellement : Il faut que tu lui fasses un gâteau. Bien sûr, on la dévisage incrédulement. — Un gâteau… ? Et la mémé n’en démord pas – merci à son dentier –, elle hoche vigoureusement la tête – enfin, aussi vigoureusement que ses cervicales ne le lui permettent : — Un gâteau. — Et s’il n’aime pas ? Mémé a un petit sursaut indigné : — Pardonne-moi, mon trésor, mais s’il n’aime pas les gâteaux, alors tu n’as rien à faire avec lui. On l’implore de rester sérieuse, tout de même. — Je parle en connaisseuse ! rétorque-t-elle fièrement. Des garçons, j’en ai embrassés des tas ! Et même des filles ! Mais mes plus belles histoires d’amour ont toujours commencé par un gâteau. La jeune fille s’amuse à nouveau : une petite mémé qui assume son cœur d’artichaut, ce n’est pas commun, croit-elle. — C’est vrai… ? Léo se penche mystérieusement vers elle, comme pour la faire entrer dans la confidence : — Le secret, c’est d’en manger un bon quart avant de le leur offrir. Ils m’ont toute trouvée irrésistible à cause de ça, alors que c’était juste plus fort que moi ! Ha ! Elle a un petit pouffement ravi avant de s’appuyer sur le banc pour se redresser. Bon, assez papoté, aide-moi à me lever et donne-moi ton bras, mon petit. Tu vas me suivre. On s’exécute de bonne grâce, non sans curiosité : — On va où ? — Chez moi, bien sûr. — Chez vous… ? — Mais, oui, enfin ! Pour préparer ce fameux gâteau ! »
Et, comme il fallait s’y attendre, on n’ose pas lui dire non, à mémé Léo.
Jour 19 ; 1920 mots. | | | | Léocadia Sorbet
C-GEAR Inscrit le : 23/12/2020 Messages : 286
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| Flocons januaires II, Calendrier de l'Après. Moi, je cours et je saute partout pour désorienter mes adversaires, Léo elle fait pareil mais avec ceux qu’elle aime, et alors elle m’aime beaucoup, beaucoup, beaucoup, je sais parce que autour de nous, le monde est très grand, y a une ligne tout au bout du chemin, on appelle ça l’horizon, c’est Léo qui m’a dit, et cette ligne elle est sans fin, mais tout à coup elle finit, paf, dans un bisou, un gros bisou même, Léo se penche sur moi et le monde devient tout petit, y a juste son bisou qu’on dirait une baie Pêcha, ça cache tout le reste, je vois plus rien parce que je ferme les yeux et je tends le museau, c’est plus fort que moi, on dirait que je suis fait pour ça, être « bisouté » comme dit Léo, voilà, une éclipse du monde par le bisou, elle dit ça aussi, et pis j’ai compté, ça arrive au moins cent fois par jour, avant je louchais pour la suivre jusqu’au bout mais ça m’a donné mal à la tête à force, alors quand je ferme pas les yeux je regarde ailleurs, mais c’est pareil parce que elle a cette fourrure noire partout autour du museau et c’est du grand n’importe quoi on voit même plus ses oreilles la pauvre et elles sont toutes petites en plus c’est vraiment pas normal mais je l’aime quand même, voilà, je crois que les bisous c’est important et ça me gêne pas trop, c’est fatigant des fois mais j’aime bien et pis elle est gentille elle me laisse courir partout et elle me prépare plein de bonnes choses à manger même si je sais qu’elle en profite pour me bisouter encore plus parce que j’arrête de bouger quand je mange et alors elle me regarde avec un air bébé et elle couine comme moi, c’est un peu une copieuse quand même, et paf, encore des bisous, j’ai l’impression qu’elle m’en fait encore plus depuis qu’on est partis de la maison, là-bas y avait ma maman pour s’occuper de moi mais ma maman perdait moins son temps à me « cajoler », ça aussi c’est un mot de Léo, ma maman elle me donnait à manger quand j’avais faim, me mordait le bout de l’oreille quand j’étais pas sage et m’apprenait à courir quand j’arrivais pas à tenir en place, Léo quand j’ai faim elle me donne à manger et me bisoute, quand je suis pas sage elle fait « Tututut » et me bisoute et quand j’arrive pas à tenir en place elle me prend dans ses bras et me bisoute, c’est quand même pas mal la vie d’humain, j’aime bien, c’est pas toujours facile mais j’aime bien, et pis quand on est occupé à « cajoler », c’est qu’on est pas en train de faire des bêtises, et ça, les bêtises, on connaît tous les deux, elle vient toujours me sauver quand j’en fais et elle me crie même pas dessus, elle me serre juste un peu plus fort dans ses bras, c’est peut-être une punition genre par étouffement mais je crois pas, elle pleure beaucoup dans ces moments-là et moi j’aime pas quand elle pleure c’est comme quand je croque dans une baie très amère alors je me dis que je ferai plus jamais de bêtise et pis une lune après je recommence et d’ailleurs elle fait pareil, c’est rigolo on se ressemble beaucoup je crois même si des fois elle se prend trop pour ma maman, elle a peur pour moi alors que j’aimerais bien relever des défis plus grands que nous et c’est peut-être pour ça que je grandis pas, je sens bien qu’elle a pas envie et même elle c’est une toute petite humaine y a plus que sa fourrure qui pousse et des fois je me dis qu’elle va disparaître dessous et je voudrais la protéger contre les méchants mais si je grandis trop elle pourra peut-être plus me serrer dans ses bras ou me faire des bisous et je sais pas si j’ai envie non plus alors je reste bébé parce que je nous aime beaucoup comme ça, elle est petite et douce comme une baie Mepo, ma Léo.
Jour 22 ; 700 mots. | | | | Léocadia Sorbet
C-GEAR Inscrit le : 23/12/2020 Messages : 286
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| Flocons januaires II, Calendrier de l'Après. Chère petite maman Noël,
Je suis un peu embêtée car je n’ai pas été très sage cette année. Je me dis que ça ne sert à rien de te mentir, parce que tu vois tout depuis ta jolie maison, même pendant l’été tu as dû me voir en train d’écraser les bégonias dans le jardin et manger la moitié du pot de pâte à tartiner avec une petite cuillère et dire que c’était pas moi mais que c’était Cabochon, alors je culpabilise un peu oui. J’ai fait beaucoup de bêtises je crois et ça me rend triste parce que quand j’ai soufflé mes sept bougies j’ai fait la promesse de donner moins de grumeaux à mon petit papa. Mon petit papa me sourit tout le temps et ne me gronde jamais, mais je vois bien qu’il se fait du mouron, c’est ce que mon tonton il dit, arrête donc de te faire du mouron, Martin (c’est le prénom de mon petit papa c’est joli hein) et je sens bien que c’est à cause de moi, et toi tu sais pourquoi je dis ça chère petite maman Noël j’ai pas besoin de t’expliquer en plus ça fait mal encore comme un gros bobo. Bon. Tu me pardonnes, dis ? J’ai demandé à mon petit papa aussi et il m’a répondu qu’il avait rien à me pardonner mais je pense qu’il dit ça pour me faire plaisir parce qu'il m'aime tout le temps même quand je suis pas sage. Je pense pas être une méchante petite fille tu sais mais des fois j’ai envie de mordre des trucs et écraser encore plus de trucs et après je pleure un peu et je vais faire des bisous à mon petit papa et il m’emmène faire un gâteau parce que j’aime beaucoup ça. Est-ce que je peux comme quand même te demander ce que je veux pour Noël ? C’est pas grand-chose mais peut-être que si parce que pour moi c’est très très très important : je voudrais que mon petit papa soit heureux et moi aussi un peu. Est-ce que ça existe une tablette de chocolat qui se finit jamais ? Sinon tu peux l’inventer s’il te plaît petite maman Noël ? Je crois qu'il aimerait beaucoup ça parce que la tablette serait pas juste que pour moi toute seule ça non. Ah je sais aussi que sa montre est cassée alors ce serait bien qu’on lui offre une nouvelle montre parce qu’il trouve pas ça très rigolo que j’arrive en retard à l’école alors que moi j’aime bien. Si tu veux m’offrir quelque chose à moi aussi même si j’ai pas été sage (mais t’es pas obligée hein c’est pas ce que je dis) je voudrais bien un petit Mystherbe en vrai ou en peluche c’est pas grave c’est bien aussi et pourquoi pas une petite robe avec des cerises dessus parce que j’en ai déjà une avec des fraises des pêches et des bananes mais j’en ai pas avec des cerises et ma tata nous en a ramené plein la dernière fois et je trouve ça vraiment très bon. Voilà, j’espère que tu vas bien petite maman Noël et que tes pokémons aussi. Moi je pense que tu as des Haydaim pour tirer ton traîneau mais Clara dit que tu as des Tiboudet pff n'importe quoi. On te laissera des biscuits, du jus de Croquine et des Poké Blocs pour quand tu descendras du ciel et il y aura aussi ma couverture toute douce sur le fauteuil si jamais tu veux te reposer. J'espère que ça te dérange pas que je t'écrive à toi et pas à ton monsieur gentil mari mais tu pourras lui dire bonjour de ma part d'accord.
Je te fais des gros bisous et à mon petit papa aussi parce que c’est lui qui m’a aidée à écrire la lettre et qui a corrigé mes fautes et même qu'il a souri tout plein.
Bisous ♡ bisous ♡ bisous ♡♡♡
Léo ♡
Jour 25 ; 660 mots. | | | | Léocadia Sorbet
C-GEAR Inscrit le : 23/12/2020 Messages : 286
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| Flocons januaires II, Calendrier de l'Après. Après de longs jours d’imploration – c’est faux : il avait suffi de trois secondes –, son papa avait consenti à ce qu’elle passe quelques jours chez son tonton, qui gardait toujours dans ses placards mille bonnes choses à manger. De quoi lui changer un peu les idées et apaiser ses envies de frasques. Gaël Sorbet s’était réjoui de sa venue, évidemment, et avait tout préparé en conséquence. On l’avait bien mis en garde contre son incorrigible gourmandise, mais comment refuser quoi que ce soit à son adorable nièce qui était tout récemment devenue le malheureux jouet du sort ? Ainsi, chaque matin, pour le sacro-saint petit-déjeuner, c’était le même rituel – et la même apocalypse sucrée dans la cuisine, que son tonton orchestrait avec une complaisance qui la consolait et la remplissait de gratitude. Les coudes bien enfoncés dans la table et les jambes enroulées comme deux petits serpents aux pieds de sa chaise, Léo, sept ans, se tenait en bon équilibre malgré le mouvement de balancier qu'elle imposait, entre deux mastications, à son siège surmonté d’un coussin en forme de Ramoloss. Elle ne manquait jamais de contempler amoureusement sa tartine banane-chocolat-sucreries-non-identifiées avant de croquer dedans avec enthousiasme, se barbouillant la bouche, le nez et les joues avec un air parfaitement insouciant. Là, son tonton s’attendrissait tout en feignant de la trouver « cracra », se penchait sur elle pour lui chatouiller le front d’un baiser prudent, puis deux, et elle se laissait bisouter avec tout l'abandon goguenard que seule une petite fille au visage gluant peut démontrer, avant de lui tendre d’un geste généreux et confiant une de ses tartines au contenu aussi inquiétant qu'étrangement ragoûtant. « Mange avec moi, mon tonton ! » miaulait-elle en croyant bien faire ; mais celui-ci lui préférait généralement le verre de lait qu’elle tardait toujours à entamer – une nébuleuse histoire de goût. Alors, elle écarquillait les yeux avec horreur – oui. –, considérait son lait en train de disparaître, puis ses précieuses tartines, qu'elle avait préparées avec tout le peu de soin dont elle était capable, enfin le verre désormais vide et la moustache de lait qui se superposait à celle, rousse, de son tonton. Le méfait se commettait si vite qu'elle ne pouvait qu'émettre un « mais... ! » outré et regarder avec impuissance le fruit de son travail se faire snober éhontément. Aussi finissait-elle par l’engloutir elle-même avec l’appétit d’un Goinfrex, tout en oubliant d’en tenir rigueur à son tonton, parce que celui-ci, en l'observant, affichait immanquablement une bouille satisfaite – et toute la bonhomie que son être semblait en cet instant transpirer la poussait à sourire béatement, pas fâchée pour deux noigrumes.
Jour 28 ; 440 mots. | | | | Léocadia Sorbet
C-GEAR Inscrit le : 23/12/2020 Messages : 286
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| Flocons januaires II, Calendrier de l'Après. Son petit papa l’a naturellement mise en garde contre la sordide ville de Smashings, mais il est absolument hors de question pour elle de faire la moindre impasse lors de son périple, qui se doit d’être épique de bout en bout ! Et puis, que craint-elle ? Elle n’a pas peur, jamais, et il lui semble que rien ni personne ne peut l’arrêter ! Il se murmure d’ailleurs depuis le début de son voyage qu’elle possède une arme secrète pour parvenir à ses fins à coup sûr, si bien que, quand elle se rend au Centre Pokémon, ce n’est jamais pour soigner son équipe – pas besoin, quand on est si forte, si intouchable ! –, mais pour faire un brin de causette avec l’infirmière ou même lui prêter main forte, tiens, puisqu’il n’est rien que Léocadia Sorbet ne sache faire !
Quand elle arrive en ville, tout le monde aurait changé de trottoir si la municipalité avait daigné les reconstruire ; elle paraît hermétique aux regards hostiles des loubards et ne remarque pas non plus qu’ils se nuancent progressivement de peur et d’admiration – la mignonnerie suprême, ça calme direct, comme dirait Noah !
La rue qu’elle traverse est jalonnée d’ordures, mais pour elle ça n’a rien d’un long couloir de la mort, non : elle la transfigure par son fredonnement allègre et son pas primesautier, au point qu’elle paraît plutôt flâner le long d’un mignon petit sentier bordé de fleurs. Où va-t-elle ? Nul ne le sait. À son aura impressionnante, il est cependant facile de deviner qu’elle s’apprête à accomplir de grandes choses, comme manger un millefeuille véritablement composé de mille feuilles, regarder sous le déguisement d’un Mimiqui et devenir sa meilleure amie, siroter jusqu’au bout un Théffroi et péter la forme et, bien entendu, sauver la veuve et l’orphelin !
D’ailleurs, comme on peut s’y attendre dans un endroit aussi malfamé, un cri d’épouvante ne tarde pas à s’élever dans le silence menaçant qui plane au-dessus d’eux. Sans la moindre hésitation, avec le courage d’une horde de Tauros, Léo s’élance aussitôt vers sa provenance ; le sol chauffe sous la rapidité et la puissance de sa course, si bien que les loubards qu’elle surprend en train de voler une Poké Ball à une pauvre dame – dont on ne sait pas ce qu’elle fout là mais qui va gentiment servir les besoins scénaristiques – sont déjà effrayés quand elle s’arrête devant eux ! Il y en a au moins vingt, mais elle ne tremble pas et esquisse un pas supplémentaire vers eux, déterminée. Celui qui semble être leur chef s’avance en bombant le torse et en croisant les bras dans une posture qui se veut intimidante, mais il est évident que son mètre cinquante-six est bien plus imposant – et qui sait quelles armes de destruction massive elle peut bien cacher dans ses cheveux ! « Qu’est-ce qu’elle nous veut, la morveuse ? éructe-t-il en la toisant méchamment. Moi j’crois qu’elle va pas faire la conne, nous laisser à nos petites affaires entre adultes et retourner bien gentiment dans les jupes de sa mère, hein ? » Les loubards qui l’accompagnent ont l’air coriace : ils n’ont même pas été perdus dès le troisième mot de sa tirade et ils s’avancent à leur tour en tapant le poing dans leur paume avec un air mauvais. Léo ne manifeste aucune crainte néanmoins et pose fièrement les mains sur les hanches : « Déjà, je n’ai pas de maman, elle m’a abandonnée quand j’avais six ans – murmures stupéfiés parmi les loubards !! –, ensuite, vous allez rendre son pokémon à la madame, sinon… — Sinon quoi, morveuse ? Il est tout près, désormais, et Léo lève dignement le menton pour lui tenir tête : — Sinon, vous allez tâter de mon invincible sourire à la puissance phénoménale : le sourire de la tendresse et de l’amitié !! »
Les murmures dérapent aussitôt en petits cris d’effroi et dix-huit loubards prennent immédiatement la fuite, paf ! Les deux qui restent ont de toute évidence du mal à tenir sur leurs jambes ! Elle voit le chef la dévisager avec incertitude et déglutir péniblement. Selon toute apparence, il ne sait plus quoi dire et doit maintenant mobiliser tous ses efforts pour contrôler sa vessie ! « Ha ! fanfaronne-t-elle. Ça t’en bouche un coin, n’est-ce pas ? Le chef serre le poing à s’en blanchir les phalanges et l’un de ses sbires, qui craint l’escalade, se sent obligé d’intervenir : — Laisse tomber, boss, elle est beaucoup trop mignonne, on va tous passer à la moulinette de la niaiserie ! — Ouais, boss, renchérit l’autre en tremblant, et moi j’ai plus assez de dents pour choper de nouvelles caries ! »
Le chef crispe ses mâchoires, de longues secondes défilent et, finalement, il tape du pied au sol en grommelant un « Rah ! MERDE ! » avant de prendre la fuite avec ses deux acolytes.
La pauvre dame, qui a récupéré sa Poké Ball et peine encore à se remettre de ses émotions, s’approche fébrilement de sa sauveuse : « Oh, je ne sais pas comment vous remercier, mademoiselle ! Vous avez été incroyable ! » Léo, toute fière, secoue négativement la tête pour signifier qu’elle n’attend rien en retour et lui adresse le clin d’œil complice des héroïnes intrépides ; mais, subjuguée par tant de charisme, la dame défaille et elle doit la rattraper avec des airs de princesse charmante : « Oh pardon, madame, j’ai tendance à ne pas mesurer l’étendue de ma mignonnerie ! » Ah ! Ce n’est décidément pas facile d’être si mignonne ! Mais enfin, tout est bien qui finit bien !
Jour 30 ; 920 mots. | | | | Contenu sponsorisé
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