Il soufflait un tel vent d'été, ces temps-ci, que parmi toutes les invitations que je recevais dans le cadre de mon travail de Maîtresse de la Ligue, j'avais bien du mal à m'obliger d'accepter celles qui impliquaient de s'enfermer dans une pièce sans fenêtres pour des déjeuners qui débordaient jusqu'au milieu de l'après-midi ou dans un studio de tournage, à faire la promotion de la nouvelle pokéball développée par l'entreprise partenaire de la Ligue ou d'une crème de massage spéciale Pokémon fossiles Pénètre-dans-la-roche-sans-l'amollir (il y avait des sponsors dont je me serais bien passée). Je passais le maximum de mon temps libre dans le parc du QG, à profiter des installations extérieures, et si je prenais sur moi pour honorer même les devoirs les plus rébarbatifs, lorsqu'un choix était possible, je priorisais toujours ce qui me permettrait de prendre l'air. Terence comprenait : il présélectionnait pour moi les sollicitations vraiment attrayantes, et prenait en compte mes demandes quand, attablés à une table de jardin, nous nous penchions sur les emplacements vides du planning qu'il restait à compléter.
Lui et moi nous étions rapprochés depuis l'aide qu'il m'avait apportée avec Louis. D'une certaine façon, j'avais compris que, depuis le début, il avait toujours été prêt à m'offrir son soutien, mais que je ne lui en avais pas laissé la possibilité ; quant à lui, il n'avait pas osé, n'avait sans doute pas compris, non plus, la nature de l'aide qu'il pourrait m'apporter, jusqu'à ce que je ne lui en fasse ainsi la demande explicite. Depuis, même si beaucoup de choses nous séparaient encore, j'avais l'impression que nous nous comprenions davantage sur le plan humain. Nous nous accordions une confiance basée sur un respect mutuel – du moins, c'était ce qu'il me semblait.
C'était sans doute aussi tout ce temps passé enfermée avec Louis qui me donnait, à présent, une telle envie de respirer. Il allait désormais un peu mieux, mais il ne quittait toujours pas la chambre. J'avais besoin de me préserver, moi aussi : je ne pouvais donc passer tout mon temps libre avec lui, et ce fut justement pour ce besoin de respirer que l'invitation à la journée d'inauguration des nouveaux aménagements du Centre Aérien me réjouit.
– Aaah ! Le Centre Aérien ! Celle-là, on ne peut pas la manquer !
Le Centre Aérien de la route 8 de Kalos, ou LA plus grande structure pour dresseurs aériens du pokémonde. Doté de plusieurs terrains d'entraînement, d'une salle de simulation de vol, de nombreux équipements ainsi que d'une volière, le Centre était également une école, qui dispensait une formation de dresseurs aériens reconnue comme la meilleure des huit régions réunies. Depuis l'époque de mon voyage Pokémon, je l'avais fréquenté à plusieurs reprises, l'établissement étant un incontournable pour une dresseuse kalosienne spécialisée dans le type Vol. Suite au départ de l'ancien directeur, le Centre avait été repris par une jeune femme pleine d'ambition qui avait entrepris de grands travaux pour moderniser les installations : je m'étais alors proposée pour lui accorder des subventions au nom de la Ligue Pokémon, et j'avais donc ainsi participé à parrainer le projet.
Avec pareils sponsors, le Centre Aérien ne pouvait qu'organiser un grand événement pour saluer l'aboutissement des rénovations... Et mes yeux n'eurent pas à descendre beaucoup sur la liste des invités pour que je découvre le nom de celle que je cherchais : aha ! Je savais qu'elle aussi avait soutenu le projet. Je m'empressai de lui envoyer un SMS pour qu'elle me confirme sa présence, SMS auquel elle me répondit moins de deux minutes plus tard :
DE: CAROLINA – Ada ! Ouiiiiiii bien sûr que je serai là ! On va pouvoir se voir ! :D Ça fait longtemps !! >o< DE: CAROLINA – Hâte de faire une gratouille à Loh ! J'espère qu'il va bien ! Anzû aussi ! :D DE: CAROLINA – Plein de bisous ! <3 <3 <3 DE: ADA – Haha, j'en suis ravie aussi ! Oui, Loh et Anzû vont bien, j'espère qu'il en va de même pour les tiens ! :) Au plaisir de te voir au Centre ! DE: CAROLINA – <3
Carolina, la championne d'arène de Parsemille, était une amie de longue date. Elle était certes un peu plus jeune que moi, mais notre spécialité commune nous avait un jour amenées à nous rencontrer et nous avions vite sympathisé, son caractère très vif et enthousiaste facilitant les choses. Elle avait un Lakmécygne, comme moi, et c'était moi qui l'avais aidée à faire reconstituer son fossile d'Arkéapti. La région de Kalos ne disposant pas d'arène du type Vol, Carolina était parfois appelée lors des événements officiels, et la Ligue encourageait notre amitié. Pourtant, nos occupations respectives avaient, ces derniers temps, beaucoup espacé nos entrevues.
– Avec deux championnes Vol sur place, le Centre Aérien va se faire une belle publicité ! conclus-je à l'attention de Terence en prenant mon stylo pour rédiger ma réponse. – Et le Comité aussi, remarqua-t-il.
L'occasion de montrer leur soutien financier et relationnel aux diverses structures régionales, de s'inscrire dans une optique de valorisation des progrès technologiques dans le domaine du dressage, et de faire apparaître les liens entre leur Conseil 4 et les champions régionaux : pas de doute, cette invitation s'inscrivait pleinement dans mes tâches de championne et aurait des retombées médiatiques, mais c'était bien par plaisir que je comptais avant tout l'honorer.
Quand je descendis de la voiture, accompagnée de Lohengrin, de Terence et d'un garde du corps habillé en civil, un employé du Centre vint aussitôt nous accueillir. Je portais un élégant chemisier de lin blanc et un ample pantalon mauve (j'avais évité la robe au cas où un petit vol s'imposerait), avec pour tout bijou une broche en forme d'aile de Lakmécygne, placée près du cœur.
Droit et fier devant nous, scintillant sous les reflets du soleil, se dressait le haut bâtiment vitré. Autour, un parking, les structures et terrains d'entraînement et la volière, de l'autre côté du parc, dont on apercevait quelques angles, et l'ensemble installé au sein de vastes espaces verts et venteux malgré le ciel dépourvu de nuages.
Je ne pus éviter les flashs en sortant de la voiture, mais comme j'étais loin d'être la seule invitée importante, j'espérais que cette attention ne durerait pas tout l'après-midi. Un certain nombre de visiteurs et de journalistes étaient déjà là : comme j'avais une autre obligation ce matin, nous avions un certain retard sur l'heure du rendez-vous. Une fois à l'intérieur du bâtiment, l'atmosphère me parut aussitôt plus conviviale. Le hall était assez vaste pour que les journalistes et invités demeurent par petits groupes, avec des employés, le tout dans le brouhaha des conversations et des bruits de talons dont l'écho résonnait sous le très haut plafond. J'avançai vers le bureau d'accueil, mais je repérai soudain la directrice qui me vit aussi et quitta aussitôt ses interlocuteurs pour venir vers moi.
– Mme Freimann ! Quelle joie que vous ayez pu vous libérer ! – Mme Morris ! Félicitations pour l'achèvement des travaux ! ...Terence Dunhall, mon agent.
Katia Morris, la nouvelle directrice du Centre Aérien, et l'instigatrice de toutes les rénovations. Après les salutations d'usage, nous commençâmes à discuter un peu plus familièrement, car nous étions loin de n'en être qu'à notre premier échange. Elle m'expliqua en quelques mots la façon dont les derniers travaux avaient enfin été achevé.
– Il me tarde de voir enfin le résultat de mes propres yeux ! – Permettrez-vous que je vous fasse visiter ? Je suis pour l'instant retenue auprès de M. le préfet, mais si vous voulez bien m'accorder quelques minutes... – Mais avec grand plaisir ! Prenez votre temps, j'ai aussi quelques personnes à aller saluer...
Je repartis en direction de l'accueil pour dire bonjour aux deux secrétaires, Alicia et Mila, mais il n'y avait pas que vers elles que mes yeux se dirigeaient : parcourant le hall du regard, je guettais parmi tous ces crânes une chevelure rousse, dans l'espoir d'apercevoir Carolina qui devait être arrivée depuis un certain temps déjà.
C’est étrange comme le destin semble s’acharner par moments sur quelques points bien spécifiques de notre existence. Enfin, dans mon cas, le destin porte un prénom : Carolina. Depuis que nous nous sommes rencontrés lors de la journée portes ouvertes de son arène, la championne m’encourage à viser plus haut, en tant que dresseur. Elle m’aide à entraîner mes pokémons volants – en particulier Eolia – en vue de la quête des badges d’arène d’Unys que je dois reprendre. Puis il y a eu cette invitation totalement inattendue. Je ne suis étrangement pas si surpris d’être surpris, étant donné le caractère de Carolina, même si je n’aurais jamais imaginé qu’elle m’obtiendrait une invitation pour l’inauguration des nouveaux aménagements du Centre Aérien, à Kalos. Sur le coup, j’étais tout de même bien étonné par une telle annonce, ce qui a fait rire la championne avant qu’elle me dise que cela faisait partie des avantages de sa fonction. La première chose que je me suis dite, c’est que cela changerait de mes déplacements purement professionnels, que j’allais pouvoir assister à un événement sans avoir à réfléchir à ce que j’allais pouvoir en écrire. Surtout avec Carolina.
« Alors, tes premières impressions ? » Nous ne sommes pas encore sortis de notre voiture que je dois déjà m’avouer subjugué par l’édifice tout en transparence qui se tient devant nous. Cela donne une sensation d’harmonie entre l’ensemble de la construction et l’environnement qui l’entoure. Carolina joue du coude pour me ramener à la réalité, pour que je réponde à sa question. « J’aime beaucoup ce qui s’en dégage, ce côté libre et en même temps parfaitement contrôlé. » Un sourire légèrement moqueur se dessine sur le visage de la championne, mais je suis bien plus intrigué par la malice que je lis dans son regard. Les deux éléments sont loin d’être des caractéristiques inhabituelles chez Carolina, et j’apprends lentement à les interpréter. Je me doute que le sourire est dû à mon interprétation quelque peu inspirée de l’architecture du bâtiment, mais je ne parviens pas à décrypter l’origine de l’étincelle dans ses yeux. « Et ce n’est que le début ! » Je suis gratifié d’un clin d’œil, tandis que la championne d’arène sort du véhicule, la portière ayant été ouverte par le chauffeur. Il me faut un petit temps avant de m’extirper à mon tour.
L’arrivée de Carolina se fait immédiatement remarquer par les photographes amassés à l’entrée. Les objectifs sont braqués sur elle, ou plutôt sur nous. Je n’avais jamais été au centre de l’attention de la sorte, et cela m’est assez inconfortable. « Roy. Si tu peux te tenir devant des caméras et être diffusé en direct dans tout Unys, tu n’auras aucun mal à traverser cette allée. » La championne a dû percevoir cet inconfort et me fait relativiser. Je dois aborder cela de manière professionnelle, comme si j’entrais sur le plateau de la matinale. Entre cette pensée et la vision de Carolina en pleine confiance, un certain poids se lève de mes épaules. Elle s’avance alors saluant les photographes et je la suis, me contentant de hocher la tête avec un léger sourire. Jusqu’aux immenses portes vitrées du Centre Aérien, dans lequel nous entrons. Je souffle, bien content de ne plus être dans la ligne de mire de ces gens-là. « Tu penses qu’ils mettrons combien de temps à parler du possible amoureux de la championne de Parsemille ? » Caroline me dit cela à voix basse, vraisemblablement amusée de l’idée. Je me sens légèrement rougir à cette simple idée. Je n’avais pas pensé jusque-là à ce que pourrait évoquer à des paparazzi l’image d’une championne d’arène accompagnée d’un homme à un événement tel que celui-ci. Mais puisqu’elle semble ne pas s’en préoccuper et que je ne porte aucun intérêt à ce que disent ces pseudo-journalistes, autant essayer de s’en amuser. « Je me demande si tu ne m’aurais pas invité dans cet unique but ? » Elle souffle du nez pour s’empêcher de rire. Il est vrai que si cet échange doit rester discret, rire aux éclats ne serait pas la meilleure des choses à faire. « Mince, je suis percée à jour ! » Le ton est léger, chose qui ne m’est pas coutumière en situation formelle comme celle-ci. Cette bulle de frivolité avec la championne me permet cependant d’oublier la pression du contexte l’espace d’un instant.
Mon regard balaie l’assemblée, dans un dernier élan d’espoir d’y trouver un visage connu s’avérant vain. Je crois bien reconnaître un ou deux faciès vaguement familiers, mais il ne doit s’agir que de journalistes croisés à d’autres occasions à qui je n’ai jamais parlé. Plusieurs flots de pensées se contredisent dans mon esprit. D’un côté, j’ai conscience d’être dans un univers qui n’est pas mien, d’être novice dans le monde des combats aérien, et que je risque d’avoir des lacunes si les discussions tournent autour de cela. Je m’en voudrais d’embarrasser publiquement Carolina. De l’autre, je me rassure en me disant que mon « âme de vieux dans un corps de jeune » – je paraphrase ma sœur – devrait me servir dans un tel contexte. Je devrais parvenir à alimenter les conversations avec pertinence, en parlant de culture ou d’environnement. Je l’espère tout du moins.
Sans m’en avertir préalablement, Carolina s’avance jusqu’au guichet. Si elle salue et discute brièvement avec les deux jeunes femmes qui s’y trouvent, je me contente de hocher la tête, légèrement en retrait. La championne se dirige alors vers le seul petit groupement déjà présent, où elle m’introduit rapidement, faisant mention de mon nom et de ma profession. J’aurais dû me douter que Carolina ne me laisserait pas botter en touche bien longtemps, et précise que je ne suis pas ici pour des raisons journalistiques. J’apprends alors que je fais face à des célébrités locales, du milieu de l’aviation ou du dressage aérien. Dans un premier temps, je préfère rester discret, le temps de m’imprégner des discussions, de parvenir à associer visages et noms, de me sentir plus à mon aise. Je ne prends de toute manière la parole que lorsque l’on s’adresse directement à moi, mes réponses semblant recevoir un bon accueil. Progressivement, le hall du Centre Aérien se remplit, et le volume sonore augmente en conséquence. Avec ces nouveaux arrivants réguliers, Carolina se doit d’enchaîner les salutations, en sa qualité d’invitée de marque. Cela ne me parait pas être la partie la plus appréciable de cette journée mais, par soutien tout autant que par timidité, je reste auprès d’elle, offrant des poignées de main silencieuses. Je profite de cette occasion pour observer ce qui m’entoure, cette structure tout en transparence qui s’avère plus étourdissante encore de l’intérieur. J’observe également ceux qui m’entourent, et constate que Carolina est loin d’être la seule à s’être apprêtée pour l’occasion. Je dois dire que ce tailleur pantalon imitant une tenue de pilote de ligne lui sied pour le mieux. Je dois faire bien pâle figure à ses côté, avec ma classique chemise blanche et mon chino bleu dragée. Disons que c’est à mon avantage, si je souhaite éviter d’être au centre de l’attention.
Mon regard se posant de nouveau sur la championne, je constate qu’elle demeure parfaitement à son aise dans cet exercice. Elle me donne cependant l’impression de ne pas être véritablement là, en la voyant scanner le hall du regard. Je n’aboutis qu’à une seule conclusion. « Tu attends quelqu’un ? » Carolina se tourne à moitié vers moi, je retrouve alors cette lumière amusée dans ses yeux. « Oui. » Il n’est pas difficile de comprendre qu’elle ne souhaite pas m’en dire davantage, qu’elle ne souhaite pas me dévoiler l’identité de cette personne. Pour quelle raison ? Seule Carolina le sait. Il serait vain de tenter de soutirer des informations de la championne d’arène, elle est bien trop obstinée pour que j’y parvienne. Nous nous retrouvons donc de nouveau plongés dans cette vague de politesses.
Une soudaine pression sur ma manche me contraint à faire un pas en avant. Surpris, j’adresse un regard interrogateur à Carolina. « Elle est là, suis-moi. » La rouquine ne me laisse pas le temps de rétorquer qu’elle s’éloigne, se faufilant entre les différents groupuscules d’invités. Je m’efforce de la suivre, tout en veillant à éviter le moindre accrochage. La championne et moi n’avons pas vraiment la même carrure, cet exercice est donc bien plus simple pour elle que pour moi. Mon pouls s’accélère, étant partagé entre nervosité et curiosité. Je sais désormais que cette personne est une femme, mais son nom me reste inconnu. Notre destination m’est encore parfaitement floue, je n’essaie pas de voir au-delà de la chevelure rousse de Carolina, je me limite à lui emboîter aveuglément le pas. Jusqu’à ce qu’elle s’arrête abruptement et que je manque de la percuter. « Ada ! » Le prénom mentionné me fait hausser un sourcil. Je m’interroge : dois-je paniquer maintenant ou bien dois-je attendre d’avoir confirmation ? « Je suis trop trop contente de te voir ! Comment tu vas ? » L’enthousiasme de Carolina est palpable. « J’en oublie les bonnes manières, viens-là toi. » Elle me saisit une nouvelle fois par la manche, pour me traîner à côté d’elle. « Ada, je te présente Roy Harrison, un ami journaliste. Roy, surprise, je te présente la grande Ada Freimann ! » J’aimerais pouvoir réagir comme si tout ceci était parfaitement naturel, sauf que mon esprit est actuellement aussi vide que le désert Délassant. Je reste figé, ne sachant pas comment intégrer l’information. Une championne de la Ligue Pokémon se trouve actuellement devant moi, et je suis incapable de lui décrocher un mot. Je me maudis intérieurement. « En… Enchanté. » Je ne me sens pas en mesure de parler davantage, je ne me sens que rougir. Serait-ce au moins une bonne chose ? Lui faire part de mon admiration serait plus que convenu, ce doit être le genre de phrase qu’elle a dû entendre un millier de fois, or je me refuse à passer pour un simple fan. Je serais peiné d’être perçu de la sorte, mais balbutier ne m’aide pas plus. Si seulement Carolina n’avait pas tu la présence d’Ada Freimann à cette inauguration, j’aurais été en mesure de converser normalement. Pris au dépourvu de la sorte, je me retrouve en plein naufrage.
Quand j'étais au QG, occupée à discuter de mon planning avec Terence ou bien en plein entraînement avec mes pokémons, en pleine séance de natation, après-midi recherches, moment lecture, soins hebdomadaires à ma Vacilys... Dans tous ces moments où, peut-être, je cherchais volontairement à me tenir occupée, à fixer mes pensées sur une tâche précise pour les empêcher de vaguer, je ne m'en rendais pas tout à fait compte ; mais j'avais aussi besoin des sorties comme celle d'aujourd'hui. Après l'arrivée de Louis à la Ligue, j'avais été tentée, quelques jours, de limiter mes missions à l'extérieur afin de rester auprès de lui, mais ce n'était une bonne idée : je m'en étais vite aperçue. Rapidement, l'atmosphère au QG s'était chargée pour moi de quelque chose d'anxiogène. J'avais la chance que Mariska soit là, ainsi que mes collègues, notamment Arthur qui avait pris le temps d'échanger vraiment avec moi. Mais j'avais vraiment besoin de voir de nouvelles têtes, d'autres endroits : tout simplement, de respirer. Les sorties professionnelles m'obligeaient à changer d'air, quand je me sentais même coupable de partir, sans lui, en randonnée, alors qu'en mon absence, il aurait peut-être besoin de moi. Et elles me donnaient un cadre. Elles me forçaient à parler avec des gens, à agir de la façon la plus formelle, à mener à bien de petites tâches, peut-être ennuyeuses, prises les unes après les autres, mais qui était tout autant de petites réussites dont je pouvais me sentir satisfaite au terme de la journée. Elles étaient ce dont j'avais besoin, en ce moment, pour que ma vie conserve un semblant de normalité.
Et je me sentais bien. Jamais, auparavant, je n'aurais pensé pouvoir autant apprécier un événement mondain comme celui dans lequel je me trouvais actuellement – mais je me sentais bien. Le travail, c'est sans doute ce qui nous permet de préserver une ombre d'équilibre quand tout autour de nos semble se désagréger, le fil de Statitik sur lequel, en funambule, on continue à avancer ; et ce type d'événement social, je savais comment m'y comporter. Que mon éducation d'aristocrate de Kalos pouvait me servir, alors que j'avais cru m'en détacher ! S'il y avait bien une chose qui nous distinguait, Louis et moi, c'était, d'ailleurs, sans doute cela : nous avions beau goûter tout autant la solitude l'un que l'autre, lorsque ma présence était requise dans une réception, je l'acceptais, et je savais y dérouler ma partition sur le bout des doigts. Louis, lui, en avait seulement peur et faisait tout pour y échapper.
Mais je n'étais pas ici pour penser à lui. L'intérêt de cet événement, justement, était de me permettre de penser à autre chose ! Et le bâtiment était beau, avec son haut plafond et toutes ces percées qui laissaient passer la lumière ! J'entendais autour de moi des discussions de passionnés, de pokémons Vol, de combats aériens, d'aviation, de tout un tas de sujets qui me parlaient aussi ; je circulais d'un groupe à l'autre avec assurance, me sentant bien dans mes vêtements, bien dans mon statut de championne, souriant à chacun : j'étais à mon aise. Le garde du corps, dans sa chemise crème, s'était éclipsé avec la discrétion habituelle de ces professionnels, peut-être parti rejoindre ses semblables près du buffet à scruter la salle d'un air faussement naturel. Terence, lui, me suivait comme mon ombre : dans les situations propices à la présence de journalistes, il m'aidait à gérer les inconvenants potentiels, mais aujourd'hui, je prenais aussi plaisir à le présenter à mes connaissances. Je rappelai en revanche Lohengrin dans sa pokéball, pour plus de sûreté : je l'avais laissé sorti pour mon arrivée, mais avec la foule et les pokémons oiseaux à proximité, mieux valait maintenant se montrer prudente.
– Je vois les journalistes de Kalos Bleue. Ils voulaient vous interviewer. On pourrait peut-être... – ...Oui, pourquoi pas...
Entre deux salutations, je dressais le menton par-dessus les têtes des invités pour tenter d'apercevoir la personne que j'attendais, ou bien celles dont me parlait Terence (c'était quand même une chance que d'être grande, et j'avais mis de légers talons pour l'accentuer encore) ; Katia Morris qui devait me faire visiter le nouveau Centre ne se décidait pas. Une interview tout de suite ? J'aurais plutôt pensé attendre un peu plus tard dans l'après-midi, que les activités prévues soient terminées... Mais après tout, pourquoi pas : quitte à devoir patienter. Je bifurquai dans la direction indiquée par mon agent, qui m'emboîta aussitôt le pas. Il fallait quelquefois jouer des coudes pour se frayer un chemin entre deux invités un peu trop pris par quelque discussion enflammée, mais, la plupart du temps, les groupes s'écartaient sur notre passage, comme deux rangs de vagues au-devant d'un bateau lancé en ligne droite. Et pourtant, alors que nous avions traversé une bonne partie du hall et que les journalistes de Kalos Bleue, si proches, semblaient nous avoir aperçus...
– Ada !
Une voix claire parmi toutes les autres, familière, qui se détacha immédiatement par-dessus le brouhaha. Je m'immobilisai subitement (mais Terence s'était déjà écarté, l'ayant senti venir), fis volte-face.
– Carolina ?
Et elle était bien là, la jeune femme rayonnante à la chevelure de feu, un grand sourire aux lèvres et toujours autant d'énergie dans la voix : c'était bien elle qui m'avait appelée. Je suis trop trop contente de te voir ! Elle était toujours la même, spontanée, éclatante d'enthousiasme, et cela me faisait tellement de bien de croiser une personne qui était simplement mon amie, qui n'avait rien à voir avec ma famille, ni avec la Ligue : qui était une simple passionnée de pokémons Vol, comme moi ! Tellement que, pour la saluer, je la pris dans mes bras.
– Moi aussi ! Ça faisait longtemps ! Ça va bien, et toi ?
Il y avait certes beaucoup de monde autour de nous, mais après tout, une championne de Ligue et une championne d'arène en pleine démonstration d'affection, ce ne serait que du bonus pour le Comité. J'étais tout simplement ravie de retrouver une amie : ça avait du bon, d'avoir une spécialité en commun. Terence la salua également ; puis, un geste de Carolina me fit comprendre qu'elle aussi était venue accompagnée. Elle s'écarta pour tirer auprès d'elle une personne restée en arrière... et me présenta alors le nouveau venu : un certain Roy Harrison, journaliste et ami à elle.
J'esquissai un sourire en écoutant Carolina – « surprise, la grande Ada Freimann », rien que ça ! –, mais je jaugeai surtout l'inconnu qu'elle voulait me faire rencontrer. Non, en fait, à en croire son expression, c'était surtout moi qu'elle voulait lui faire rencontrer. Un jeune homme aux cheveux châtains, habillé sobrement ; on devait avoir à peu près le même âge. Il ne correspondait pas tout à fait au type du journaliste tel qu'on le rencontrait habituellement, souvent plus âgés, plus directs – j'avais tendance à penser plus importuns. C'étaient ses yeux verts, surtout, qui frappaient dans son visage. Pour un journaliste, la première impression qu'il me fit fut surtout celle d'un débutant : il avait l'air de ne pas savoir du tout ce qu'il faisait là, ou peut-être de se trouver subitement traversé d'un désir intense de se creuser un trou dans le linoléum afin de s'y enfoncer et d'y établir sa base avec bibliothèque et ventilateur intégrés pour les quelques heures à venir. Ah, et puis surtout, il n'avait avec lui ni micro ni appareil photo : c'était donc bien un invité, et non pas – je l'espérais – quelque piège dissimulé.
Je hochai la tête et lui adressai un sourire aimable.
Je n'avais jamais sympathisé avec les journalistes que mon travail me conduisait à rencontrer, tant leur propre métier devait les inciter à s'engouffrer profondément dans les failles de ma vie privée que je souhaitais préserver : je n'étais donc pas tout à fait à mon aise, et je trouvais plutôt surprenant que Carolina ait fait, elle, d'un journaliste son ami. Peut-être ne s'étaient-ils pas du tout rencontrés dans une situation professionnelle, mais bon, il y avait quand même des chances... J'aurais voulu lui exprimer mon étonnement, mais en présence de Roy Harrison, ç'aurait été des plus impolis ; ma remarque mua donc avant de franchir mes lèvres :
– Ça fait plaisir de te voir accompagnée !
Je souriais plus naturellement en regardant Carolina, et mon observation pouvait vouloir dire tout et son contraire : c'était d'abord une façon de lui signifier ma curiosité. De mon côté, je me réjouissais surtout de pouvoir échanger avec elle. J'aurais aimé discuter davantage avec mon amie, mais nous étions au beau milieu du chemin, et je ne m'attendais pas à ce qu'elle soit accompagnée. Je levai la tête vers ce qui nous entourait, m'adressant à la fois à Carolina et à son accompagnateur :
– Est-ce que vous avez déjà pu faire le tour du Centre ? Mme Morris devait me faire une visite guidée pour me montrer toutes les rénovation, mais j'ai bien peur qu'elle ne soit retenue plus longtemps qu'elle ne l'escomptait...
Cette rencontre imprévue me déstabilise, c’est un fait. Je ressens une pression double : d’une part, il s’agit d’une personne que j’admire par son talent, avec une notoriété mondiale presque sans égal ; d’autre part, il s’agit d’une amie de Carolina, les deux jeunes femmes semblent avoir noué une complicité indéniable. Alors le fait que Carolina m’introduise auprès d’Ada Freimann est une marque de confiance de sa part que je me dois d’honorer à la hauteur de l’événement. Je me sens particulièrement ingrat de reprocher à la championne d’arène de ne pas m’avoir informé de cette rencontre, j’ai conscience d’avoir une chance inouïe, mais j’aurais sincèrement préféré être averti en amont. Simplement que j’aurais pu me préparer, pour être certain de ne pas embarrasser Carolina d’une quelconque manière devant son amie. C’est ce que je garde à l’esprit depuis l’invitation de l’aviatrice.
Ce début d’interaction aura été quelque peu chaotique pour moi, ne sachant comment m’adresser à Ada Freimann, ne sachant que lui dire. Je me surprends à être décontenancé alors que ma profession réside en partie à échanger avec des célébrités du monde entier. C’est une chose que je n’ai aucun mal à faire dans mon métier, par ailleurs, alors ce moment de flottement de ma part ne fait pas sens. Je dois me ressaisir, ce qui signifie me rasséréner dans un premier temps. « Enchantée, monsieur Harrison. Vous êtes ici en simple observateur ? » Je prends une profonde inspiration, que j’essaie de rendre la plus discrète possible. « Oui, une certaine source m’a indiqué que j’aurais beaucoup à apprendre ici, en tant que dresseur. » Mon regard se tourne immédiatement vers Carolina pour expliciter mon propos, pour indiquer qu’il s’agit d’elle. M’autoriser un peu de légèreté en m’adressant à mademoiselle Freimann entraîne un considérable regain d’aplomb. Je reste quelque peu intimidé, n’osant pour autant trop m’étendre. Il serait malvenu de ma part de monopoliser la conversation, demeurant un élément externe à la relation entre les deux championnes. Je me demande par ailleurs si je ne dois pas conserver un certain recul, pour leur permettre de discuter sans que ma présence soit ressentie comme intrusive. Je doute que Carolina le perçoive de la sorte, mais j’aurais tendance à être gêné par la présence d’un inconnu, si je me trouvais à la place de la championne de la Ligue.
« Ça fait plaisir de te voir accompagnée ! » Une partie de moi est soulagée du fait que l’attention – mais surtout la conversation – soit reportée sur Carolina, bien que je m’interroge sur ce que peut bien penser Ada Freimann de ma présence auprès de la rouquine. Après tout, ce qui nous prêtions comme suppositions des journalistes pourrait s’avérer tout aussi vrai pour le reste des personnes ici présentes. « Roy est – comment dire ça… – mon nouveau projet. » Je fronce les sourcils, interloqué et perplexe. Je ne m’attendais pas à un tel qualificatif me concernant, mais j’attends de voir comment l’aviatrice développe cela. « Si je résume grossièrement, je l’ai pris sous mon aile pour qu’il vienne t’affronter un de ces quatre. Je l’ai repéré lors de la journée portes ouvertes de mon arène, ou plutôt j’ai repéré sa Lakmécygne et, de fil en aiguille, nous en sommes là. » Je n’aurais pas vraiment présenté les choses de cette manière, mais la version condensé de Carolina a au moins le mérite de faire comprendre clairement la nature de notre relation. Pour autant, je ne me considère pas comme un futur challenger de la Ligue. Certes je l’ai vaguement envisagé comme une plus-value professionnelle, mais j’ai plus ou moins abandonné l’idée : m’améliorer dans l’art du combat pokémon m’est amplement suffisant pour l’instant. Je me sens donc obligé de tempérer les propos de la championne d’arène auprès de mademoiselle Freimann. « Néanmoins, je demeure fortement éloigné d’un niveau de première ligue, et il serait présomptueux de ma part de me prétendre futur challenger. » Carolina projette plus loin que moi, et j’ai accepté ce surprenant mentorat en toute connaissance de cause. Tout comme la championne d’arène sait que ma motivation première reste de renforcer le lien avec mes pokémons. Pour autant, cela la fait légèrement rire. « Plus pour très longtemps. » La phrase est ponctué d’un clin d’œil en direction de mademoiselle Freimann. Carolina a toujours été extrêmement sure d’elle me concernant, depuis le premier jour, ce qui m’interroge tout de même. Mais le moment est mal choisi pour me perdre en réflexion sur mes envies et ambitions de dresseur.
De toute manière, le sujet de discussion change sous l’impulsion de la championne de Ligue. « Est-ce que vous avez déjà pu faire le tour du Centre ? Mme Morris devait me faire une visite guidée pour me montrer toutes les rénovation, mais j'ai bien peur qu'elle ne soit retenue plus longtemps qu'elle ne l'escomptait... » Je laisse à Carolina le soin de répondre, ne tenant pas à empiéter sur les échanges entre les deux dresseuses. En outre, je ne fais pas l’objet direct de l’invitation ici-même, j’accompagne une invitée. Je me plie donc à des obligations qui ne sont pas pleinement miennes et préfère laisser Carolina en parler. « Non, pas encore. J’ai surtout serré des mains pour l’instant, tu sais ce que c’est. » L’importance de l’image et des relations publiques des fonctions des deux championnes me laisse songeur. Je doute apprécier une telle exposition de ma personne. Mes apparitions à la télévision d’Unys sont certes hebdomadaires, mais les téléspectateurs n’accordent pas d’importance à qui je suis. Ils ne se préoccupent, au mieux, que des sujets que j’aborde dans mes chroniques. Et surtout, je n’ai pas fonction d’image de marque, ce qui est – à mon sens malheureusement - le cas de ces demoiselles. Le principal tenant de leur poste est d’être d’excellentes dresseuses, au minimum. Et pourtant, les combats de pokémons sont loin d’être le seul aboutissant. D’une certaine manière, je le déplore, bien que je comprenne les enjeux économiques tissés à l’arrière-plan. Sans compter le fait qu’il serait malvenu de ma part d’émettre une critique au sujet de cette pratique, étant donné que Carolina comme Ada ont consenti à honorer cette partie du contrat.
Je remarque alors une certaine lueur que je reconnais de mieux en mieux dans le regard de Carolina. Personnellement, j’aime rarement ce que cela augure. L’audace de l’aviatrice, couplée à une spontanéité flagrante, amène à des idées et décisions souvent surprenantes. Cela la sert grandement en combat, c’est certain. Mais tout le monde n’ose pas aussi facilement qu’elle, moi compris. « Si Mme Morris est occupée, ce ne serait qu’alléger sa charge de travail que de faire cette visite par nous-mêmes, non ? » Je ne peux retenir ce discret soupir, mes épaules se laissant tomber simultanément. « Tu es sure que ce n’est pas… » « Mais oui ! Bien sûr que oui ! Que veux-tu qu’elle dise à une championne de la Ligue et une championne d’arène ? » J'ai essayé d'émettre sobrement ma réserve, mais cette tentative s'avère clairement sans succès. Peut-être aurai-je dû y mettre davantage d'aplomb pour ne serait-ce que terminer ma phrase. Après, je ne peux nier les propos de Carolina : il est certain qu’un tel statut aide à pouvoir se permettre quelque chemin de traverse, de temps à autres. Et il est d'autant plus vrai que je visualise mal une personne réprimander Carolina ou mademoiselle Freimann pour cela. Je reste néanmoins quelque peu mal à l’aise à l’idée d’explorer par nous-mêmes le Centre Aérien, sans avoir la moindre autorisation pour cela, et surtout sans en avertir cette madame Morris qui s’était proposée pour faire cette visite à la championne de la Ligue. « Ada, t’en penses quoi ? » Le moment de vérité risque d’approcher. Mademoiselle Freimann m’est toujours apparue d’une grande tempérance, avec une image d’enfant sage, un peu comme moi en fin de compte. Je me dis qu’elle saura raisonner Carolina ou, au pire, que son agent lui fera remarquer ce que j’ai essayé de dire à mon amie. Je suppose que, si la championne de Ligue accepte, je n’aurai pas tant de mal que cela à me détacher de ma politesse et de mon professionnalisme obsessionnels au profit de ma curiosité. De toute façon, je doute que Carolina ne me laisse le choix.
J'avais accepté cette invitation à l'inauguration du nouveau Centre Aérien en grande partie pour me changer les idées, à retrouver des têtes amicales et à passer du temps avec des pokémons vols et des dresseurs qui en étaient passionnés. Si je savais que quelques entrevues avec les journalistes présents seraient inévitables, ce n'était donc pas de gaieté de cœur que je m'apprêtais à commencer par là. Dès lors, le surgissement soudain de Carolina m'apparut comme une embellie salvatrice. Sociable comme elle l'était, je n'étais pas particulièrement surprise de la voir accompagnée ; je tiquai davantage, en revanche, lorsqu'elle m'indiqua l'identité de son ami – plus précisément, son métier. Cela n'avait pourtant pas de sens de juger une personne sur sa profession, pas plus que sur sa naissance ou, disons, son éducation ; l'hostilité que j'avais parfois croisée à mon égard, sur les réseaux, juste parce que j'étais de bonne naissance me faisait en savoir quelque chose, même si j'étais peu à plaindre de ce point de vue-là. Et pourtant : je ne pouvais m'empêcher d'éprouver un peu de méfiance. Les journalistes étaient parfois si doués pour dissimuler. Ils pouvaient faire tellement de mal... Surtout en ce moment, où Louis était à la Ligue, où j'avais l'impression de devoir encore plus nous protéger. Je me réjouissais de voir Carolina ; mais en présence de cet inconnu, avec son métier, je ne savais pas si je pourrais être moi-même.
Je me devais de faire bonne figure, pourtant, et je voulais croire en son honnêteté, puisqu'il était l'ami de Carolina. Je hochai la tête en souriant tandis qu'il me répondait.
– Oh, vous êtes dresseur aussi, je vois. Eh bien, si vous avez des pokémons vols, il est certain que le Centre Aérien est un incontournable !
Même si j'en restais à des propos des plus convenus, pour ne pas dire aux banalités de mise entre deux inconnus qui se retrouvent forcés de converser au milieu d'une inauguration de ce type, je cherchai à mettre autant de sympathie possible dans mes paroles. Le fait que ce journaliste soit aussi un dresseur m'avait intriguée, et l'embarras qu'il cherchait à réprimer ainsi que sa complicité avec Carolina ne passaient inaperçus : ils avaient vraiment l'air amis, et le journaliste, pas tout à fait expérimenté, ou alors il jouait très bien, ou bien c'était la première fois qu'il rencontrait une championne de Ligue et il en était tout ébranlé. Un petit point de marqué, en tout cas, pour lui laisser le bénéfice du doute. Malgré tout, c'était d'abord Carolina que j'avais envie de voir, si bien que je me retournai rapidement vers elle, et ne résistai pas à la questionner sur celui qui l'accompagnait – de la façon la plus discrète possible, espérais-je.
Sa réponse me laissa perplexe. « Projet ? » L'incompréhension devait se lire sur mon front, et, à voir l'expression du principal concerné, je n'étais pas la seule ; mais mon amie ne tarda pas à s'expliquer. Un futur challenger ! Une Lakmécygne ! Tout s'éclairait. « Je vois... » Mon intérêt était sincère : à présent, je regardais le jeune homme d'un œil nouveau. Décider de devenir la mentor de quelqu'un juste parce qu'il avait fait quelque chose qui lui avait plu, presque sur un coup de tête, puis se montrer bien plus ambitieux que la personne elle-même, cela ressemblait bien à Carolina : elle était exigeante envers elle-même comme avec les autres, un peu comme moi, peut-être, mais aussi très spontanée et toujours déterminée, ce qui était, sans doute, l'une de ses plus grandes forces. Elle avait ce pouvoir, me semblait-il, de tirer les gens vers le haut : Roy Harrison avait eu de la chance de tomber sur elle. Ou peut-être de la malchance, s'il essayait de se défiler. Je m'amusai, en tout cas, de le voir nuancer les propos de l'aviatrice, avant que celle-ci ne réplique en riant : j'aurais voulu moi-même m'adresser au jeune homme, mais ils m'avaient pris de vitesse, et leurs interactions traduisaient leur bonne entente.
– Eh bien, un apprenti de Carolina, alors ? repris-je lorsqu'ils me le permirent. J'espère qu'elle vous laisse vous reposer de temps en temps. Et j'ai l'impression que vous ne tarderez pas à venir nous défier sur le stade, si c'est ce qu'elle a décidé ! Pour ce que j'en savais, quand Carolina avait décidé quelque chose, bien obstiné qui parvenait à l'y faire renoncer... Mais j'espérais, en plaisantant, parvenir à mettre M. Harrison un peu en confiance, tant il paraissait encore intimidé. Vous avez donc aussi une Lakmécygne ?
Les dresseurs de Lakmécygne n'étaient pas des plus fréquents, et j'étais donc réellement intéressée. Une grande part de moi insistait pour que je lui demande de me la montrer, mais il aurait fallu que nous nous rendions dans un endroit plus tranquille et cela impliquait de passer encore du temps en compagnie du journaliste, ce que je n'étais pas sûre de vouloir ; d'un autre côté, il en irait sûrement ainsi tant que je resterais avec Carolina. Dans le doute, je me raccrochai au programme de l'après-midi : c'était toujours un sujet de discussion, et si eux non plus n'avaient pas encore visité les lieux, ce serait une bonne occasion de passer encore un peu de temps ensemble.
La réponse de Carolina m'indiqua qu'elle en était à peu près au même point que moi : toujours saluer des invités, montrer qu'on est là, mais finalement tarder à pouvoir profiter de l'événement pour soi. On ne pouvait pas dire que cela me changeait beaucoup de ce à quoi j'avais été éduquée dès l'enfance, encore qu'il y avait quand même une différence de degré et... de manières, entre être la fille cadette d'un fils cadet lors d'un bal d'aristocrates et l'une des cinq plus grandes célébrités dans le milieu du dressage parmi une profusion de professionnels, de journalistes et de visiteurs lambdas ; malgré tout, j'avais appris à l'accepter, une énième convention sociale à laquelle je n'avais su échapper en devenant dresseuse. Je hochai la tête avec un mouvement de sourcils entendu. Mais ce n'était pas parce que je l'acceptais que je l'appréciais, toutefois : depuis notre arrivée au Centre, il me tardait seulement de pouvoir découvrir les nouvelles installations, peut-être les essayer, tout en ayant des discussions intéressantes avec des personnes dignes d'intérêt. Il fallait seulement espérer que Mme Morris se libère bientôt... Et le regard que je surpris chez Carolina me fit comprendre qu'elle partageait ce désir – avec peut-être un peu moins de patience que moi.
Je réagis d'abord par un sourire amusé à la proposition de mon amie. Ce n'était pas aussi simple : si la directrice du Centre Aérien avait invité deux championnes à son inauguration, c'était aussi dans un enjeu d'image. Il n'y avait aucun doute que Mme Morris comme le Comité attendaient la vidéo de dix secondes dans le reportage où l'on verrait la directrice présenter le tout nouveau terrain de combats aériens ou la nouvelle machine d'entraînement, fruit d'une technologie de pointe, à deux des plus grandes spécialistes du type Vol de leur génération. ...D'un autre côté, Mme Morris avait l'air vraiment occupée, et il serait toujours temps pour les vidéos et photos de promotion plus tard.
– Mmh... Après tout, pourquoi pas ? finis-je donc par répondre, lorsque Carolina et son ami eurent fini de débattre. Nous pourrions aller à l'étage, pour commencer ? Je crois avoir vu des plans du Centre par là-bas. Terence, tu voudrais bien...
Les lèvres serrées, Terence balança un instant la tête, l'air de signifier qu'il n'approuvait pas cette initiative, mais il ne discuta pas et s'éclipsa vers l'endroit que j'avais indiqué. De mon côté, je cherchai de nouveau Mme Morris du regard : elle était encore en plein entretien avec un cercle de personnes à l'air important, et ne paraissait pas pouvoir s'en extraire dans l'immédiat. Je m'approchai d'elle et cherchai à capter son attention, mais il m'était impossible de lui adresser la parole sans interrompre leur discussion, et d'un autre côté, je ne me voyais pas gesticuler pour lui mimer ce que nous nous apprêtions à faire ; après une hésitation, je me résolus donc à m'avancer, ce dont résulta le silence de ceux qui l'entouraient tandis qu'on se tournait vers moi. Mais j'ignorai délibérément les visiteurs pour ne pas devoir me perdre en nouvelles salutations, et je parlai comme si je ne faisais que passer.
– Mme Morris, on va faire un tour à l'étage. Nous nous revoyons tout à l'heure ?
Une affirmation tandis que je désignais Carolina et M. Harrison restés derrière moi, comme si notre décision de monter seuls visiter était une évidence, coulait de source ; une fausse question doublée d'un sourire, pour suggérer aux auditeurs ma proximité avec Mme Morris, le fait que nous nous connaissions suffisamment bien pour que je puisse prendre ce type d'initiative. Elle ne pouvait pas s'opposer à ce que je lui annonçais, mais j'espérais ainsi ne pas lui faire d'outrage ; et puis, nous gardions le parc pour tout à l'heure. Les grands terrains de combats aériens, la volière, ce serait bien le plus spectaculaire à filmer pour les journalistes si nous allions les voir en compagnie de Mme Morris. Elle me dévisagea d'un air dérouté, mais finit par me glisser son autorisation, tandis que je me détournais déjà pour retrouver Carolina et son ami. Terence revenait avec les dépliants.
– Ce serait quand même bien d'attendre Mme Morris pour une partie de la visite, fit-il en nous les tendant – il savait bien qu'il ne pourrait me faire changer d'avis, mais il avait tout de même chercher à formuler sa réserve de la façon la plus juste possible. – Oui, pour les extérieurs, peut-être. M. Harrison, M. Dunhall est mon agent, repris-je à l'attention de l'ami de Carolina ; Terence inclina la tête. – Enchanté. – Alors, M. Harrison, avez-vous déjà participé à un combat aérien ? m'enquis-je tandis que nous nous dirigions vers les escaliers menant au niveau supérieur, là où devaient se trouver tous les équipements techniques du Centre et la fameuse salle de simulation de vol.
S'il était l'apprenti de Carolina, j'avais déjà ma petite idée sur la question, mais les combats aériens demeuraient quelque chose de très spécifique... et surtout, j'avais vraiment envie d'entamer la discussion, à présent que je savais qu'il était aussi un dresseur de Lakmécygne !
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