Santiago a sept ans et il court. Ah ça, il a toujours eu cette flamme, cette énergie folle de devoir faire quelque chose, ne pas rester immobile. Et quand ce n’est pas son corps qui bouge dans tous les sens, c’est son esprit qui bouillonne et papillonne. Facilement distrait, grand curieux, l’enfant qu’il était alors explique – au moins en grande partie – l’homme qu’il est devenu.
Ce jour-là, en tout cas, il court dans les rayons de l’épicerie de ses parents, esquivant les cartons en train d’être rangés en rayon part son père, plus loin. Lui, il s’amuse avec son frère et tourne, tourne et retourne, laissant ses mains glisser contre les produits bien rangés, sur les étagères et les présentoirs. Dans le lot, il y en a quelques-uns qui tombent, bien sûr, et son père qui crie : « Santiago, tu ramasses ! »
Alors le gamin à la tignasse brune s’arrête, revient sur ses pas, range avec une petite moue sur le visage et reprend sa course à pas endiablés. Plus loin, le ricanement de son frangin se fait entendre, et le plus petit finit par rattraper son aîné, en lui tirant la langue, et la course reprend de plus belle.
Profitant du fait que leur mère soit en train d’encaisser un client et que leur père soit occupé, les deux gamins se faufilent finalement dans la réserve, à l’arrière. Ils ne sont pas censés y aller, mais la porte étant entrouverte, la tentation est trop grande. Cette réserve, c’est une caverne d’Ali Baba pour les gamins qu’ils sont, alors. Il faut dire qu’il y en a des choses, ici. Entre les cartons à demi-ouverts pour certains, toute une cave avec de nombreuses bouteilles soigneusement alignées et des étagères à perte de vue, où s’entreposent différents stocks. Dans le lot, il y a des bocaux et autres boites hermétiques à ne plus savoir qu’en faire, de très nombreuses épices, de quoi faire des infusions en tous genre et des bonbons issus d’une confiserie locale. Face à ce trésor, les jeunes Lucci ne savent plus où donner la tête.
Ce n’est pas la première fois qu’ils parviennent à se glisser dans la réserve mais c’est à chaque fois le même émerveillement et la même curiosité, dans les yeux du plus jeune. Au travers des étagères tout en gris métallique, c’est le contenu des produits qui attirent les regards. Il y a tant à voir, à sentir, à deviner. Tant de couleurs, aussi, partout ou les yeux s’attardent. Avec la multitude de bocaux, surtout. Comme une palette de peintre à laquelle on ajouterait les odeurs, dont certaines se ressentent malgré tout. Déjà, il y a le vert et le brun du thé en vrac. Ou plutôt, les thés, autres tisanes et infusions en tout sens. La teinte caractéristique de feuilles de laurier séchées, le brun des gousses de vanille et l’orange des bâtons de cannelle. Plus loin, le jaune du safran et tous les dégradés de nombreux currys, comme si le soleil avait décidé de s’installer là, sensation accrue par les différents piments rangés dans de boites, en quantité mesurée. Il faut dire qu’ils ne sont pas forcément évident à trouver. Santiago aime particulièrement le curry et quand ça pique, d’ailleurs. Car si leurs parents vendent tout cela, ils s’en servent aussi dans leur quotidien, et leur père est bon cuisinier, justement. Quand il s’agit de relever les plats avec une épice bien choisie, il sait faire.
Sur les rangées de friandises, les yeux du plus jeune brillent d’autant plus. Ici, le rouge acidulé de bonbons à la fraise et ceux, plus flashy encore, des bonbons à l’orange en forme de quartiers. Là, le vert des arlequins à la pomme et le marron des bâtons de réglisses. Et dans ce bac, sans doute l’un de ses préférées, des dragées de toutes les couleurs, mélangées dans un heureux méli-mélo. Ils les ont déjà goûtés à de nombreuses reprises, ces bonbons, et le souvenir de leurs goûts reviennent à leurs papilles, tandis qu’ils scrutent avec envie l’arc-en-ciel qui s’offre à eux. Comme un aperçu d’un paradis pour les enfants. Celui que certains pourraient s’imaginer, tout du moins, où il suffirait de tendre la main pour goûter ici au citron qui pique, là à un goût de fruits rouges prononcé, dont leur mère viendrait souligner « Que des produits naturels ! ».
Le regard de Joaquim, rieur, va du visage de son frère à la porte derrière eux, toujours légèrement ouverte. D’un coup, il tire un carton vers lui, un carton plein, semble-t-il, et se hisse dessus.
« Mais… - Ssshht ! »
Déjà, l’aîné attrape l’un des bocaux de bonbons, celui des arlequins, et peine à l’ouvrir. Le bocal est lourd et fermé hermétiquement. Santiago admire le courage de son frère autant qu’il craint cette porte derrière eux. Ils n’ont pas à être là, et ils le savent. Il n’empêche. Après une lutte héroïque, Joaquim parvient à ouvrir le bocal et prend une pleine poignée de bonbons qu’il tend à son frère. Précieusement, Santiago récupère le tout entre ses mains, s’aidant de son t-shirt pour ne pas en laisser tomber. Joaquim range le bocal et finit par le rejoindre, et tout deux se mettent à grignoter leur butin.
S’ils s’y intéressaient un peu plus, il leur suffirait de se tourner encore pour se pencher sur les caisses de fruits et de légumes, dont les couleurs n’ont rien à envier aux bonbons, en vérité. Les tomates bien rouges aux multiples tailles, les courgettes de toutes sortes en un beau dégradé de vert, le violet presque fushia des betteraves et le noir des aubergines… Une caverne des miracles dont ils ne prennent pas encore entièrement conscience de la qualité. C’est que l’épicerie Entre soleil & mer s’est faite un nom, même parmi les chefs locaux, et l’attention portée à chaque article explique pourquoi les clients reviennent et reviennent encore.
Il faut dire que Lydia, leur mère, ne jure que par la qualité de ses produits et les relations qu’elle a pu nouer avec ses fournisseurs. Ces couleurs c’est aussi ça : des saveurs et des voyages. Les marchandises qui ne sont pas locales sont des spécialités de Kalos, sa région natale. L’épicerie est connue comme permettant d’y trouver des spécialités kalosiennes et certains produits en sont donc le reflet, palette d’une peinture que la famille Lucci vient peindre, entre Alola et Kalos.
Les deux voleurs savourent leurs bonbons quand, d’un coup, une voix gronde :
« Jo’, Santiago ! Sortez-moi de là ! Je vous l’ai déjà répété, vous n’avez rien à faire dans la réserve ! »
Si Lydia crie, c’est qu’il n’y a plus de clients dans l’épicerie, et ils feraient bien d’obéir. D’un commun accord, ils se partagent les bonbons restants qu’ils glissent dans leur poche et sortent, comme deux diablotins pris sur le fait. Ils vont se faire tirer les oreilles… mais ça valait l’coup !
La soirée est déjà bien avancée et, derrière son comptoir, Santiago va et vient en tous sens, pour satisfaire les clients qui passent commandes de boissons. Ici deux cocktails, là, des softs, plus loin, quatre pintes pour une table d’habitués. Avec le sourire, il mémorise qui veut quoi et s’appliquent à servir les verres dans un ballet répété maintes fois. Il aime cette sensation grisante, se laisser porter en cette soirée animée et faire ce pour quoi il est doué : être barman.
« Et un Apple Fizz pour la demoiselle ! » Elle paie en sans contact et s’éloigne, tandis qu’il la couve d’un large sourire charmeur. Vu les rougeurs à ses joues, cela fait son petit effet. « Les pintes, je vous fais ça ! » Les deux potes costauds qui papotent devant lui pendant quelques instants repartent ensuite chacun avec une pinte dans chaque main. Ils parlent forts et leurs rires ressortent par moment dans le brouhaha qui ne parvient pas à couvrir la musique mixée par un DJ local, dans la salle voisine. Lia s’occupe du service en salle et à eux deux, ils s’en sortent très bien, ils ont le rythme et les pourboires sont glissés par ci par là.
Santiago ne le remarque pas de suite. C’est un léger mouvement de foule dans l’entrée qui finit par attirer son attention. Des gens qui se décalent un peu plus vivement qu’à l’accoutumée. Ce n’est pas pour simplement faire de la place à de nouveaux arrivants, c’est pour... autre chose. Le Lucci tend le cou et dans la masse des jeunes de vingt ans et autres trentenaires, les robes tendances et les vestes à la mode, une silhouette se dessine légèrement. C’est lui. Tout en continuant à préparer un énième cocktail, il jette de petits coups d’œil dans la direction en question et finit par le repérer.
C’est un homme s’approchant de la quarantaine, les traits tirés, des cheveux poivre et sel mal (pas ?) entretenu. Il porte un manteau rapiécé qui a sans doute eu des jours meilleurs et… il émane de lui une certaine odeur, forte. Vu les grimaces de certains, qui portent leur main à leur visage, c’est toujours le cas. Il dépare sur le reste de la population du Flamingo et nombre des présents ne se cachent guère pour le dévisager d’un regard torve et s’écartent sur son passage. Ce n’est pas la première fois qu’il vient, cet homme. Santiago n’en connaît pas son nom, il sait qu’il vit avec son Lougaroc sur un parking non loin. On lui a rapporté qu’il déplaçait sans arrêt un cadis qui semble contenir toutes ses affaires.
Esme connaît quelqu’un qui fait partie d’une association et qui a voulu l’aider. L’homme a refusé, comme quoi vivre dans la rue lui convenait, qu’il s’y était fait, que la vie des autres, c’était pas pour lui. Des choses comme ça. Enfin, si on en croit ce qu’on lui a rapporté, du coup. Cet homme, il vit différemment des autres et le voilà, dans le Flamingo, à avancer sans se soucier des regards et des commérages sur son passage. Il parvient tranquillement jusqu’au comptoir et, terminant de servir un couple, Santiago s’approche finalement de lui. L’odeur est toujours là, oui, mais de ce qu’il a pu voir lors de ses derniers passages, ce type prend immensément soin de son Lougaroc. Peut-être plus qu’en lui-même…
Faisant mine de rien, Santiago le salue.
« Hé, bonsoir ! - Un whisky. Sec. »
Les mots glissent avec difficulté, en une voix rocailleuse qui ne semble pas (plus ?) habituée à trop parler. Le Lucci ne s’offusque pas du manque de politesse, il en joue presque : « Pas de problème, chef ! J’te fais ça ! » Il aime bien faire ça, même avec les connards, faire le doucement mielleux. Là ce n’est pas tant ça, l’homme n’est pas méchant, rustre peut-être, voilà tout. Alors oui, il le serre avec le même enthousiasme que n’importe qui d’autre, et ne fait pas cas des quelques autres personnes attablées au comptoir qui se décalent sans subtilité.
Il ouvre une bouteille et remplit un verre qu’il glisse devant le concerné.
« Voilà. - C’est quoi cette dose de tafiole ?! »
Bon, l’homme est peut-être de mauvais poil et contraste d’autant plus avec l’euphorie des autres présents, mais Santiago ne s’offusque pas et reverse un peu de whisky dans le verre, sans batailler.
« Mieux ? - ... »
S’il y a un léger signe d’acquiescement, il l’entend à peine. Puis l’homme fouille ses poches, et tend ensuite sa main gantée d’une mitaine. Dedans, plusieurs pièces que Santiago récupère tranquillement. Il compte l’air de rien et lui rend la monnaie. Il a ensuite un regard autour de lui et s’engouffre finalement par la porte à double battants menant à la cuisine. Là, Mario s’affaire à préparer des fish & chips. Machinalement, Santiago se met à fouiller dans un carton et récupère une bouteille d’eau. Mario l’interroge du regard et Santiago glisse :
« Il est là. - … Hmm ? Qui ? - Le gars au Lougaroc. - Ah. Pas le meilleur timing. - Pas grave. J’prends une bouteille d’eau, sur mon compte. J’vais lui filer. »
Mario hausse les épaules et reprend sa préparation. Santiago repasse la porte et se positionne devant le type qui sirote son whisky, à petites gorgées, comme pour pleinement en profiter. Il pose la bouteille d’eau devant lui.
« Tiens. - C’est quoi ? - De l’eau. - Pour quoi faire ? - … - J’ai pas besoin d’vot’pitié ! »
L’homme s’énerve et des gens les regardent à la dérobée, tout autour.
« C’est pas ça… c’est pour ton Lougaroc. »
L’argument fait mouche. Son visage se décrispe un instant et il récupère la bouteille dans un geste rapide, avant de la glisse dans l’une des grandes poches de son manteau. Il ne dit rien de plus et se remet à boire son verre, alors que Santiago est rapidement appelé par d’autres clients. Le temps de préparer de nouveaux cocktails, il tourne ensuite la tête.
L’homme n’est plus là, il est parti en toute discrétion, sans doute sur les mêmes regards que ceux qui ont accompagné sa venue. Un homme à la marge de cette vie de consommation et de bonheurs faciles, comme celles de bien des clients du Flamingo, ce soir. Un homme qui ne demande rien de plus qu’un whisky de temps en temps.
Santiago sait qu’il aura l’occasion de lui en servir d’autres.
Il a les jambes en compote, sa chemise rouge foncée doit sans doute sentir les odeurs de friture des plats du Flamingo et pourtant il est là, traîné par Lucile sur la plage d’Ohana, à bien deux heures du matin passées. Il a fait chaud en ce vendredi de juillet, comme depuis une semaine, avec un thermomètre qui est monté très haut et la plage attire les touristes à longueur de journée. Les mêmes qu’il retrouve le soir accoudés au bar.
Ce soir, il a pas chômé et Lucile l’a rejoint, en toute fin de soirée. Il a fait la fermeture et le voilà, se laissant guider par sa meilleure amie pour ce qu’il voit parfaitement venir : un bain de minuit. Parce qu’à cette heure là, la plage est rien qu’à eux (ou presque, parfois). Il n’y a pas un chat, cette nuit. Juste eux. Lucile dans son haut de maillot de bain qui découvre ses épaules blanches, parsemées de tâches de rousseur et lui, manches retroussées au dessus des coudes, les premiers boutons ouverts. Il a eu chaud, qui peut le lui reprocher ?
Si la nuit rafraîchit, elle n’est pas vraiment froide, signe que la canicule à laquelle les aloliens s’habituent de plus en plus est bien installée. Cela fait quand même du bien et ils enlèvent leurs chaussures pour laisser leurs pieds glisser dans le sable. Personne pour les voir, si ce n’est la Lune, quasi pleine, au-dessus d’eux. Astre majestueux, d’autant plus dans cette forme presque parfaite.
« Attends. »
Cette fois c’est lui qui lui agrippe le bras et la fait tomber sur lui, tandis qu’il se laisse réceptionner par le sable. Elle sourit de toutes ses dents et il l’embrasse dans un sourire. Peu importe ce que l’on peut penser d’eux. Est-ce que l’astre lunaire les juge ? Sans doute que non. Elle n’a que faire de leurs petites existences, et c’est tant mieux. N’ont-ils pas le droit d’être libres, de faire ce qu’ils veulent ? Il a trimé, ce soir. Il peut profiter de la présence de sa meilleure amie. Profiter de cette plage qu’il aime tant. Profiter de sa jeunesse, aussi, et ses mains glissent sur les bras clairs qui l’enlacent.
Ils restent ainsi plusieurs minutes. Lui, les yeux levés vers le ciel nocturne, elle, rêveuse, laissant ses doigts jouer avec ses boucles brunes. Le rond quasi parfait de la Lune retient son regard tant il est lumineux. Ils n’ont aucun éclairage autour d’eux – les lampadaires de la ville sont éteints jusqu’à 5h00, de mémoire – mais l’astre dans sa pleine puissance suffit largement et leur permet de se voir et de voir les vagues qui s’échouent à la chaîne sur la rive. Lucile fredonne un air, les yeux fermés et il l’écoute, ses yeux s’agrippant d’une étoile à une autre, recherchant le dessin des constellations. Ici la Grande Ourse, là Cassiopée, plus loin, Pégase. Ils sont paisibles ainsi et Santiago songe à son frère, forcément. Les étoiles, l’univers de la Lune c’était le terrain de jeu de Joaquim et lui, plus jeune. Il ne connaît tout cela qu’à travers les mots de son frère.
« La Lune, c’est comme la mère des étoiles. » Elle les observe quand elles dorment, elle les surveille quand ils s’égarent. Et vu comment elle les couve de son éclat, en cet instant, il ne peut que le croire. Paisible, impassible, elle attire tous les regards sans jamais rien demander en retour, pourtant. Plus discrète que son alter-ego, elle n’en est pas moins fascinante. Les yeux du Lucci restent rivés sur elle, inconsciemment, jusqu’à s’en brûler les rétines (ou presque, elle a cette douceur de ne pas en faire trop). Doucement, la nymphe à ses côtés, couvées elle aussi par l’astre nocturne se remet à bouger doucement. « On va se baigner ? »
Il ne sait pas s’il en a envie, encore perdu dans ses rêveries, mais elle est déjà en train de retirer son short pour dévoiler un bas de maillot assorti, et court droit devant elle. Il la regarde faire. Lucile, elle a ce pouvoir d’attraction, elle aussi. Entre la rousseur enflammée de ses cheveux roux et sa peau laiteuse, elle est peut-être l’enfant du Soleil et de la Lune. Alors il sourit, retire sa chemise et son jean, et s’en va courir après elle. S’il ne peut saisir l’astre, il peut la capturer, elle, et compte bien le faire.
Le froid des vagues le saisit un instant, léchant ses jambes, mais assez rapidement le voilà qui fonce en direction de sa proie. Lucile est déjà dans l’eau, faisant attention de ne pas mouiller ses cheveux, et l’attend. Il vient droit sur elle, l’éclabousse avant de l’attirer vers lui en la prenant dans ses bras.
Le reste n’appartient qu’à eux. Si la Lune en est la seule témoin, Santiago sait qu’elle aura la courtoisie de garder cela pour elle et de ne pas s’offusquer.
Lorsqu’on est barman, gentiment installé derrière son comptoir, à servir les uns et les autres, on écoute et on observe, beaucoup. Écouter, pour savoir qui veut quoi, et par dessus la musique ou les conversations ambiantes, il faut plus d’une fois tendre l’oreille pour entendre même la petite voix timide par trop habituée à prendre commande, et qui veut simplement « Un soft, s’il vous plaît. Vous avez du Coca ? »
Et dans le flot des personnes, particulièrement lors d’une soirée animée comme ce samedi soir, il faut réussir à retenir les visages, les gens, pour leur faire signe ensuite au moment de servir, même quand il y a trois rangées de personnes qui attendent, certains en riant de grands cœurs, d’autres dans des conversations animées, pleines de grandes gestes. C’est peut être à force de s’exercer, mais Santiago est plutôt physionomiste, et même lorsqu’ils sont deux, avec Skyler, à se croiser pour servir une pinte ou préparer un cocktail, il lui faut peu de choses pour se souvenir de qui veut quoi. Surtout chez les femmes. L’une sera « le chignon défait », l’autre « la brunette », ici « la robe rouge », là, « la tatouée ». Il faut dire que lorsque le regard glisse le temps de quelques secondes pour passer commande, il n’est pas forcément évident de retenir bien plus de choses. Pour cet homme, ce sera « les lunettes » ou celui-ci, « les taches de rousseur ».
Pour elle, ce soir, c’est « le collier ». Le Flamingo se veut plutôt chic, donc il n’est pas rare que certaines viennent apprêtées. Il a déjà vu bien des montres de luxe sur les poignets de fils à papa et des boucles d’oreilles longues (ou lourdes) aux oreilles des étudiantes. Les bijoux sont un moyen mnémotechnique comme un autre pour retenir les clients. N’est-ce pas aussi avec cette intention qu’ils sont portés, après tout ?
Ce qui retient son attention, avec ce collier-ci c’est à la fois sa complexité et le contraste entre l’argent (l’or blanc ? Il n’est pas expert) de la chaîne et la teinte de la peau ébène de sa propriétaire. Complexité, car ce n’est pas simplement un collier avec un pendentif tout ce qu’il y a de plus classique. Non. Dans un entrelacement fin et élégant, la chaîne se croise en plusieurs endroits qui sont comme « poinçonnés » par… des diamants ? Il ne saurait le dire. Ça brille, en tout cas. Ça attire l’œil et c’est clairement pour cette raison que celle jeune femme est « le collier ». Ou plutôt LE collier, car il ne droit probablement pas y avoir plus luxueux dans tout le Flamingo en cet instant. Des petits diamants, alors, qui retombent bien comme il faut sur son cou dénudé, jusqu’à finir sur un pendant long, terminé par une pierre verte finement travaillée qui glisse dans la courbure de son décolleté, comme une touche finale. Cette femme est belle, robe noire, cheveux rattachés en une coiffure élégante, et il réalise que ses boucles d’oreilles, plus discrètes, sont ornées de la même pierre verte, plus petite, certainement pour que l’attention se fixe sur le collier avant tout. Seraient-ce des émeraudes ? Des pierres de Jade ? Plutôt émeraudes, vue la couleur (et s’il s’agit de vraies, comme il voudrait le croire).
Santiago ne saurait dire si c’est le timing, si c’est cette femme dans son entièreté ou l’éclat de la lumière sur la pierre du collier, toujours est-il qu’il reste un peu plus longtemps qu’à son habitude à fixer la cliente avant de lui demander : « Bonsoir bonsoir, qu’est-ce que je vous sers ? » Sans doute a-t-elle remarqué son petit jeu car la concernée a un sourire au coin des lèvres, quand elle souffle d’une voix velours : « Pour moi, ce sera un Mimosa, s’il vous plaît. »
Il acquiesce dans un sourire et se décale pour commencer la préparation du cocktail en question. Et cela commence par rouvrir une bouteille de champagne, la dernière étant vide. Quand il passe derrière Skyler, cette dernière tourne la tête vers lui : « Plus discret encore, Santi ! » Il secoue la tête et lui chuchote à l’oreille : « Son collier doit coûter plus que nos deux salaires sur un an, j'ai le droit de scotcher dessus ! Va voir si tu me crois pas. » Une demi-vérité. Est-ce qu’à travers l’observation de cette superbe parure il n’a pas profité des jolies courbes de la concernée ? Peut-être.
Après tout, on dit bien que les bijoux habillent la femme autant qu’ils l’illuminent. Il s’amuse de voir le manège de Skyler qui se décale légèrement vers la gauche pour mieux voir la cliente en question et se concentre sur le cocktail qu’il a à faire. Parce qu’il va pas se faire tout seul, et la soirée est encore longue !
Dans cette ruelle en contrebas de Ho’ohale, un fourgon est garé, moteur qui ronronne, dans l’attente. Dedans, trois silhouettes sont visibles : Kalei, place conducteur, Santiago côté passage et sur la place du milieu, Salto, le Croâporal du Lucci. Présent par sécurité, dirons-nous. Une habitude prise de longue date et qui ne fait pas de mal. Le trio a été mandaté par Safia pour récupérer une marchandise. Une marchandise sur laquelle ils n’ont que très peu d’infos, à dire vrai. Santiago, tout du moins. Il n’a pas cherché à en savoir plus.
Le trajet a été plus rapide que prévu et ils sont en avance sur l’heure de rendez-vous, alors ils mangent les burgers qu’ils ont pris sur la route. Le poste radio souffle une chanson rap et Santiago tapote parfois le rythme sur la fenêtre à sa gauche, tenant son repas de l’autre main. Kalei et lui s’apprécient assez pour pouvoir parler tranquillement de tout et de rien durant ce genre de mission. C’est d’ailleurs l’aîné qui reprend la parole, en faisant remarquer : « Ouais, l’autre jour j’ai vu l’autre jour sur le Genius que les Vorastéries, qui pullulent en Mer de Mele-Mele c’est de vraies merdes ! »
Santiago acquiesce. « Ça m’étonne pas ouais, je sais qu’ils ont du mal à s’en débarrasser, un jour j’en ai un qui s’est littéralement collé sur mon bateau, comment j’ai galéré à le faire sortir. Avec ses pics et leurs espèces de substance baveuse là, il était accroché à la coque. Et j’ai pas osé sortir un de mes pokémons, ces vénéneux ces trucs ! - Ouais, le type du Genius disait qu’il faut faire gaffe, c’est le genre de pokémon qui rampe au fond de l’eau pour se nourrir, ils déciment les Corayons à la pelle, les gardes-côtes font au mieux pour essayer de réguler, y’a eu une grande « battue » récemment, pour les repêcher. Je me demande ce qu’ils en font après... »
Le Lucci termine une bouchée de son cheeseburger et demande : « C’est qui, le type du Genius ? - Le Genius, le pokédex ! - … ? - T’as pas entendu parler du Genius ? - Bah euh… non. - Attends. »
Kalei engloutit ce qu’il restait de son burger, essuie distraitement sa main sur son jean avant de récupérer son téléphone. « Tiens, regarde, c’est une appli de pokédex, ça donne plein d’infos intéressantes sur les pokémons. Quand j’ai quelques minutes je lis ses derniers articles, c’est une tête le gars, il est calé ! » Puisque son collègue lui montre téléphone, Santiago penche la tête sur l’écran. De son pouce, Kalei a lancé une appli aux teintes violettes, avec un gros GENIUS en en-tête. « Là, par exemple, on voit ses dernières publications… il a fait un article sur le Tadmorv d’Alola. » Il clique dessus et une page s’ouvre, ressemblant fortement à ce que Santiago a dans son Pokédex, celui qui lui a été confié jeune ado, quand il a commencé à capter des pokémons. Le Pokédex de base, quoi. Ici, la chose a l’air quand même plus poussée. Les caractéristiques physiques de base du pokémon, mais d’autres infos aussi. « C’est quoi les… « perles de Thomas » ? »
Comme pour joindre l’explication au contenu, Kalei clique justement sur la rubrique et explique : « C’est des anecdotes du scientifique qui tient ce pokédex, il écrit tout ça de ses propres expériences avec les pokémons en question. » Kalei zoome et Santiago lit en diagonal. Pour le Tadmorv d’Alola, il est dit que la créature n’a pas réellement de dents, mais des agrégats de déchets cristallisés. En lisant, il ne peut contenir une grimace.
« Woh, c’est crade. - Ouais mais c’est de la science, tu te coucheras moins bête ! Tu devrais prendre l’appli, c’est vraiment sympa, lis. »
Il lui tend carrément son téléphone et Santiago continue sa lecture, effectivement. Par curiosité, il s’en va ensuite dans le moteur de recherche et tape « Croâporal », sous les yeux curieux de Salto, dont on pourrait presque croire qu’il devine qu’on parle de lui. Le Lucci s’en amuse et commence la lecture de l’article. « Statique, hein ? » Cela dépend du moment. Dès que Santi est sur son bateau, Salto est généralement comme un fou, de jour ou de nuit, à plonger dans l’eau pour en ressortir et se repositionner à l’avant de l’Extravaganza, telle une figure de proue. Il l’a déjà vu se figer dans l’attente, toutefois, pour mieux plonger sur sa proie ensuite, c’est vrai. Le camouflage est encore à travailler, chez Salto. Attention à bien développer les compétences de votre partenaire, la phrase est écrite comme une conclusion et retient l’attention du brun. Est-ce que Salto est assez stimulé ? Il l’espère.
Il poursuit ainsi quand Kalei se redresse d’un coup, tenant le volant à deux mains : « Ah, je crois qu’on vient pour nous. » Les yeux de Santiago se détachent enfin du smartphone pour observer ce qui se passe devant eux, plus loin dans la ruelle. Deux types ont effectivement fait leur apparition et font un signe de main. « La pause est finie. » Santiago rend son téléphone à Kalei et ouvre finalement la porte pour sortir. Le boulot reprend.
Dans un coin de sa tête, il a bien mémorisé le nom de « Genius ». Une fois rentré chez lui, il téléchargera l’appli, ça a l’air intéressant.