Jo, ou Joaquim, est le frère aîné de Santiago. Âme vive et complexe, à la recherche de l’anti-conformisme et de l’affrontement pour presque tout, il est une blessure ouverte dans la vie de Santiago. Ce dernier en parle bien peu, malgré tout l’attachement qu’il avait, particulièrement enfant, pour son aîné. Ses amis les plus proches sont bien entendu au courant, puisqu’ils ont connu les deux frangins. Voilà bientôt trois ans, maintenant, que Joaquim est plongé dans le coma.
Ce recueil apporte un éclairage sur qui il était. Qui il est.
(son portrait):
Astrologie
(il a 24 ans)
Accolé à un mur, il fume avec rage ce qu’il reste de sa clope. L’un de ses éternels foulards jaunes descendus sous son menton, sa colère est facilement reconnaissable pour qui sait lire dans la main qui tapote distraitement sa hanche. S’il le pouvait, il taperait sur quelque chose, ou sur quelqu’un, là. Il ne serait pas bien difficile de trouver quelqu’un qui mériterait… au hasard, Jacky !
Humpf.
Bien sûr, Rob est parti ce matin et il n’a pas la possibilité d’aller lui parler… Et il se voit mal aller chouiner par SMS. Il est au-delà de ça. Il n’a pas à chouiner, d’ailleurs. Il est chef, ou presque. Si Rob est celui que l’on écoute, par ici, il n’est pas loin derrière. Il est tout aussi craint, ou presque. Peut-être même qu’il est plus extrême… en paroles et en actes.
C’est pour ça qu’il est à deux doigts d’écraser sa clope pour aller retrouver ce connard de Jacky. L’autre rouquin qui a cru bon d’aller s’exciter tout seul dans un quartier pas mal surveillé de Malié sans respecter les règles élémentaires. Même Jo ça le fait chier, ces règles, oui ! Mais s’incruster dans l’une des énormes baraques du coin demande un minimum de jugeote, merde ! Sinon ça va encore leur retomber sur la gueule et il va falloir échafauder un plan pour limiter la casse.
Putain, comme s’ils avaient besoin de ça.
Un juron glisse de ses lèvres et il finit par la terminer, cette clope, en écrasant farouchement le mégot du pied, quand une voix féminine lui lance :
« T’es de mars, toi, non ? »
Il se retourne en toisant Marlis, d’un air qui fait clairement comprendre « qu’est-ce tu viens m’emmerder, toi ? ». La jeune femme secoue ses dreadlocks, pas intimidée pour un sou, et poursuit : « Ton anniversaire, c’est en mars hein ? T’es de type feu toi, j’suis sûr. »
Plus elle parle, plus l’esprit de Jaoquim bugue.
« Tu m’as pris pour un pokémon ? - Je parle de ton signe astrologique. Avec la gueule que tu tires, je dirais… Bélier ! »
Elle se soucie peu de la réaction du concerné et s’accole au mur, toute proche, avant de tirer son téléphone portable de la poche de son jean. « J’ai lu l’horoscope ce matin. Moi ça va, je suis Capricorne, mais ils ont dit que cette semaine, les types Feu allaient en baver, et après la gueulante qu’on t’a entendu envoyer à Jacky taleur, j’me doute qu’au final, c’est surtout toi qui vas être dans la merde. Rob va adorer. Mais en attendant, j’vais te lire ça, tu vas kiffer. Fin mars hein ? »
Elle insiste quand même, comme pour être parfaitement sûre de son coup, et il ne peut contenir un soupir.
« Ouais ouais, le 23. - Bingo. »
Elle tapote son smartphone et s’exclame : « Ah, voilà, j’ai. « Entre imprévus et déconvenues, les types Feu sont à la traîne, cette semaine. Eux qui brillent la plupart du temps, c’est à croire que l’ombre viendra les envahir et noircir leurs humeurs.» Elle marque un temps d’arrêt et poursuit, se concentrant visiblement sur le signe du Bélier. «Vous manquez de peps, les Béliers, cette semaine va vous paraître interminable. Mettez de l’eau dans votre vin, pour changer, cela vous apaisera. »
Direct, il tique et grimace. Sa première réaction : « Sympa. » Avant d’enchaîner en pestant. « De toute façon, c’est que des conneries, ces trucs. - Je suis pas d’accord ! Quand on s’y attarde, on voit que c’est souvent vrai. - Parce que tu t’y attardes, justement ! Tu trouveras toujours des éléments pour te faire dire « ah oui c’est vrai ça s’est passé comme ça, blabla ». C’est du pipeau juste pour occuper les gens de bon matin à côté du bulletin météo. Faut vraiment avoir rien d’autre à foutre pour perdre du temps sur ces débilités. »
Marlis, elle se vexe. Elle, elle y croit. Même un peu, et ça l’amuse souvent de faire des parallèles entre les signes astrologiques et les gens qu’elle côtoie. Ça fait pas de mal, non ? Et elle emmerde personne, alors elle n’apprécie pas qu’on lui parle sur ce ton.
Mouchée par l’attitude de Joaquim, la voilà qui se redresse et éteint son téléphone qu’elle range rapidement.
« Pense ce que tu veux, Jo. N’empêche que t’es d’humeur exécrable aujourd’hui, et je te souhaite de l’être encore jusqu’à la fin de la semaine, tu verras si c’est pas vrai, l’horoscope ! » Puis elle s’en va en faisant claquer ses chaussures façon rangers.
Lui, il la regarde partir avec une grimace toujours moqueuse sur le visage. Il voit zéro intérêt à des lignes couchées sur du papier, sans doute générées par une intelligence artificielle ou un pauvre stagiaire qui s’emmerde dans une rédaction et s’amuse juste à jouer au dé quel signe astrologique va trinquer cette semaine…
« Mettre de l’eau dans mon vin, sérieusement... » Il peste à nouveau et n’a déjà qu’une envie : se rallumer une autre clope.
Le voilà en mer, au large d’Ekaeka. Ironie du sort. Comme à chaque fois, cela le plonge dans un mutisme sombre. Le bateau à moteur n’est pas bien grand, chacun peut avoir un regard sur les autres. Ils sont quatre dans ce rafiot, Ennis tient le barre. Jo pourrait parfaitement s’en occuper, il a son permis depuis longtemps et son grand-père paternel leur a patiemment appris, à Santiago et lui. Santiago était l’élève modèle. Lui, beaucoup moins. Ils n’ont pas partagé la même chose avec Alberto, leur aïeul.
Ils n’ont pas partagé la même chose avec leurs parents non plus, cela dit. Et l’âge n’est en rien une excuse. C’est leur tempérament. C’est le manque de courage de Feo, à ses yeux. Dans ses pensées, c’est souvent ce surnom qui revient, lorsqu’il songe à son frère. Il aimerait dire qu’il n’y pense pas… c’est faux. Archi-faux. Il y a tellement de trucs qu’il aimerait qu’ils vivent ensemble. Mais non, son frère est tombé dans les bras des nantis. Ils se sont détournés et les souvenirs flétrissent peu à peu. Comme recouverts d’une odeur d’amertume. Ne reste alors que l’illusion des actes manqués.
Le visage fermé, son foulard aux motifs complexes en noir et jaune remonté jusqu’à dessous son nez, il ne dit rien et n’essaie même pas de suivre la discussion, autour de lui. Pourtant, avec le vent et la vitesse, les autres n’ont pas d'autre choix que de gueuler. Il s’en fout. Le corps tourné vers la gauche, montrant presque son dos à ses compères, il n’a pas envie de parler.
Il regarde juste, la mer et tout le reste. Ignorant les coups d’œil de Rob qui, pourtant, ne l’emmerde pas. Il sait.
Alors son regard se perd sur le bleu de l’océan, les vagues qui le tourmentent et en perturbent la surface. Puis ses yeux verts glissent au-delà, vers cet horizon qu’il connaît très bien. Ils sont assez loin de la côte mais certains bâtiments sont visibles pour qui plisse les yeux et sait les reconnaître. L’indécence du casino et son imposante forme aux angles arrondis, la haute tour de l’office de tourisme et le grand centre commercial. Il ne la voit pas réellement mais dans ses souvenirs, la Mairie se superpose et avec elle, dans la rue adjacente, la boutique de ses parents. L’épicerie fine Entre soleil & mer, quel nom pompeux ! Il ne réalisait pas vraiment, enfant, et s’est mis à grimacer à l’adolescence. * Ils n’auraient pas pu trouver plus original, franchement ?! * A moins que ce ne soit pour attirer les touristes… sur ce point, ça marchait et ça marche sans doute encore. Sa mère ne prend aucune décision à la légère, c’est bien connu.
Il secoue la tête pour lui-même et se tourne légèrement sur la gauche, pour retrouver ce qui vient ensuite. Le rivage et sa falaise, la forêt attenante à la ville qui se transforme petit à petit en d’imposantes plaines rocailleuses. Ça aussi il connaît très bien, alors qu’il n’y a pas posé le pied depuis un moment. Plusieurs années ? Il ne sait plus. Il suffirait d’un rien pour que cet horizon, bien trop familier, l’absorbe et le ramène à une réalité qu’il a fuie et qu’il renie désormais. Un portail vers un passé qu’il conspue. Cette simple réflexion lui provoque un relent de colère et il se repositionne, droit. Le visage fermé, ses yeux se posent maintenant sur cette mer qui s’étale à perte de vue et donne l’impression de n’être qu’un enrobage plat et sans surprise, accueillant la vedette en son sein. Gare toutefois, il suffit d’un rien que la tempête prenne place et que des vagues immenses surplombent les plaisanciers inconscients. C’est comme ça qu’on lit ensuite dans les magazines que des bateaux se sont retournés et que des gens sont morts, piégés dans les flots déchaînés. Ce n’est pas fréquent, mais ça arrive.
Eux, ça va. Ce sont des enfants de l’archipel. Sauf peut-être Chris, lui il vient de Paldéa. Mais il est bien entouré, alors tout ira bien.
Ils en ont pour une grosse demi-heure avant d’apercevoir devant eux les paysages bien connus d’Ula-Ula et du Mont Lanakila. Il n’y a pas meilleur phare pour qui cherche à se repérer simplement en scrutant ce que la mer a à lui montrer.
Ula-Ula. Une terre qu’il a finie par considérer comme son foyer. Un horizon plus si nouveau que ça, à ses yeux, mais qui dessine avec lui tout un autre champ des possibles, loin d’un carcan dont il ne veut plus entendre parler.
Comme un peu tout sur l’archipel d’Alola, l’île d’Akala est condamnée, à ses yeux, à se faire avaler par le surtourisme. Grâce à son volcan, elle est un peu plus préservée que Mele-Mele, mais aux yeux de Joaquim, ce n’est qu’une question d’années. Il y a ses entrées, cela dit, ses potes et lui aimant se retrouver à Konikoni, où ils ont un réseau. Le genre dont il ne vaut mieux pas trop parler à voix haute.
De toute façon, il s’en fout, cette fois s’il vient, ce n’est pas pour ça. Il a un plan en tête et un sourire sur le visage qui tranche avec ses habitudes. Il va voir son frangin, Feo. Il aime bien l’appeler Feo, de son deuxième prénom Alfeo, parce qu’il sait qu’avec leur grand-mère paternelle, il est probablement l’un des seuls à le faire. Ce qui est rare est précieux, dit-on.
Il n’hésite pas particulièrement, en marchant dans les rues d’Ohana. Il sait où travaille son petit-frère, dans les messages sacrément irréguliers qu’ils s’envoient, désormais, Santiago lui avait indiqué avoir trouvé un boulot à mi-temps dans un bar. La Flamingo, qu’ça s’appelle, orienté face à la mer, dans une petite rue attenante à la plage.
Il est tard, la nuit s’est déjà installée sur l’île et il fait encore bon. Un temps idéal pour rêvasser dans le centre-ville d’Ohana, pour sûr. Lui, il a profité de la ville l’après-midi et attendait le soir pour surprendre son frère, c’est pour ça qu’il se faufile désormais dans la foule qui mange et qui danse au Flamingo. Il ne lui faut pas longtemps pour repérer les boucles brunes de son frère et le sourire éclatant de ce dernier, affairé derrière le comptoir à jouer les barmans.
Tranquillement, Joaquim se laisse porter par la foule qui le pousse vers une petite scène où joue un groupe de rock. Il écoute en dodelinant de la tête au rythme de la musique et apostrophe la jeune serveuse qui passe non loin pour qu’elle lui serve une bière. Ce qu’elle fait quelques instants plus tard.
Objectivement, il passe une bonne soirée, le son est sympa, ça bouge, mais il y a beaucoup de monde et il se décale tout de même sur le côté, pas loin du mur tout proche. De là où il se trouve, il faut qu’il tourne sur lui-même pour voir son cher barman qui s’active dans l’autre pièce, celle où l’on trouve un maximum de tables pour manger et discuter, en plus du grand comptoir.
Quand le groupe s’arrête de jouer, finalement, annonçant la fin de leur set, Jo n’a pas vraiment réalisé que bien une heure et demi sont passées, déjà. Il va s’accouder là où il le peut, et tape la causette à une brune qui le reluquait un peu fort. Elle parle et il l’écoute peu. Il fait le strict minimum, disons, mais elle finit par comprendre au bout d’une dizaine de minutes qu’elle n’obtiendra rien de lui et s’en va dans un gros soupir. Ça le fait sourire comme un connard. Il n’est pas là pour ça.
Il s’avance vers les toilettes quand la serveuse vient vers lui et lui lance : « Il t’a vu. » Ah. « Il prend sa pause dans cinq minutes, il dit que tu peux le rejoindre derrière. Tu passes par l’entrée et tu tournes une fois à droite, y’a une grande porte métallique, tu pousses, elle sera ouverte. » Elle dit ça en le toisant de haut en bas, essayant peut-être d’en savoir plus.
« Ok, c’est noté. Merci. »
Il suit donc les instructions et pousse la porte métallique qui s’ouvre en grinçant et dévoile une petite cours intérieure. C’est donc là que le personnel prend ses pauses ? On a vu mieux. Il prend le temps de tout observer lorsqu’une silhouette déboule depuis un couloir menant sur l’intérieur.
« Jo, qu’est-ce tu fais ici ? » La question claque d’un ton méfiant.
Ce ne sont pas vraiment les retrouvailles qu’il avait espérées. Il lève les bras devant lui et sourit : « Hé bien, tu n’es pas content de voir ton frère ? » Santiago a vraiment l’air d’être pris au dépourvu, comme ne sachant pas à quoi s’attendre ni comment réagir. Il faut dire que leur relation s’est distendue, au fil des dernières années. Joaquim a quitté la maison familiale avec pertes et fracas, faisant comprendre qu’il n’attendait rien de ses parents, qu’il allait pas croupir ici et qu’il avait mieux affaire que s’enraciner dans une ville à la con, entre autres joyeusetés fleuries.
Ça ne s’était pas fait en un jour, bien entendu, mais lorsqu’il est définitivement parti, la gueulante de leur mère, c’était quelque chose… Et depuis Santiago ne sait plus à quel saint se vouer. C’est pourquoi aujourd’hui, du haut de ses 21 ans, il était assez content d’avoir réussi à déménager à son tour, plus tranquillement, d’avoir poussé loin son apprentissage musical et de parvenir à concilier des choses qu’il aime, tout en s’entourant d’une bonne bande de potes.
Si Jo et lui se sont revus, depuis, c’était toujours en coup de vent et entre mille « affaires » de son aîné. Pour Jo, c’était à chaque fois des opportunités. Combiner un déplacement pour « des trucs » et voir son frangin au passage. Aujourd’hui, pourtant, c’est un peu différent.
« Je suis venu te proposer un deal. - Un deal ? - Ouep. Les affaires marchent bien à Ula. - Les affaires, hein… ? - Tu sais… trouver des moyens de foutre un peu le bordel, par-ci par-là. »
Santiago le fixe mais ne dit rien, s’asseyant finalement sur le banc qui a été installé ici il y a bien longtemps.
« Bref, j’ai besoin d’un gars de confiance. J’ai une petite équipe à gérer et j’ai pensé à toi. - À moi ? - Bah oui, je me doute que t’as pas envie de passer ta vie à servir des verres à des étudiants en sueur. »
Jo, il dit cela comme une affirmation. Comme s’il savait tout parfaitement, comme s’il était dans la tête de son frère. Santiago, lui, lève des yeux sombres sur son aîné, mais Jo continue.
« En tout cas, j’ai pensé à tout. J’ai trouvé un studio où tu pourras t’installer. Rob est au courant, et il voit qui t’es, forcément. Y’aura pas d’blem, comme ça. Et j’te jure, y’a d’la thune à faire. Ah ça, y’en a ! » Avec d’autres, Jo ne serait pas aussi expressif, mais là, c’est Feo et il a un large sourire en pensant aux perspectives qui les attendent. Faut dire qu’il prépare ça depuis un moment, en vrai. Il attendait juste le bon timing.
« T’as juste à préparer tes affaires et on part demain direction Ula-Ula ! » Lui il est plein d’enthousiasme, mais c’est le silence qui lui répond.
Et puis…
« Jo, j’irai pas à Ula-Ula avec toi. - Hm ? - J’ai pas envie de te suivre. - … pourquoi ? - Tes plans, tes deals, ça m’intéresse pas. Ma vie elle est ici. - Qu’est-ce que tu racontes ? Y’a rien ici, à part des étudiants et des touristes qui viendront écraser toute la population ou tout ce que tu as pu aimer avec leurs importations, leurs paquebots de merde et l’influence des grosses compagnies. - Et ? Vous faites quoi de mieux, vous ? - On agit, bordel ! On a des opérations pour justement emmerder les gros paquebots et faire en sorte que les politiques y repensent à deux fois avant d’implanter un nouveau casino à Malié ! - Pourquoi ? Vous êtes bien contents de leur piquer leur pognon, si j’ai bien compris ? J’ai vu aux infos, les Skulls, y’a deux-trois semaines, là… - Prendre leur pognon pour les faire chier ensuite, ouais ! - C’est débile. - Putain mais Feo, qu’est-ce que tu racontes ? Tu veux vraiment vivre une petite vie bien rangée ici ? Te contenter de sourire pour les gamines et être content parce que t’es payé au SMIC ? - … Regarde-toi Jo, y’a rien de clair dans ce que tu racontes. Ton anticonformisme à deux balles, y’a rien de cohérent. Tu gueules juste pour gueuler. Juste pour dire que t’es pas comme tout le monde. T’es ridicule ! »
En disant cela, Santiago se lève et plisse les yeux droits sur son aîné. Jo, lui, se rapproche l’air sombre et lève le poing.
« Ferme-là, Feo. Joue pas le gentil petit toutou de Maman. C’est quoi ton projet, hein ? - Mais je sais pas, vivre ! Faire de la musique, partir en tournée, pourquoi pas ? Faire autre chose que m’enfermer à ruminer avec d’autres débiles et me défouler en pétant tout ce qui passe à ma portée. - Mais si on pète rien, rien ne bouge ! L’archipel se repose sur son pognon, sur le tourisme et les mecs friqués qui viennent planquer leur oseille par chez nous ! Les gens de la rue, ceux qui ont quasi rien pour bouffer et doivent se contenter de subir, qui pensent à eux ?! - Putain arrête de dire de la merde, tu viens pas de la rue, Jo ! - C’est ma famille, maintenant, la rue, Rob, les autres ! - Rob, hein. T’es vraiment à ses bottes à ce que je vois. - … Lui il est pas du genre à se contenter des miettes que d’autres ont déjà prémâchées. Il a pas peur d’agir pour qu’on se fasse entendre. Lui, comme d’autres. Chez les Skulls, vous pouvez croire c’que vous voulez, mais au moins, on nous remarque, on laisse des traces et on va pas s’arrêter là. »
Santiago prend le temps un instant de détailler le visage de son frère, déformé par la colère et la haine. La haine de quoi ? De tout ? Est-ce réellement par empathie que Jo en est arrivé là ? Ou tout simplement parce qu’il n’a jamais su quoi faire de la rage qui l’habitait, jusqu’à Rob et les autres.
« T’es risible, Jo. Tu te comportes comme un type des bas-fonds qui sait pas quoi faire de son temps. Si c’est d’un punching-ball que t’avais besoin, Maman t’aurait inscrit à la boxe, hein. - Me parle pas d’elle… - Pourtant, j’ai bien l’impression que c’est à cause d’elle que tu fa-… ! »
Un coup de poing qui jaillit et manque de toucher le visage du plus jeune. S’ils le pouvaient, les yeux de Joaquim lanceraient des éclairs. Il a une respiration hachée qu’il tente de calmer et plutôt que de se taire, Santiago le toise d’un air mauvais avant de souffler :
« Voilà, c’est bien ce que je disais. C’est ta colère qui te contrôle, maintenant, et avec tes petits potes Skulls t’as trouvé un terrain pour jouer les chefs et montrer les poings. Éclate-toi avec eux, mais sans moi. Je comprends même pas pourquoi tu es venu me demander ça. - … - Tu croyais vraiment que j’allais accepter ton deal ? »
C’est au tour du plus âgé de se taire, cette fois. La tension toujours palpable autour d’eux. Il se recule et fixe son jeune frère, ne cachant rien de sa blessure. Joaquim est clairement contrarié dans ses plans. Il s’était imaginé un seul scénario, en vérité. Celui où Feo, le Feo de quand ils étaient enfants, continuait à le voir comme un modèle, une route à suivre. Celui où Feo l’attendait, simplement. Celui où ils repartiraient ensemble et où Feo le rejoindrait dans ses folles aventures. Celui où avec son véritable frère et son frère de cœur, Rob, ils seraient réunis tous les trois dans un projet commun. Ils seraient inarrêtables et mettraient en branle une grande révolution, celle de la rue.
Et pour en rajouter une couche, une simple phrase, soufflée du bout des lèvres après un long silence. « Ici, j’ai rejoint les Flare. »
À la trahison s’ajoute un sentiment de dégoût et Jo se redresse.
« Quoi ? - … j’ai rejoint les Flare. »
Santiago l’annonce sans surjouer la fierté. Ce n’était pas ainsi qu’il comptait l’annoncer, mais a-t-il seulement le choix ? Au point où ils en sont.
« Tu te fous de ma gueule ? - Non. J’en ai croisé plusieurs au conservatoire, et ici. Lysandre… - Ta gueule. - … - Je veux pas t’entendre. Que tu refuses de me suivre, c’est une chose. Que tu aies carrément rejoint les… les Flare, merde ! C’est pour te foutre de ma gueule, c’est ça ? » Brusquement, il agrippe son frère par le col, la rage montant en lui. Il le fixe droit dans les yeux et ce qui sort… ce n’est plus de la colère, comme du regret.
« Je pensais… je pensais qu’on se retrouverait. A Ula. Il y a tant à faire… - Tu serais resté, tu aurais vu qui j’étais, qui je suis devenu. Je ne suis plus le gamin de cinq ans qui te suivait partout, hein. C’est toi qui es parti ! Tu peux pas me reprocher d’avoir fait ma vie. D’avoir forgé mes idées. »
Santiago se dégage d’un coup d’épaule.
« Parce que tes idées, c’est celles de Lysandre ? - Et toi, tu ne parles que de Rob ! - Ses idées sont mes idées ! - N’importe quoi. Tu n’es pas né dans la rue ! - Et toi, tu crois en ces conneries de monde « beau » ?! - … peut-être, et alors ?! »
Cette fois, Jo s’écarte et observe son frère comme il ne l’avait jamais fait jusque-là. Santiago sent le mépris, la colère et presque la honte que son aîné a vis-à-vis de lui. « Les Flare… ces connards de Flare, pompeux, méprisants, des suceurs de premières ! » Le plus jeune ne prend pas la peine de réagir, il époussette sa chemise sans même regarder son frère.
« C’est juste pour me faire chier, hein ? - Si tu veux le croire. »
En vérité, l’engagement Flare de Santiago est vraiment récent. Il se reconnaît dans certaine vision de la conception de l’art et dans l’importance de préserver la culture sous toutes ses formes, même en devant se l’approprier envers et contre tous, au risque que d’autres dégradent, incapables de saisir la beauté qu’ils ont devant eux. Il a assisté à plusieurs meetings par l’intermédiaire d’amis et connaissances et a fait part de sa volonté d’aller plus loin.
Cependant, il n’essaie même pas d’expliquer. Joaquim ne l’écoutera pas. Jamais.
La sonnerie de son téléphone interrompt ce moment tendu. C’est son alarme pour reprendre le boulot. « J’ai fini ma pause, faut que j’y retourne. »
Joaquim lui lance un regard indéfinissable, mêlé de haine et de tristesse.
« C’est ça, casse-toi, sale Flare. »
Santiago ne peut contenir sa surprise.
« T’es ridicule, Jo. - J’parle pas aux traîtres. »
Traître de quoi ? D’une croyance ou d’une philosophie de vie qu’il n’a jamais partagé ? La question va rester dans l’esprit de Santiago jusqu’à la fin de son shift et dans les jours qui vont suivre.
Joaquim, lui, va suivre du regard le départ de son frère et s’asseoir sur le banc. Il prendra plusieurs minutes pour partir, non sans foutre un méchant coup de poing dans la porte en métal donnant sur la cours. Désormais, si on regarde bien, on voit un léger creux à hauteur d’homme, légèrement sur la droite. Souvenir d’un Skull trahi par son petit frère, FeoSantiago.
À compter de ce jour, Feo n’existe plus, dans son esprit.
Des fois il aimerait dire qu’il est un enfant de la ville, qu’il a grandi dans une cité entourée d’immenses immeubles en béton, et cette simple définition suffirait à dire pourquoi il est là. Parce que ça y fait beaucoup, chez les Skulls, ça explique le fonctionnement en petit groupe et l’envie de relever la tête, en frappant tout au passage, s’il le fait.
En vérité, l’archipel ne compte pas de grandes caricatures de villes comme on peut en voir à Unys ou Kalos, mais il y en, quand même. De hautes tours de béton, dames de fer qui surplombent les tristes vies de ceux qui vivent à leur pied. Ça raconte quelque chose, ça. Parfois le mal-être du citadin en manque de soleil, en manque de verdure. Parfois le train-train quotidien qui vous absorbe jusqu’à ce que vous n’ayez plus de courage de faire un pas en dehors de votre routine grisâtre, métro-boulot-dodo… Il ne peut même pas dire ça. Il n’a pas grandi entouré de grattes-ciels au nombre incalculable d’étages. Il n’a pas spécialement grandi dans la pollution et le bruit désagréable des embouteillages.
Ekaeka est une ville, oui, mais comme bien de ces semblables dans l’archipel, cela reste un endroit où il fait bon vivre, enfant. Surtout avec un train de vie plutôt confortable, comme il a pu avoir. Ce train de vie auquel il tourne le dos, désormais, et dont il n’est pas particulièrement fier. Ekaeka est un symbole de tourisme, un symbole de ville attractive avec ses zones pavillonnaires bien entretenues, ses voitures présentes sans être trop nombreuses (« Parce qu’après tout, on peut tout faire à pied ou en vélo ! »), avec la plage à deux pas. Une espèce de petit paradis pour qui refuse d’ouvrir grand les yeux et pense que la vie doit être semblable à celle des magazines ou des romans à l’eau de rose. Et Arceus sait qu’il n’est pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, qui se complaît dans ses habitudes et ses petits bonheurs, ne cherchant pas à fouiller au-delà de ce qui lui est donné tout cuit.
Une ville dont la Mairie est depuis de décennie dans les mains des compagnies de croisières et autres entreprises fructueuses bien contentes d’avoir des quais où s’amarrer pendant de longues semaines et où déverser tout le pognon de leurs touristes aux portefeuilles bien garnis. Une ville qui doit beaucoup à ce secteur et dont bien des bâtiments municipaux, du stade à l’arène, ont été payées par ces entreprises. Alors c’est donnant-donnant hein, qui ira se plaindre ? Ekaeka, c’est ensoleillé, c’est vert avec ses grandes allées de palmiers, un cliché qui fait envie à beaucoup, et quand ce n’est pas le vert des grands arbres c’est le bleu de la mer qui attire les regards, forcément.
Une carte postale qu’il n’a pas envie d’encenser, Joaquim. D’autant plus quand les souvenirs que cette commune incarne lui reviennent parfois en plein visage. C’est pour cela, paradoxalement, que le décor de désolation de Kokohio le fascine autant. Toutes ces rues transpirent l’abandon et l’anarchie. Des bâtiments détruits, des devantures dévastées, des tags et autres graffitis dans tous les sens. Le tout saupoudré d’une humidité quasi omniprésente. Curieusement, il voit cela comme le signe d’un lieu qui ne triche pas. D’une cité qui a levé le voile et dont au milieu d’un délabrement le plus excessif ne pourra que jaillir une âme de renouveau, une révolution qui avance, droite et les yeux bien ouverts, consciente qu’il faut connaître la merde pour la reconnaître sous les fausses façades de ceux qui sourient trop.
Ekaeka, comme bien d’autres, n’est qu’une ville de faux semblant.
Kokohio est une ville qui n’a plus rien à dissimuler, un terrain de jeu pour quiconque a des choses à faire entendre, et de la colère à exprimer. N’en déplaise aux bien-pensants.
Ils ont l’air bien cons. Ici des battes de baseball, là des barres en fer, ici un coup de poings américains, et un autre. Pas d’armes à feu, demande de Rob. Il a dit « pas besoin ». Alors pas d’armes à feu, juste des armes blanches, et Jo a son couteau papillon dans la poche arrière de son jean.
L’impatience grimpe, voilà un gros quart d’heure qu’ils auraient dû quitter Kokohio mais au lieu de ça, ils sont regroupés dans l’un des nombreux taudis de la ville. Une grande maison à étages en grosse partie détruite, qui a été laissée à l’abandon. Au-dessus d’eux, une charpente qui n’en a même plus le nom, tant la toiture trouée par bien des endroits laisse passer l’eau. C’est pour ça qu’ils sont concentrés dans une petite zone, peut-être ce qui faisait office de garage et dont le toit résiste un peu mieux. Sans être complètement les uns sur les autres, on peut dire qu’il sent sans mal l’haleine chargée de cannabis de son voisin.
Maintenant, il leur faut juste espérer que tout ça tienne encore un peu, le temps de faire passer la tempête qui s’abat en de violentes trombes d’eau. Parce que pour le bonheur du geste, il n’y a pas vraiment de porte ni de mur derrière lesquels s’abriter. Quelqu’un a dû foncer dedans à la voiture bélier, ou quelque chose du genre… car ce qui reste de cloison leur arrive à peine aux genoux, et le vent bien mouillé leur souffle dessus au gré des rafales.
« On aurait pas pu trouver un meilleur endroit, sérieux... »
Cami s’agace et fait entendre une remarque que d’autres doivent partager, mais personne ne bronche pour autant. Ils sont sept ici, à attendre, l’un en fumant, l’autre en chuchotant, l’autre encore en faisant des ronds de bras avec sa batte de baseball, comme pour s’échauffer. En retrait, Rob ne dit rien.
Mika, lui, en profite. « On devrait bouger, surtout ! Qu’est-ce qu’on perd notre temps, là ?! On devrait déjà être sur les bateaux ! » C’est lui qui agite sa balle et parle fort.
« On attend. » La voix de Rob résonne finalement et personne ne bronche. Jo admire ça, chez son meilleur ami, ce charisme naturel autant que sa patience… parce que lui n’est pas particulièrement patient. S’il ne l’a pas dit à voix haute, il est du même avis que Mika. Attendre quoi ?!
BRAOUM.
Un puissant coup de tonnerre retentit soudainement et fait sursauter certains d’entre eux. Pas Joaquim. Il sursaute pas pour ça, voyons ! Gamin, il aimait bien se tenir droit devant les fenêtres, en temps d’orage, pour observer les striures dans le ciel nocturne tout en comptant quand le bruit du tonnerre lui arrivait, pour savoir à quelle distance de l’impact il était. C’est sa grand-mère maternelle qui lui avait appris. Rob non plus ne sursaute pas. Il y a-t-il seulement quoique ce soit qui le surprendrait, désormais ? D’un coup, le silence revient dans le petit espace ouvert, où le froid s’engouffre d’autant plus.
Cami se rapproche de Marlis, comme pour se tenir chaud l’une l’autre. Jo, lui, il détourne le regard un instant, ses oreilles s’attardant au moindre bruit à l’extérieur. Le souffle du vent, le bruit des grosses gouttes de pluie qui s’abattent avec violence tout autour d’eux. Et soudain, un « ploc » sourd qui se fait entendre. Il se tourne vers le bruit, au niveau de l’épaule de Jim, sur son sweat, une trace humide. Une goutte de pluie qui s’est infiltrée. Cela répond à ce que se demandait Jo, ce garage miteux ne sera pas véritablement un abri très longtemps.
« Génial. »
Tout à coup, un éclat de lumière qui agrippe le regard de Joaquim. Un éclair vient de traverser le ciel qui s’est obscurci en ce milieu d’après-midi et s’est reflété sur le capot d’une carcasse de voiture, non loin. Cette fois, c’est Marlis qui a un léger coup de panique et murmure : « J’aime pas les orages, merde... » Elle se blottit légèrement contre sa pote, pour ne pas voir.
Est-ce que Rob le savait ? Il avait vu la météo ou quoi ? C’est clairement pas un truc auquel pense Joaquim. Prévoir ses journées, savoir le temps qu’il fera, c’est vraiment un truc qui le gave et qu’il considère être une contrainte débile. Pourtant, vu l’ampleur de la tempête tout autour c’est effectivement pas recommandé de courir sous l’orage avec leurs différents « outils de travail », dirons-nous, faits de toute sorte de ferraille.
Un nouveau coup de tonnerre qui se fait ensuite entendre, comme pour confirmer que non, ce n’est pas un petit orage de passage, qu’il va bien leur falloir rester plusieurs minutes comme ça encore, à scruter la colère des cieux et les aléas d’un ciel menaçant.
1… 2… 3… 4… 5…
BRAOUM.
L’orage est vraiment au-dessus d’eux, tout proche et s’il le sait il préfère se taire et se concentrer sur l’espèce de vieille étagère de bricoleur toujours accrochée au semblant de mur sur la droite. Il n’en reste pas grand-chose, des vis renversées dans tous les sens, et même un amas de mousse qui s’est formé contre le mur et bourgeonne à loisir si tant est que c’est le terme, en petits points ronds, verts et velus. Avec l’humidité ici – qui ne va pas s’arranger vu la météo – faut pas s’étonner.
Un nouvel éclair, un bruit assourdissant et un éclat de lumière plus fort encore ! Son cœur en a presque raté un battement.
« Iiiih ! - Bordel, ça a tapé la barrière juste là ! »
Jo suit l’index pointé et effectivement, au niveau d’une barrière métallique abandonné, une zone noircit qui semble fumer encore. Elle est si proche qu’il n’est pas difficile de la voir.
Au milieu d’eux, Rob est éternellement impassible, le regard planté droit devant lui. Il avait raison. Ils doivent attendre.