---

Vous attendez depuis plusieurs minutes pour voir si quelqu’un d’autre prendra l’initiative de pénétrer à l’intérieur, mais personne ne semble vouloir accorder la moindre attention au vieux bâtiment… Il est là, encastré entre deux autres façades plus modernes, et, malgré tout, on dirait qu’il fait partie du décor, un peu comme s’il s’était fondu dans la ruelle ou comme s’il y avait été peint. C’est à la fois troublant et fascinant. En tournant dans cette vieille intersection en bordure de la marina, vous n’aviez pas idée de sur quoi vous alliez tomber. La surprise avait été totale et l’est toujours. En relevant les yeux, vous remarquez un vieux panneau au-dessus de l’entrée qui annonce fièrement ses couleurs : « Librairie le Point de Suspension ». Un nom imagé qui donne aussitôt le ton. Ladite librairie semble avoir mis son existence sur pause, comme si le temps s’était figé à quelque part dans les années dix-huit cent. Curieux, vous avancez vers la porte vitrée qui grince bruyamment sur ses gonds au contact de votre main contre la poignée. Une clochette tinte.

Vous voilà finalement à l’intérieur.

Sitôt, une forte odeur de poussière vous prend aux narines. Si vous avez déjà humé le parfum d’un vieux livre que vos parents gardaient sans doute dans le grenier, alors la senteur qui s’élève dans la salle vous sera sans doute familière… Autrement, elle peut sans doute révulser certains amateurs d’odeurs plus récentes. Pourtant, vous ne faites pas demi-tour, comme interpellé par l’ambiance qui règne en ces lieux. L’intérieur est beaucoup plus grand que le laissait présager la façade étroite. Devant vos yeux s’étendent des rangées de livres qui vous paraissent étonnement infinies… Vous ne voyez pas l’arrière de la boutique et, impressionné, vous lâchez un sifflement d’admiration. La petite librairie n’a rien à envier aux boutiques plus modernes dont le contenu est manifestement plus uniforme et moins varié. Entre chaque rangée, des échelles sur roulettes s’élèvent jusqu’au plafond afin que les lecteurs assidus puissent atteindre les livres les plus élevés. Tout a été minutieusement réfléchi.

« Pardonnez-moi, je ne vous avais pas entendu entrer. Vous savez ce qu’on dit, l’ouïe tend à prendre ses valises avec l’âge. » Talonné par un Caninos, Ostance de son surnom -c’est une femelle-, un vieil homme s’approche de vous. Ses cheveux blancs coupés courts sont cachés sous un chapeau melon et un sourire illumine son visage creusé par les rides. Il dégage une aura de bienveillance à laquelle vous résistez difficilement et vous donne aussitôt le sentiment que votre place est ici. Passant derrière son comptoir, l’homme allume une bouilloire puis reviens vers vous. « Bienvenue au Point de Suspension, je suis le propriétaire : Florien Sheraton, heureux de faire votre connaissance. » Monsieur Sheraton donc est à l’image de son magasin : habillé d’un complet gris cendré, il donne la sensation de ne pas avoir évolué au même rythme que les autres. Nous connaissons tous un grand-papa à l’allure tellement sympathique que cela en devient ridicule… Eh bien, Sheraton c’est ce genre de vieillard. Difficile de ne pas l’aimer.

Déposant un livre -un manga dont vous reconnaissez peut-être la couverture- sur son comptoir, il revient vers celui-ci et vous propose un thé. La solitude est lourde dans cette vieille librairie et l’homme profite ouvertement de chaque visiteur posant le pied à l’intérieur. Il se fiche de vos intentions. Il ne s'enquiert pas de votre désir d’acheter ni de la raison qui vous a amené aussi profondément dans les ruelles de Volucité. Au lieu de quoi, il vous guide vers une série de tables religieusement alignées contre la vitre et prend place, vous invitant à le rejoindre. Toujours emporté par la curiosité, vous laissez votre regard s’attarder plus longuement sur les murs recouverts d’acajou à la fois élégant et fatigué sur lequel de vieux tableaux sont dispersés ici et là, alimentant un décor déjà tamisé et sombre. Remarquant la direction dans laquelle se languissent vos yeux, l’homme se met à expliquer que les portraits représentent chacun des propriétaires ayant possédé le Point de Suspension avant lui, à l’époque où la librairie était plutôt un vieux bistro qui fut transformé en Chocolaterie dans les année 1930 avant qu’un incendie ne frappe et qu’il n'endosse son apparence actuelle. Le tout sans jamais changer de nom. Fasciné, vous dévorez chacune de ses paroles, vous laissant transporté dans le récit du vieillard.

Plus tard, en vous dirigeant vers la sortie, bouquin sous le bras, vous promettez au vieillard de revenir puisque vous savez d’ores et déjà que vous ne parviendrez jamais à gommer la librairie de vos souvenirs. Ému par votre bonne volonté, celui-ci esquisse un rictus courtois, mais ne se fait pas d’illusions. Le Point de Suspension est le genre d’endroit où on ne met habituellement qu’une seule fois les pieds. Il ne fabule pas à ce sujet et se doute que les causes peuvent être nombreuses : sa localisation trop reculée ou son ambiance datée n’étant que des exemples. Malgré tout, vous savez que la porte vous est toujours grande ouverte si jamais l’envie de faire un bond dans le passé vous prend subitement. Pour le propriétaire des lieux, vous êtes ici comme chez vous…