Trouver la force de dire les choses

Ce soir-là, c'était difficile pour moi. Et oui, Atria, ton papa n'est pas parfait. Je n'avais que vingt ans - même si pour toi, ça va te paraître beaucoup - et je venais d'apprendre que j'allais avoir un bébé. Je n'étais absolument pas prêt pour ça, mais j'allais devoir le devenir. Tic, tac, il me restait un peu moins de neuf mois avant ton arrivée. Et j'étais encore seul avec cette épreuve. Ta maman était tellement contente, même si la fin de ses études allaient être compliquées, que je ne pouvais pas lui faire part de mes doutes et de mes peurs. Quant à mes parents, je craignais peut-être même davantage leur réaction lorsque je leur ferai part de la nouvelle. Qu'ils me disent que j'ai été irresponsable, même si je n'avais aucun moyen d'anticiper la tournure des évènements. Alors plutôt que de rentrer chez eux, à passer la soirée à leur cacher, ou à leur en parler quitte à m'exposer à une avalanche de reproches, j'ai préféré prétexter un retard de train et aller m'installer dans un café-biblio où j'allais souvent, avant.

Trouver la force de dire les choses

Attention, je n'avais pas l'intention de me souler. L'alcool ne règle aucun problème. Je ne faisais que fuir. Je me suis assis au comptoir et j'ai commandé un verre, mais je l'ai regardé négligemment assez longtemps pour que les glaçons aient terminé de fondre avant d'en boire ne serait-ce qu'une gorgée. J'ai échangé quelques mots avec la serveuse, que je n'avais pas vue depuis un moment, mais elle était trop occupée avec un événement dans la salle arrière pour vraiment écouter mes problèmes.

Je crois que ça devait vraiment se voir, parce qu'une jeune femme déposa sur la table basse le livre qu'elle avait entamé pour venir à côté de moi et soi-disant boire un café, en mode « Ça dérange si je m'installe là ? ». Au début, je n'y ai pas fait trop attention. Je lui ai dit que non et suis retourné à ma contemplation, mais elle ne m'a pas laissé faire. Avec un fort accent des îles, elle a insisté : « J'ai comme l'impression que ça ne va pas, je me trompe ? » et, voyant que je n'étais pas très motivé à aborder mes troubles, elle a ajouté : « Pardon si ça ne me regarde pas, je peux partir si tu préfères. Mais je sais aussi écouter, si tu en as besoin. »

Tu t'apercevras vite que, lorsqu'on devient adulte, la vie devient une sorte de chacun pour soi. On s'entoure de quelques personnes de confiance et, pour les autres, on leur répond "ça va" plutôt que de se confier. Un mélange entre de la fierté mal placée et la peur de déranger, même lorsqu'on te pose directement la question. Et, dans mon cas, la culpabilité, non seulement envers mes sentiments mais aussi d'en discuter avec une inconnue. Pourtant, cette femme avait une aura qui inspirait la confiance. Une bienveillance qui m'apaisait. La colère qui montait en moi face à l'injustice de la situation s'étouffa dans l'œuf et le simple fait que quelqu'un s'intéresse à ce que je ressens me fit couler une larme.

- Je… Je vais être papa.

En général, on l'annonce grand sourire et on nous répond "félicitations", pas les joues humides, ou alors de joie. Pas pour moi. « C'est trop tôt ». Je ne pouvais pas. Je me considérais encore comme un garçon, par un homme, parce que qui avait décidé que tel âge séparait les uns des autres ?

- Je ne vais pas te mentir, ce ne sera pas simple. Je n'avais que vingt ans quand j'ai eu mon premier.
- C'est vrai ?

Je relève mes yeux embués vers ma confidente. Cette coïncidence était surprenante. C'est peut-être parce qu'elle était déjà passée par là que j'avais l'impression qu'elle avait trouvé exactement les mots qu'il fallait. Mais au soulagement et à l'espoir venait s'ajouter le ridicule, à être ainsi submergé par mes émotions. Surtout en sachant qu'elle avait vécu la même épreuve. Peu importe l'étendue de ma propre détresse, je devais aller de l'avant. Même si c'était difficile.

- Et oui. Et ils doivent avoir à peu près ton âge, maintenant.

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Je l'ai regardé longuement. Ses traits étaient si doux… Son visage ne portait pas les signes de l'âge ni des épreuves qu'elle avait traversé. Mais les apparences sont parfois trompeuses et les sages, dans la vraie vie, ne portent pas tous une longue barbe grise.

- Si ça peut te rassurer, je connais des hommes et des femmes qui ressentaient la même appréhension que toi à trente ou quarante ans. Même après la naissance. Même quand les enfants sont grands.
- J'avoue que ça ne m'aide pas trop, comme ça.

J'ai lâché un rire gêné. Je rêvais que mes craintes s'évanouissent aussi vite que possible. J'étais persuadé que je ne pourrais pas bien m'occuper de toi tant qu'elles seraient présentes. Pourtant, j'étais surpris de sentir un poids en moins sur ma poitrine. Comme si tout ça était excusable. Si cette inconnue m'autorisait à ressentir toutes ses émotions et à les accueillir, alors pourquoi m'obstiner à les tenir à distance ? Et je crois qu'elle en était consciente, parce que plutôt que de s'excuser de sa tentative prétendument ratée, elle sirote une gorgée de sa boisson, l'air apaisée.

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Sans crier garde, une ombre passa devant son visage.

- Il y a un dernier conseil que je voudrais te donner.

J'ai dégluti. Je me suis dit qu'il devait être d'une grande importance. Elle n'exprimait pas tant la gravité, mais le contraste était saisissant. Alors je m'attendais à tout, même les choses les plus sombres.

- Lequel ?
- Ne reste pas seul.
- C'est tout ?

C'était si simple, si banal, que j'aurais pu croire que son expression n'était là que pour que je sois attentif. Du moins, si elle ne l'avait pas maintenue jusqu'au bout. Visiblement, elle tenait beaucoup à ce que je le suive, alors je range mon sourire d'étonnement. Elle a hoché la tête.

- Oui et non. Ce que je veux dire, c'est… Un enfant - dans la majorité des cas - ça s'élève à deux, c'est vrai. Mais entoure toi. Les prochaines années, tu vas lui consacrer beaucoup de ton temps. Enfin, j'espère. Mais préserve toi aussi. Ne coupe pas les ponts avec tes amis. Ni avec ta famille.

J'ai acquiescé en retour. Je n'avais pas eu tant de temps pour réfléchir à tout ça, mais certaines peurs n'en avaient pas besoin pour se faire ressentir.

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Une part de mon esprit s'était déjà imaginé ma petite clique me tourner le dos, persuadé qu'on ne peut pas être père et pote à la fois. Je dessine des petits cercles sur le comptoir avec mon verre. Les vaguelettes de ma boisson m'apaisent.

- Je vais essayer.

Elle a un mouvement de tête, l'air de dire "C'est ce qu'il faut". Ça m'a fait penser à ton grand-père, lui qui a coutume de nous dire "tu as une obligation de moyen, pas de résultat". Et même si je ne le prends plus vraiment au sérieux depuis le temps, je me suis rendu compte que j'avais envie de l'entendre de sa bouche, ce jour-là. Qu'il me dise que je ne pourrais pas être un mauvais père si je donne tout ce que je peux dans ce sens, et ce même si je ne deviens pas le père idéal.

- Il faut que je leur en parle. A mes parents, je veux dire.

Elle acquiesce une nouvelle fois.

- Je pense que c'est la bonne décision. Et souviens toi que tout le monde a le droit de changer d'avis. Le temps est capable de beaucoup de choses.

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- Ils ont le droit d'être surpris par la nouvelle, eux aussi. Ils ont le droit d'avoir peur. Et la peur peut faire dire des choses irréfléchies. Ça ne veut pas dire qu'elles sont vraies ou qu'elles le resteront.

Je finis mon verre en quelques gorgées et je la remercie. Ces échanges m'avaient éclairci les idées. Ma peur n'avait pas disparu, loin de là, et les dernières paroles de la femme n'ont fait que l'attiser, même si je comprennais pourquoi elle les avait jugées nécessaires. Mais entre ses mots et la boisson, j'avais trouvé du courage.

J'ai réglé ma note et je me suis levé un peu trop rapidement. Ma chaise a grincé sur le sol en reculant et des regards se sont tournés vers moi, mais je n'y ai pas prêté attention. Non, j'ai plutôt gagné la porte au pas de course. Je ne savais pas combien de temps durerait mon assurance et je voulais en profiter avant qu'il ne soit trop tard. Mais en refermant ma main sur la poignée, je me ravise et je regagne le comptoir.

- Excusez moi » ai-je repris. « Est-ce que vous accepteriez de me donner votre numéro ?

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- Je sais que vous avez déjà fait beaucoup pour moi aujourd'hui, mais… ça m'aiderait de savoir que…
- Tout va bien, tu n'as pas besoin de te justifier. Si tu penses que je peux t'aider, alors oui, j'accepte. En revanche, je ne peux pas te promettre d'être toujours disponible.
- Merci beaucoup !

Je lui tends mon portable et lui laisse composer son numéro. Ce n'est qu'à ce moment que je réalise que je ne connais pas son nom, ni elle le mien. Lorsqu'elle me le rend, je lis ce qu'elle a rempli dans le champ.

- Fatia, alors ? Moi, c'est Orion. Heureux de faire votre connaissance.

Par habitude, j'ai failli signer de ma chaîne, mais je me suis ravisé à temps. Je ne crois pas qu'elle s'en soit rendu compte. Elle a juste esquissé un sourire. Il n'en fallait pas davantage pour me retourner la politesse.

- Je vous enverrai un message dans la soirée. Je croise les doigts pour avoir de bonnes nouvelles !

J'ai fait le geste des deux mains pour appuyer mes dires et je me suis retourné avec un sourire, signe de la détermination fragile qui m'animait.