« Merci pour le dîner Clara, c’était délicieux, comme d’habitude. Qu’est-ce que je ferai sans toi … »

« Tu mourrais de faim. »

Le jeune homme laissa éclater un rire franc, le premier depuis qu’Alana était revenue, et l’espace d’un instant, cette dernière revit brièvement le frère dont elle se souvenait, celui qui courrait sur la plage derrière elle en riant, de ce rire sonore et joyeux qu’elle lui avait toujours connu. C’était une époque plus simple … et c’était elle qui, néanmoins, arborait cet air difficile, en ces temps-là. Au moins, ils avaient cela en commun. Mais c’était agréable, d’oublier les raisons de sa présence ici et l’hostilité marquée de Kalon pour, l’espace de quelques instants, avoir l’impression que rien n’avait changé, que l’expression dure sur le visage de ce dernier n’était qu’un trait de son imagination. Hélas, l’hilarité cessa bien trop vite, et lorsque les yeux de l’homme se posèrent sur sa sœur, une ombre passa, et ses lèvres eurent le plus grand mal à ne pas former un rictus qui témoignait de ses sentiments peu amènes à son égard. Ramenée brutalement à la réalité par ce regard, cette dernière retint à grand peine le soupir qui lui venait. Au moins, l’épreuve du repas était terminée. Bientôt, elle pourrait se barricader dans sa chambre, dormir, et oublier tout cela. Au moins temporairement. Même si elle restait surprise par l’offre précédente de Kalon. A moins qu’il n’ait une idée derrière la tête … Levant les yeux au ciel, Alana ne put s’empêcher de contempler intérieurement le désastre qui se jouait devant elle, et les cendres de leur famille – et le pire, c’est qu’elle n’était pas étrangère à ce cataclysme, et elle en avait parfaitement conscience. L’assumait, même. Cependant, elle devait admettre que c’était plus facile à assumer à des centaines de kilomètres de là. Maintenant … maintenant, il fallait faire avec. Et, pour couronner le tout, observer les joues rosissantes de Clara et l’atmosphère d’intimité qui entourait les deux amants en train de plaisanter. Ils parurent d’ailleurs se souvenir de sa présence et, se râclant la gorge, l’autre femme proposa :

« Bien. Alana, tu dois être fatiguée. Si tu veux, on va faire la vaisselle et ranger, pour que tu puisses te reposer. »

Cette dernière manqua accepter. Elle avait déjà ouvert la bouche pour le verbaliser, trop heureuse de fuir enfin cette réunion familiale mortifère, et de se réfugier dans un lit. Mais au dernier moment, son regard se posa sur son interlocutrice, puis sur Kalon, et pour la première fois depuis son retour, elle fut saisie de l’esprit mauvais qui semblait avoir investi son frère. La jalousie l’envahit, intense et pénétrante, âcre et douloureuse. Elle la sentit s’insinuer, chancre immonde et nerveux, dans son cœur, dans ses poumons, et exsuder de tous les pores de sa peau. Elle n’aurait pas dû. C’était idiot, puéril, mesquin. Il lui était néanmoins impossible de se débarrasser de cette sensation d’étouffement, d’horreur, d’injustice aussi. Un fer brûlant marqua son myocarde quand elle vit le début d’un sourire apparaître sur le visage de Kalon. Elle crut y voir de la suffisance. Et la colère l’envahit. Alors, en maîtrisant autant que possible son expression, elle répondit d’un ton aussi aimable que possible – presque tôt, et elle se rendit compte qu’il était plutôt mielleux et faux :

« Oh non, ce serait impoli de ma part. Je vais vous aider, c’est la moindre des choses. »

Elle vit, avec une pointe de satisfaction perverse, le sourire de Kalon s’affaisser, tandis qu’elle reconnut un tic nerveux agiter les mains de Clara. Elle regretta immédiatement son attitude. Le jeune homme se leva et alla chercher le balais remisé dans un placard sous l’escalier et entreprit de nettoyer le sol, tandis que les deux jeunes femmes débarassèrent en silence les assiettes et couverts, avant de se répartir sans mot dire les tâches de la vaisselle. Clara nettoyait, Alana essuyait. Elles n’avaient pas eu besoin de se coordonner, retombant avec aisance dans leur ancienne routine, ce qu’Alana remarqua, avec un pincement au cœur qui s’accentua. L’odeur du liquide vaisselle – dont elle reconnut sans peine la marque, parce que cette flagrance était la seule que Clara supportait – envahissait ses narines, et elle sentit son coude heurter le bras de l’autre femme. Elles s’écartèrent toutes les deux rapidement, et Alana marmonna un petit :

« Désolée. »

« Ce n’est rien. »

La réponse avait été chuchotée, et ressemblait presque à un secret partagé. A une pièce de secret, se corrigea-t-elle. Elles restèrent ainsi, à bonne distance, guindées. Et en même temps, paradoxalement, leurs mouvements se faisaient avec fluidité, et avec efficacité et méthode, elles accomplirent leur tâche en très peu de temps.

Comme avant.

Demande de modération:

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Nombre de mots : 787

La vaisselle finie, la salle à manger rangée, ils se regardèrent un moment tous les trois, le malaise ambiant définitivement perceptible. Puis Kalon se dirigea vers le canapé du salon et alluma la télévision, zappant au hasard jusqu’à trouver une série policière à succès qui avait l’avantage de ne pas demander un grand effort cérébral pour suivre son intrigue cousue de fil blanc dont l’intérêt principal résidait – comme souvent – dans le « will they, won’t they » - du duo d’enquêteurs qui servaient de personnages centraux. Clara vint bientôt le rejoindre, et le jeune homme se décala légèrement pour lui faire de la place, écartant son bras pour l’enrouler autour de son cou en un geste protecteur, et légèrement possessif, tandis que sa fiancée se lovait contre son flanc. Alana, elle, resta un instant figée devant ce tableau de domesticité qui s’offrait à sa vue puis décida de se reprendre et commença à farfouiller dans les étagères de la cuisine, essayant de puiser dans ses souvenirs d’enfance. Après une quête de quelques minutes, et un peu de raffut en manquant faire tomber une pile d’assiettes sur sa tête en ouvrant un placard, ce qui fit hausser un sourcil à son frère depuis le canapé, elle laissa échapper un petit cri de triomphe en découvrant ce qu’elle cherchait, à savoir des sachets de plantes séchées pour préparer une infusion. Les compositions très parfumées d’Alola lui avaient considérablement manqué, durant son séjour à Kalos, et elle en avait fait importer de temps en temps par sa boutique de thés préférée, seul luxe accordé durant sa vie étudiante. Elle se souvint, avec un mince sourire, de l’époque où sa mère avait commencé à lui faire goûter ses préparations. Elle ne devait pas avoir plus de sept ou huit ans, et contemplait avec un mélange de curiosité et de perplexité le grand bol transparent qui contenait le liquide verdâtre que buvait sa mère de manière quasi perpétuelle. Cette dernière avait souri en voyant son comportement, et avait pris une cuillère à café, l’avait trempée dans son bol pour en recueillir quelques gouttes, avant d’en offrir une lampée à sa fille. L’arôme, mélange d’amertume et d’arrière-goût sucré, doux, avait été une révélation. A vrai dire, sa flagrance si particulière de fleurs, sa suavité délicate, lui rappelait toujours sa mère. D’ailleurs, elle ne résista pas, plongeant son nez dans le paquet, pour y humer la senteur de ses souvenirs. Elle se remémora les journées de courses à Ekaeka, et l’arrêt obligatoire dans cette charmante boutique de plantes qui versait aussi bien dans l’aromathérapie que dans la confection de boissons diverses, et vendait des concoctions locales. Le joyeux capharnaüm qui y régnait avait constitué, à ses yeux d’enfants, une invitation au voyage inimitable. Elle se rappelait les rangées de grands pots de couleurs différentes qui s’alignaient hors de sa portée, y compris ceux, tous noirs, tout en haut, qui détenaient en leur sein la préparation pour des thés venus d’une grande marque de Kalos, un summum de raffinement. A l’époque, déjà, sa curiosité l’avait portée à vouloir les goûter, enchantée par ce nom porteur de tant d’interrogations. Bien sûr, des décoctions venues de Galar se trouvaient là en nombre, ce qui n’avait rien d’étonnant. Pourtant, si elle avait appris à en apprécier les saveurs plus amères, propices à une dégustation matinale au petit-déjeuner, Alana devait admettre que les aromates fruités d’Alola auraient toujours sa préférence. Sans doute parce que ces derniers étaient enrobés du parfum inimitable de la nostalgie. Mettant l’eau à bouillir, elle en profita pour préparer sa tisane avec soin, et laissa infuser plusieurs minutes avant de se servir. Ainsi armée, elle rejoignit son frère et Clara dans le salon, prenant place dans le fauteuil sur le côté.

Au dehors, les bruits de la nuit prenaient de l’ampleur. Quelques « cric-crac » semblables aux bruits de petites décharges électriques trahissaient la présence de Larvibule en nombre, tandis que les hululements divers appartenaient aux Archéduc qui s’éveillaient pour chasser. Entre les crissements et le bruit doux du vent marin qui soufflait, Alana se surprit à apprécier la quiétude qui l’envahissait, et se prit à rêvasser à avant, quand ces soirées familiales réunissaient une autre participante, et que les enfants que Kalon et elle étaient encore tentaient par tous les moyens de repousser l’heure du coucher. Cette atmosphère paisible l’enveloppa, cotonneuse et réconfortante, tandis que ses lèvres se trempaient dans sa tisane, en savourant les arômes légers. Une douce torpeur l’envahit et la jeune femme se renfonça dans son siège.

Demande de modération:

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Nombre de mots : 753

Combien de temps resta-t-elle assise là, à laisser ses pensées dériver ? Alana n’en savait rien. Mais elle était bercée par les senteurs de son enfance, par les bruits du dehors, et par ses propres souvenirs qui l’envahissaient doucement, à mesure qu’elle redécouvrait le paysage abandonné des années auparavant. Un instant, le temps semblait s’être arrêté, et elle sentit ses paupières se refermer, et sa respiration ralentir. Elle était bien, sur cette chaise, à l’extérieur, dans sa bulle, à redécouvrir l’Alola d’antan. C’était donc dans cette contemplation qu’elle fut surprise, mais n’en vit rien. Elle n’entendit pas les pas rapides s’avancer, puis ralentir et s’arrêter derrière, comme s’ils avaient peur de briser quelque chose, comme s’ils redoutaient de la déranger. Et puis, lentement, les pas s’approchèrent, et elle sentit un objet chaud et mou s’échouer sur ses jambes. Rouvrant un œil, la jeune femme constata que des bras fins étaient en train d’étirer un plaid sur elle. L’attention lui arracha un sourire tendre. Des images d’une autre région, les soirs d’hiver, sur un balcon, lui revinrent, et la nostalgie l’envahit. Son sourire se fit flottant, et elle ne chercha pas à le chasser de ses lèvres. Et elle murmura délicatement :

« Merci, Clara. »

Alana sentit l’autre femme se reculer un peu, comme surprise d’avoir été reconnue si vite – à moins que ce ne soit de voir qu’elle n’était pas encore endormie ? Dans l’apaisement de l’instant, elle décida de n’en avoir cure, et ouvrit entièrement ses yeux, pour croiser le regard clair de la jolie blonde. Avec une certaine satisfaction, elle constata que cette dernière n’essayait pas de détourner, justement, ce regard qu’elle ne connaissait que trop bien. Mieux, un très léger rougissement vint colorer ses joues, ce que l’étudiante pouvait discerner malgré la pénombre – elle l’aurait reconnu n’importe où. Finalement, Clara rompit le contact et balbutia :

« De … de rien. Rentre vite, n’attrape pas froid. »

Un léger rire retentit :

« A Alola, ce ne serait pas commun. »

« La brise du soir peut être traîtresse ! »

La voix s’était faite plus aigüe, comme piquée au vif. Le sourire demeura sur les lèvres d’Alana, un peu amusé, toujours doux.

« Si tu le dis … Je serai attentive, promis. »

Clara parut étudier l’opportunité d’une réplique, puis opta pour une retraite prudente, non sans avoir jeté un dernier regard à Alana, qui le soutint longuement, et la suivit tandis qu’elle rentrait. Avec un léger soupir, elle se renfonça dans son fauteuil. Pourquoi les choses devaient-elles être forcément compliquées ? C’était plus simple d’écouter les échos de la nature environnante, de se laisser porter, de ne pas penser au passé, ou à ce qui l’attendait le lendemain. Alors, peut-être que c’était une attitude lâche, mais elle convint de s’accorder un oubli salutaire, et vida ses pensées devant la maison de son enfance, emmitouflée dans le plaid offert – dont l’odeur familière était autant un réconfort qu’un obstacle immédiat pour ne plus songer – et enfoncée dans sa chaise.
Demain arriverait bien assez tôt.

Tentative de fuite:

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Nombre de mots : 508

Après un long moment, Alana rouvrit les yeux. Au dehors, le calme de la nuit désormais noire était total. Avec précaution, elle replia le plaid dans lequel elle était confortablement enroulé, récupéra sa tasse désormais vide – et froide – avant de rentrer à l’intérieur de la maison désormais endormie, non sans vérifier que la porte était bien fermée derrière elle. Rapidement, elle se dirigea vers la cuisine pour nettoyer sa tasse, et, une fois ceci fait, la remit consciencieusement à sa place. Elle hésita un instant à déposer le plaid sur le canapé mais se ravisa. Après un dernier regard vers le salon, elle se décida à monter à l’étage pour rejoindre sa chambre. Là, elle constata que Kalon et Clara étaient vraisemblablement déjà partis se coucher, comme en attestait le silence complet et la porte fermée de la chambre de son frère. Aussi discrètement que possible, la jeune femme se dirigea vers la sienne et, une fois à l’intérieur, s’empressa de refermer. En quelques mouvements rapides, elle se déchaussa, puis enleva ses affaires pour se retrouver en sous-vêtements. Ce serait suffisant pour dormir, puisqu’elle avait aussi peu envie de se changer et de farfouiller dans son sac pour se faire que d’aller prendre une douche – surtout qu’elle risquait de réveiller les dormeurs, et la perspective des remontrances de son frère n’était pas de nature à la convaincre de la nécessité d’une telle entreprise.

La jeune femme se glissa dans le lit propre et étendit le plaid sur elle. L’odeur de Clara revint dans ses narines, mais cette fois, elle se laissa porter par cette dernière, étouffant l’onde désagréable de culpabilité pour se concentrer sur la sensation de douceur qui lui venait, sur les souvenirs de ses jolis sourires, de son rire le soir … Un sourire lui revint toujours, et elle se laissa porter à nouveau pour s’endormir, bercée tranquillement par cette atmosphère cotonneuse qu’elle venait de se construire, et qui semblait, pour un temps, de nature à éloigner tant les angoisses pour le lendemain que celles qui menaçaient de l’envahir si elle se laissait aller à penser à Kalon, à Clara, à la situation …
Se retournant dans son lit, Alana fixa le plafond, et s’autorisa, enfin, à penser à l’objet de sa visite. Un murmure retentit doucement entre ses lèvres :

« Maman … »

Elle ne pouvait deviner ce qu’elle allait découvrir, l’anticipait et le redoutait tout à la fois. Elle ferma les yeux, et essaya de convoquer l’image de leur fratrie souriante, avant.
Et elle s’endormit ainsi.

Tentative de fuite:

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Nombre de mots : 421